L’Occident est-il en train de perdre la guerre en Ukraine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Mikhaïl Khodorkovski, le milliardaire et opposant russe à Vladimir Poutine ayant passé 10 ans en prison, a alerté sur le fait que l’Occident était en train de perdre la guerre en Ukraine.
Mikhaïl Khodorkovski, le milliardaire et opposant russe à Vladimir Poutine ayant passé 10 ans en prison, a alerté sur le fait que l’Occident était en train de perdre la guerre en Ukraine.
©Anatolii STEPANOV / AFP

Danger

C’est l’avertissement lancé par Mikhaïl Khodorkovski, le milliardaire et opposant russe à Vladimir Poutine ayant passé 10 ans en prison.

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik

Alexandre Melnik, né à Moscou, est professeur associé de géopolitique et responsable académique à l'ICN Business School Nancy - Metz. Ancien diplomate et speach writer à l'ambassade de Russie à Pairs, il est aussi conférencier international sur les enjeux clés de la globalisation au XXI siècle, et vient de publier sur Atlantico éditions son premier A-book : Reconnecter la France au monde - Globalisation, mode d'emploi. 

 

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Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : Mikhaïl Khodorkovski, le milliardaire et opposant russe à Vladimir Poutine ayant passé 10 ans en prison, a alerté sur le fait que l’Occident était en train de perdre la guerre en Ukraine. Quand Khodorovski explique que la Russie investit plus que l'Ukraine, même avec le soutien de l’aide occidentale et qu’elle a plus d'hommes que l'Ukraine, quel objectif recherche-t-il en alertant sur ces deux paramètres ?

Alexandre Melnik : Mikhaïl Khodorkovski fait un constat réaliste. La Russie est un pays plus grand que l'Ukraine en termes de population. Il y a 144 millions de Russes et entre 35 à 38 millions d’Ukrainiens. Ce simple constat permet de montrer la disproportion réelle qui existe entre ces deux pays. Le constat de Mikhaïl Khodorkovski démontre une fois de plus ce qui peut faire pencher la balance des forces en faveur de la Russie si l'Ukraine, qui combat pour sa liberté mais aussi pour la liberté de l'Occident, n’est pas aidée de façon efficace, rapide et urgente.

Selon Mikhaïl Khodorkovski, l'Occident est en train de perdre la guerre en Ukraine. Les efforts actuels sont insuffisants pour empêcher la chute des régions clés de l'Ukraine aux mains de Poutine dans les deux prochaines années. D'un point de vue militaire, est-ce qu'il y a un risque que l'Occident soit en train de perdre la guerre en Ukraine ?

Viatcheslav Avioutskii : Je ne pense pas que l'Occident souhaite perdre la guerre en Ukraine. Le problème principal concerne les livraisons d'armes. Dès le début du conflit, le volume d'armes disponibles en Ukraine et dans les pays qui la soutiennent n'était pas suffisant pour cette guerre sur le long terme. Des décisions ont été prises pour augmenter la capacité du complexe militaro-industriel occidental.

Depuis les années 90, à cause des dividendes de la paix, l'industrie militaire a été démantelée un peu partout en Occident. La majeure partie de cette aide venait des États-Unis. Pendant près de 5 à 6 mois, il y a eu une pause dans la livraison d'armes. Cela a causé de nombreux problèmes sur le front, la perte d'une ville dans la région de Donetsk (Avdyiivka), puis les problèmes liés à la perte du terrain qui se poursuit, à la perte de l'initiative et finalement l'attaque par le Nord à Kharkiv. Tout cela est lié à ces problèmes qui existent au niveau de la livraison d'armes.

Cela s’apparente-t-il à un appel pour sauver l’Ukraine ? Si l'Occident ne fait pas plus d’efforts, l'Ukraine ne tiendra pas.

Alexandre Melnik : Le message de Mikhaïl Khodorkovski est un appel à l'aide, un SOS. La situation est grave et l'aide occidentale, que Khodorkovski réclamait avec les dirigeants ukrainiens dès le début de l'invasion en février 2022, tarde toujours. La procrastination est un fléau occidental. C’est un rappel des fondamentaux de cette guerre.

Mikhaïl Khodorkovski explique qu'il y a aussi un énorme problème économique et de financement de la guerre. La Russie arrive à produire des obus qui sont beaucoup moins chers (à 500 dollars) que les obus occidentaux (qui coûtent entre 5.000 et 8.000 dollars) et dispose d’un budget militaire (120 milliards de dollars par an pour la guerre) beaucoup plus important. Est-ce que la question du coût de la guerre explique les retards de l’Occident dans les livraisons d'armes à l’Ukraine ?

Viatcheslav Avioutskii : La différence s'explique probablement par les coûts de la main d'oeuvre. En tout cas, des millions d'obus sont nécessaires en Ukraine. Dans le cadre de ce conflit, le complexe militaro-industriel russe n'arrivait pas à avoir non plus suffisamment d'obus. La Russie a été sauvée car ils ont eu accès à un stock assez important d'obus grâce à la Corée du Nord.

