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L’Occident : un coupable idéal aux yeux de la pensée décoloniale
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

Pascal Bruckner publie "Un coupable presque parfait: La construction du bouc-émissaire blanc" aux éditions Grasset. La chute du Mur a laissé les gauches européennes en plein désarroi. Sur le champ de bataille des idées, le progrès, la liberté et l'universel ont cédé la place à une nouvelle triade directement importée des USA : le genre, l'identité et la race. Extrait 1/2.

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner est un romancier et essayiste. Il est l’auteur, entre autres, de La tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai, 1995), Les voleurs de beauté (prix Renaudot, 1997), Misère de la prospérité (prix du Meilleur livre d’économie, prix Aujourd’hui, 2002), Le fanatisme de l’Apocalypse (prix Risques, 2011) et Un bon fils. Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

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Dans un essai présenté en 2018 au magazine Sociology of Race and Ethnicity, des universitaires américains, inquiets de l’effondrement du débat intellectuel aux États-Unis, proposent aux rédacteurs des morceaux choisis de Mein Kampf en remplaçant « Juifs » par « Blancs ». Le papier est finalement refusé mais non sans recevoir les éloges de plusieurs universitaires qui prennent l’étude au premier degré : « Cet article a le potentiel pour devenir une contribution forte et singulière à la littérature traitant des mécanismes qui renforcent l’adhésion à des perspectives suprémacistes blanches. » Les trois auteurs, Peter Boghossian, James Lindsay et Helen Pluckrose, s’étaient déjà fait connaître par d’autres canulars dont plusieurs avaient été acceptés dans des revues de haut niveau : l’un sur « la culture du viol chez les chiens dans les parcs canins de Portland (Oregon) », un autre en 2017 soutenant que le pénis est une construction sociale et qu’il est responsable, entre autres choses, du réchauffement climatique. Ces chercheurs ont été menacés de renvoi par leurs universités et accusés de faire le jeu de la droite.

Une contamination foudroyante

Que nous disent ces études extravagantes ? Beaucoup sur la dégradation des mœurs universitaires nordaméricaines et plus encore sur une mentalité qui est en train de gagner l’Europe. Un exemple parmi d’autres en France : un documentaire vidéo mis en ligne sur le site de France Culture en novembre 2019 explique que la couleur immaculée des sculptures grecques est « le résultat de deux mille ans d’une histoire réactionnaire ». On nous a menti : « Non, les statues grecques n’étaient pas blanches mais de toutes les couleurs. L’Histoire nous l’a caché pour promouvoir le blanc comme idéal d’un Occident fantasmé contre les couleurs, symboles d’altérité et de métissage. » Même si cette pastille a été retirée ensuite, il n’en reste pas moins, selon l’archéologue Philippe Jockey qui supervisait le documentaire, que cette polychromie a été dissimulée au public pour des raisons politiques : « Employons les grands mots : en effet c’est un rejet de l’Autre que l’on voit apparaître dès les premiers textes de Pline l’Ancien jusqu’aux pires excès de la Seconde Guerre mondiale. » Diable : voilà Pline l’Ancien campé en ancêtre du chancelier Adolf Hitler. Philippe Jockey est peut-être un archéologue compétent mais un piètre historien. Oui, la statuaire grecque est polychrome : mais ces notions qu’il agite comme des hochets sont des constructions rétrospectives apparues récemment et qu’il plaque sur la Grèce ancienne. Ni « l’Occident », ni « l’Autre » et encore moins « le métissage » n’avaient la moindre pertinence conceptuelle au moment de la statuaire grecque et c’est un contresens que de les utiliser. Rappelons que le concept de « race » n’existait pas chez les Grecs anciens (c’est une invention du xixe siècle, période à laquelle des auteurs allemands s’emparèrent de la civilisation hellénique pour en faire l’ancêtre du pangermanisme) : ni les Grecs ni les Romains « ne voient un opprobre dans la couleur de la peau ». « Les Anciens ignoraient entièrement la discrimination raciale », la société grecque ne faisait aucune distinction fondée sur la couleur et pour Aristote, la différence blanc/noir est purement accidentelle et non essentielle. La plupart des esclaves des Grecs, eux-mêmes basanés, étaient blancs.

