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L’omniprésence des écrans dans notre quotidien postmoderne
©KAZUHIRO NOGI / IMPERIAL HOUSEHOLD AGENCY / AFP

Bonnes feuilles

Catherine Bréchignac et Arnaud Benedetti publient "Le progrès est-il dangereux ? : Dialogue contre les idées reçues" (Humensciences Editions). Le progrès est une flèche qui déchire les consciences. La physicienne Catherine Bréchignac se confronte aux objections d'Arnaud Benedetti, professeur associé en histoire de la communication à Paris-Sorbonne. Extrait 1/2.

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Catherine Bréchignac

Catherine Bréchignac

Catherine Bréchignac, ancienne directrice générale puis présidente du CNRS, secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie des Sciences, elle est aujourd'hui ambassadrice déléguée à la science, la technologie et l'innovation. 

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– On a perdu le regard – 

Arnaud : L’histoire des objets raconte l’humanité. 

Plus particulièrement les objets qui fétichisent une époque donnent une vision de l’évolution des peuples. C’est ce qui frappe lors de la visite d’un musée. Il existe des objets dominants qui envahissent à un moment donné une société et traversent presque toutes les couches sociales. Durant des siècles, le couteau (ou plus largement tout ce qui a été tranchant) a accompagné les Hommes, presque universellement au demeurant, pour qu’ils se défendent, se nourrissent, et s’entretuent aussi. 

Catherine : Cette histoire, qui donne un éclairage sur l’humanité par le biais des objets qu’elle crée et utilise, est magnifiquement racontée par Neil MacGregor, directeur du British Museum de 2002 à 2015, dans son livre Une histoire du monde en 100 objets . Il est vrai qu’il n’a eu que l’embarras du choix ; les collections d’objets regroupés au British Museum sont hautement parlantes. 

Arnaud : Aujourd’hui, quel est l’objet qui a pris une place quasi exclusive dans notre quotidien postmoderne ? 

Catherine : Le téléphone portable ? 

Arnaud : L’écran ! 

Pour moi, c’est l’écran. L’écran est partout et sous des formats différents. Du cinéma au smartphone, il capte notre regard, notre attention, notre intérêt. Nous n’y échappons pas. Il est l’objet par essence, dominant. D’où vient-il au demeurant ? C’est toi la science ! 

Catherine : Le mot « écran » est ambivalent. Il porte en lui deux sens qui se contredisent. 

Au XIIIe  siècle le mot « escren » signifie : « panneau servant à se garantir de l’ardeur d’un foyer », puis le mot écran évolue pour exprimer plus généralement sa capacité d’occulter, il empêche, il protège, il cache. L’écran devient paravent ; un objet de décoration que d’aucuns se délectent de contourner avec un malin plaisir pour découvrir ce qui se dissimule derrière. Ce sens exprimant la protection existe toujours, il est présent dans les expressions « écran solaire » pour une crème protectrice des rayonnements UV, « écran de fumée » comme subterfuge pour détourner l’attention de ce que l’on veut cacher… 

Ce n’est qu’au XIXe  siècle, avec les progrès de l’optique, que l’écran trouve une autre utilité et le mot acquiert un deuxième sens presque antinomique du premier : il devient une toile sur laquelle est projetée une image. Il n’y a plus rien derrière l’écran ; rien à dissimuler, rien à protéger, rien à cacher, au contraire l’écran montre ce qu’il faut regarder. 

22 mars 1895 à 22 heures : premiers pas du grand écran grâce au Cinématographe. Louis et Auguste Lumière (Auguste Lumière (1862-1954) et Louis Lumière (1864-1948) : souvent appelés les frères Lumière, ingénieurs français, les premiers à avoir réalisé des projections collectives de films sur grand écran) donnent devant le public de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, au 4, place Saint-Germain-des-Prés à Paris, la première projection mondiale d’images en mouvement sur grand écran. Deux ans plus tôt, le 9 mai 1893, Thomas Edison avait présenté à New York un appareil, le Kinétoscope, permettant de visionner des images animées. Mais chacun devait se pencher à tour de rôle sur l’œilleton pour regarder défiler les images. À Paris, c’est différent, l’excitation est à son comble pour la compagnie rassemblée, les yeux rivés sur la toile blanche devenue écran, dans l’attente que celle-ci prenne vie. C’est alors que débute la projection du premier film montrant la sortie de l’usine Lumière à Lyon.

Trente ans plus tard naît le petit écran : la télévision. Par opposition au grand écran sur lequel des images sont projetées, la télévision est basée sur la transmission de l’image qui arrive par un fil. La première démonstration publique eut lieu à Londres en 1925, mais la télévision ne prend véritablement son essor qu’après la Seconde Guerre mondiale avec le début d’une programmation tout public. Le petit écran s’introduit au cœur de la maison, sa technicité progresse à grands pas. 