L'Ukraine, au début de la guerre, avait réussi à stabiliser la ligne du front. Les Ukrainiens ont même mené une contre-offensive grâce aux livraisons d'armes massives qui ont permis en 2022 de rétablir temporairement le rapport de forces. Mais le stock d'obus a été épuisé lors de cette campagne. En Occident, il fallait donc prendre une décision importante concernant l'augmentation de la production d'obus. En Occident, le problème a été la bureaucratie. Pour allouer les ressources et produire des obus, il fallait notamment rouvrir des usines qui ont été fermées. Les entreprises privées qui travaillent dans ce secteur-là ont besoin de commandes fermes.

Le problème principal est le manque de vision claire. L'Occident veut que la guerre se termine le plus rapidement possible. Mais l'Occident ne fournissent à l'Ukraine les armes nécessaires pour atteindre cet objectif. A titre d'exemple, il faudrait fournir plusieurs centaines d'avions F-16 pour avoir une domination aérienne. Or, plusieurs dizaines seulement seront fournies en 2023 - 2024. Il faut aussi tripler le nombre de systèmes de défense aérienne et il faut avoir aussi beaucoup plus de budget pour cela. Tout cela demande beaucoup de temps et beaucoup d'efforts.

Est-ce qu'il n'y a pas aussi un risque de voir que, si la guerre s'achève avec une victoire russe, des soldats russes seraient rejoints par certains Ukrainiens irrités par la trahison occidentale et qui intégreraient une armée russo-ukrainienne sous commandement russe ? Est-ce qu'il n'y a pas ce risque également comme le redoute Mikhaïl Khodorkovski ?

Viatcheslav Avioutskii : Il s'agit de pronostics tout à fait irréalistes. Cela s’apparente à un scénario catastrophe. Au maximum, les Russes pourraient occuper le Donbass. Il y a la région de Lougansk qui est déjà occupée et il y a la région de Donetsk, où il reste encore 20 ou 30 % du territoire à reconquérir. Dans ces conditions, la ligne du front peut se stabiliser, se geler. Au bout d'un certain moment, les Russes vont essayer d'imposer une solution politique qui leur soit favorable aux Ukrainiens qui seront épuisés parce qu'ils n'auront justement plus d'obus et d'armes.

Un expert a calculé le prix humain qu'il faut payer pour occuper l'ensemble de l'Ukraine, si on tient compte des pertes humaines actuelles par kilomètre carré conquis jusqu'à maintenant. Une telle campagne militaire aurait pour conséquence entre 8 à 10 millions de personnes tuées ou blessées côté russe.

Par ailleurs, dans une interview récente, Vladimir Poutine a précisé que dans la région de Kharkiv l'objectif était la création d'une zone sanitaire pour protéger l'oblast de Belgorod et non pas la prise de la ville. Nous ne sommes pas encore dans le scénario catastrophe.

Mikhaïl Khodorkovski pense que Kharkiv va tomber dans l'année et que, d'ici 2026, Odessa tombera. Il estime que l'Ukraine va finir par s'écrouler progressivement. Etes-vous aussi pessimiste ?

Alexandre Melnik : Non car il n'y a pas de fatalisme. Personne n'est capable aujourd'hui de prévoir l’avenir. Mikhaïl Khodorkovski se positionne dans le scénario du pire. Malheureusement, il fait le jeu des défaitistes qui sont très nombreux d'ailleurs. La situation est très grave aujourd'hui. L'Ukraine traverse une phase extrêmement difficile sur le front, notamment suite à l'absence d'aide américaine en premier lieu, qui avait traîné pendant six mois.

Les Européens font ce qu'ils peuvent, mais leurs moyens sont quand même assez limités par rapport aux moyens américains. Le salut ne pourrait venir que de l'Amérique. Je suis très dubitatif sur le timing qui est fixé. Cela est contre-productif et fantaisiste. Personne n'est capable aujourd'hui d'établir un timing et personne ne sait finalement de quoi demain sera fait. Il suffit tout simplement de rappeler les fondamentaux.

La situation s'aggrave pour plusieurs raisons. La principale est l'absence d'aide occidentale qui était promise à l'Ukraine. Il y a aussi les consciences endormies en Occident qui ne comprennent pas la gravité de la situation et aussi le caractère existentiel de cette guerre. Il ne s’agit pas d’un conflit local mené par un pays contre une autre nation, l'Ukraine, que beaucoup de gens ne savaient même pas situer sur une carte. Il s'agit d'une guerre existentielle. Cette guerre concerne l'Occident en premier lieu. Si Vladimir Poutine gagne cette guerre, tout le mode de fonctionnement de l'Occident sera complètement changé. L'Occident pourrait tout simplement sortir de l'histoire. Quand on raisonne à l'échelle de l'histoire, il y a des civilisations qui sont sorties de l'histoire. La civilisation occidentale était sortie de l'histoire pendant le Moyen Age à travers une sorte de suicide de l'Europe à l'époque. L'attaque de Vladimir Poutine n'est pas seulement une attaque contre l'Ukraine. Il s’agit d’une attaque contre la démocratie de façon générale. Or, la démocratie est la quintessence de la civilisation occidentale. S'il n'y a pas de démocratie ou si la démocratie est affaiblie, l'Occident pourrait disparaître.