Mais l’usage de cette épithète « blanche » se répand comme traînée de poudre. Émettez-vous des doutes sur les propos de l’enfant star Greta Thunberg ? Vous voilà traité d’« adophobe » et de « vieux mâle occidental blanc », telle une procession de péjoratifs. Quel rapport avec la militante du climat ? Aucun ! Si un intellectuel africain critiquait la jeune Suédoise, le traiterait-on de vieux mâle noir ? Voyez encore ce qu’écrit le collapsologue Aurélien Barrau à propos de la cause animale : « Ce qui me semble vital aujourd’hui c’est, pour dire comme Jacques Derrida, la déconstruction du “carnophallologocentrisme”, c’est-à-dire la remise en cause de cette terrible hégémonie de l’homme (blanc, faudrait-il ajouter), en érection (parce qu’il assujettit l’autre à son désir propre) et mangeur de viande (comme image archétypale de l’instrumentalisation des vivants non humains). » Quant au « privilège blanc » typique d’une problématique nord-américaine, il est entré dans le langage courant en juin 2020 après l’énorme retentissement qu’a eu en France et ailleurs l’affaire George Floyd, même si la notion n’a que peu de pertinence dans l’Hexagone.

Le criminel par excellence

L’Occident a tous les titres pour faire un coupable idéal. Outre-Atlantique, il a fondé une nation nouvelle sur l’extermination des Indiens, l’esclavage des Africains et la ségrégation des Noirs. Quant à l’Europe, elle doit porter le poids de quatre siècles de colonialisme, d’impérialisme et d’esclavage même si ce sont des nations européennes qui ont plaidé les premières pour leur abolition. Ce qui fait du monde occidental le bouc émissaire par excellence, c’est d’abord qu’il reconnaît ses crimes, par la voix de ses consciences les plus lucides, de Bartolomé de Las Casas à André Gide et Aimé Césaire sans oublier Montaigne, Voltaire et Clemenceau. Il a inventé la conscience malheureuse, il pratique quotidiennement le repentir, avec une plasticité quasi mécanique. Au contraire d’autres empires qui peinent à reconnaître leurs forfaits, l’Empire russe, l’Empire ottoman, les dynasties chinoises, les héritiers des différents royaumes arabes qui ont occupé l’Espagne près de sept siècles. Nous seuls, Occidentaux, battons notre coulpe quand tant de cultures se présentent en victimes ou en candides. La Faute nous est tellement inhérente que nous assumons aussi celle des autres. De plus, l’Ouest est faible comme jamais, sans leadership ni direction depuis que les États-Unis se retirent des affaires du monde. De manière significative, il est désigné à l’opprobre alors que son rôle décline. C’est ce que les diplomates ont appelé en février 2020, à Munich, la « Westlessness », la disparition du bloc occidental. C’est le moment de lui régler son compte. Rien n’excite plus la rage qu’un homme tombé à terre. Déjà détesté pour son ancienne domination, l’Occident est désormais méprisé pour son déclin.

Contrairement aux espérances de 1989, ce ne sont pas la raison et encore moins la modération qui l’ont emporté après la chute du Mur. Une autre idéologie a remplacé les promesses de salut portées par le socialisme réel pour recommencer la bataille sur de nouvelles bases : la race, le genre, l’identité. Pour trois discours, néoféministe, antiraciste, décolonial, le coupable désormais est l’homme blanc, réduit à sa couleur de peau. C’est lui le pelé, le galeux, responsable de tous les maux. Rien a priori ne rapproche ces trois rhétoriques sinon la figure du Maudit, le mâle blanc hétérosexuel qui fédère des aversions identiques. Mais les femmes blanches ne perdent rien pour attendre : on verra qu’un certain suprémacisme « indigène » les désigne elles aussi à la vindicte. La Sainte Trinité de l’incrimination n’oublie personne. Dans chaque cas, ce sont les mêmes raisonnements, les mêmes mécanismes et parfois les mêmes personnes qui interviennent avec un mimétisme stupéfiant, dessinant une famille d’esprit cohérente.

Extrait du livre de Pascal Bruckner, "Un coupable presque parfait: La construction du bouc-émissaire blanc", publié aux éditions Grasset.

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