Au début des années 1980, les progrès de l’informatique aidant, les ordinateurs se développent, et vingt ans plus tard, au début des années 2000, l’écran se pose sur nos genoux, le laptop se démocratise. 

Contrairement au grand écran qui incite à sortir de chez soi pour se rendre dans une salle obscure où le film est diffusé en public, contrairement à la télévision que l’on regarde en famille, l’écran de l’ordinateur, comme celui de la tablette, est un repli sur soi, une évasion solitaire. L’écran nous mène à travers le monde, ou dans notre propre rue, selon notre bon vouloir. Il devient interactif. C’est alors que l’ambivalence de l’écran monte en puissance ; l’écran connecté au monde entier permet de voir sans être vu, il dissimule celui qui le regarde et, curieusement, il rend cette même personne visible en suivant à la trace ses pérégrinations sur les sites visités. 

Arnaud : Pour moi, un écran est avant tout un écrin. Cet écrin fait littéralement écran. Il est érigé comme une forme de protection, mais cette protection isole. Regarde ces réunions de cadres où tu les vois tous, alors qu’ils sont en face les uns des autres, pianoter sur leur clavier, fixant leur écran, ne se regardant presque pas. Regarde ces collègues, voisins de bureau qui, plutôt que se déplacer, voire se téléphoner pour échanger, se parler, se rencontrer, vont privilégier l’e-mail pour communiquer. L’écran est un balcon sur un monde virtuel sans limites mais il tend à faire de chacun d’entre nous une monade, un agrégat enfermé sur lui-même et qui n’opère l’altérité qu’au travers d’un filtre. L’écran est une métaphore de l’inextricable nœud gordien de la communication postmoderne : plus nous facilitons techniquement l’échange, plus nous paraissons désocialiser l’Homme, plus nous le ramenons à son individualité. Nous avons comme ouvert une porte sur le vide : le vide d’un être relié à tous les autres mais qui peut-être ne les voit plus. Tout se passe comme si à l’état de nature où « l’homme est un loup pour l’homme (Thomas Hobbes (1588-1679) : philosophe anglais dont l’œuvre principale est le Léviathan, grand livre de philosophie politique) », nous avions substitué un état d’indifférence culturelle où l’Homme serait devenu presque un étranger pour l’Homme. 

Catherine : Cette attitude devant l’écran, qui transforme l’humain en loup pour ses semblables, lui donne aussi la possibilité, en se connectant aux autres, de réagir en meute quand monte la colère, et favorise le passage rapide de la solitude à l’hyperconnectivité. 

L’écran modifie notre comportement, il change aussi nos méthodes de travail. Le chercheur qui incarne souvent l’utilisateur avant-coureur des nouvelles technologies a vécu la mutation de son métier. La représentation du savant dans son laboratoire un tournevis à la main, ou feuilletant les livres d’une bibliothèque en quête d’un renseignement, s’est muée en chercheur devant un écran d’ordinateur. Pour l’historien qui passait une grande partie de son temps à consulter des documents, les moteurs de recherche de Google ont remplacé le contact tactile du papier jauni, des monceaux de sources sont devenus accessibles, en quelques clics le résultat de sa recherche s’affiche sur l’écran. Pour le physicien, la réponse à la question qu’il pose à l’expérience – qui se traduisait autrefois par un signal sur le papier d’un enregistreur, que l’on regardait défiler avec anxiété en espérant que la plume n’aille pas gripper, ou que l’encre ne vienne pas à manquer – apparaît aujourd’hui sur l’écran de l’ordinateur de l’expérience automatisée. La robotisation des expériences, la numérisation des écrits, des papiers, des photographies ont considérablement réduit le temps passé pour obtenir des réponses, mais l’écran qui les transmet nous éloigne du réel. Image et réalité ne sont pas synonymes, cependant l’image qui s’affiche sur l’écran est rarement remise en question. On se doit d’apprendre à travailler avec ces nouveaux outils.

Devant son ordinateur, le chercheur est aussi à la fois seul et perpétuellement en symbiose avec sa communauté scientifique. Stimulé par les sollicitations des hyperconnexions qui le galvanisent pour publier au plus vite un résultat même parcellaire, son apport personnel est inhibé par le temps qu’il ne prend pas pour puiser dans les fondements de sa pensée.

Extrait du livre de Catherine Bréchignac et Arnaud Benedetti, "Le progrès est-il dangereux ? : Dialogue contre les idées reçues", publié chez Humensciences Editions

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