En cas de scénario du pire et en imaginant un écroulement progressif de l'Ukraine, quelles seraient, selon vous, les conséquences directes pour l'Occident ?

Alexandre Melnik : Ce sera la fin de l'Occident. Vladimir Poutine mène une attaque frontale contre les fondamentaux de la civilisation occidentale : la démocratie, la liberté individuelle, l'Etat de droit, les droits de l'homme.

Le pire est que les Occidentaux ont tendance à oublier ces fondamentaux. Cette amnésie historique amène toujours au suicide des civilisations.

Quelle doit être la stratégie de l’Occident face à la situation et face à la Russie de Poutine ?

Alexandre Melnik : L’Occident doit apporter un soutien total et sans réserve à l'Ukraine qui aspire aux valeurs que les Occidentaux ont oubliées. L'Ukraine agit comme une piqûre de rappel de ces fondamentaux. Le cœur même de la civilisation occidentale est menacé. L’Ukraine est un bastion de l'Occident face à cette hostilité, face à l’adversité russe. La réponse de l'Occident aurait dû être extrêmement ferme dès le début. Il est possible de se demander si cette aide apportée n’arrive pas trop tard. Il fallait être ferme dès le début de l’invasion. Il fallait être uni sur la base de ces principes depuis au moins l'annexion de la Crimée par la Russie. Il s’agissait déjà d’un premier hold-up de la loi internationale établie après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une violation de la charte de l'Organisation des Nations Unies. La communauté internationale ferme les yeux étant donné que la Russie est une puissance nucléaire.

Nous payons le prix de cette myopie, de cette cécité géopolitique. Il y a un véritable aveuglement occidental. Il y a un manque d'union entre les Occidentaux qui ont oublié qu'ils font partie d'une même famille civilisationnelle.

Les États-Unis sont un bébé civilisationnel de l'Europe et aussi accessoirement de la France. Nous avons manqué de vision. Nous étions dans une cécité géopolitique, nous n’étions pas unis. Nous étions attachés à notre mode de vie depuis la Seconde Guerre mondiale qui nous a installé dans une sorte d'euphorie de bisounours avec l’absence de guerre. Nous avons oublié la gravité de l'histoire. La lâcheté des dirigeants politiques est aussi à l’œuvre.

Nous sommes en proie à une cécité géopolitique, à l'absence d'union, à la mollesse de réaction, à la procrastination. Nous sommes toujours en retard face à la situation, dans une sorte de réaction qui traîne. Les autocrates et les dictatures en revanche sont dans l'action. L'action et la réaction sont l'apanage des régimes autoritaires et à tendance dictatoriale. La réaction tardive est malheureusement le fléau des Occidentaux, tout comme la lâcheté car nous avons peur de l'inconnu.

Nous avons changé de monde. Notre leadership ne comprend pas que l'avenir ne sera jamais la répétition du passé. Ce sera un tout nouveau challenge. Ce sera la construction d'une nouvelle réalité des choses. Nous sommes dominés par la peur en Occident alors que le changement aujourd’hui est l’air que tout le monde respire au XXIe siècle.  

Mikhaïl Khodorkovski appelle les dirigeants occidentaux à rester unis. Selon lui, la division pourrait renforcer le pouvoir des autocrates et notamment de Vladimir Poutine, et qui pourrait déclencher un conflit encore plus important. Cette unité des puissances occidentales n'est-elle pas la clé pour empêcher la défaite ukrainienne ?

Viatcheslav Avioutskii : L’unité est très importante mais le problème de l'Ukraine est que les ressources pour stabiliser le front ou pour obtenir l'initiative sur le front se trouvent à l'extérieur de l'Ukraine et pratiquement à 100 % dans les pays occidentaux.

Le danger principal pour la suite du conflit et pour le soutien des pays occidentaux concerne l'arrivée de Donald Trump au pouvoir en novembre.

C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron s’est exprimé à de nombreuses reprises sur l'escalade avec la Russie. Cela démontre que les pays européens se préoccupent du potentiel désengagement américain dans le conflit et dans l’aide apportée à l’Ukraine.

La France, l'Allemagne, les pays baltes et la Pologne coordonnent leurs efforts pour contribuer et faire vivre cette unité. Cette unité européenne sera décisive pour faire face aux menaces qui nous attendent. 

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