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"L'Histoire de l'érotisme" : le complexe mécanisme du désir
©Pixabay

Bonnes feuilles

Georges Bataille avait un grand projet : élaborer, à partir d'une critique de l'utile, une économie générale qui désaliène l'homme rivé au travail et restitue sa "part maudite" - la consumation, libre, gratuite. Il fait l'hypothèse d'un temps originaire où le monde se serait donné à l'homme dans un pur rapport d'immanence et d'immédiateté. Le monde était alors l'intime de l'homme, il était excès, il était passion : "Le monde intime s'oppose au monde réel comme la démesure à la mesure, la folie à la raison, l'ivresse à la lucidité". L'érotisme enfièvre, dépense, gaspille. Puisque sur lui seul l'avenir n'a pas de prise, il est "la voie la plus puissante pour entrer dans l'instant". Extrait de "L’Histoire de l’érotisme" de Georges Bataille aux Editions Gallimard, 1976 (2/2).

Georges Bataille

Georges Bataille

Georges Bataille est né à Billom (Puy-de-Dôme) en 1897, mort à Paris en 1962. Les faits marquants de sa vie (adhésion au catholicisme, puis perte de la foi, expérience de la psychanalyse, engagement au Cercle communiste démocratique, lutte contre le fascisme, fondation d'un Collège de Sociologie et, plus tard, de la revue Critique) se retrouvent dans une œuvre inclassable, très variée, constituée d'essais, de récits et de poèmes.

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J’allègue en dernier lieu ce cas extrême afin d’accuser les traits de la prostituée désirable, figure où la mort est lisible en transparence à travers les aspects de la vie excessive. La prostituée est d’ailleurs généralement la figure de la mort sous le masque de la vie en ce qu’elle a le sens de l’érotisme, qui lui-même est le lieu où la vie et la mort se confondent... Mais c’est vrai à l’extrême, au sommet, si la prostitution fait d’une femme offerte un objet mort, mieux le point mort du déchaînement des passions.

Il est nécessaire en effet qu’un être soit envisagé comme une chose afin que le désir compose une figure qui lui réponde.

C’est un élément essentiel de l’érotisme, et non seulement la figure doit avoir été passive pour avoir reçu telle ou telle forme et avoir pu être associée à tels ou tels objets, mais la passivité est en elle-même une réponse à l’exigence du désir. L’objet du désir doit en effet se borner à n’être plus que cette réponse, c’est‐à-dire à ne plus exister pour soi-même mais pour le désir de l’autre. Dans une vie réelle, toujours mouvementée, où l’attente est bousculée, il est clair que des êtres capricieux, existant d’abord pour eux-mêmes, ont au moins autant d’attrait que ces figures figées, que ces êtres détruits en tant que fin pour soi que sont les prostituées. Il est habituel de souhaiter, au lieu de cette passivité, les mouvements d’êtres plus réels, existant pour eux-mêmes et voulant répondre d’abord à leur propre désir. Mais si nous nous trouvons devant de tels êtres, même entièrement soucieux de répondre à ce désir qui n’est pas le nôtre, nous ne pouvons nous empêcher de lutter dans le sens d’une destruction. Nous devons aussi faire entrer cet objet égal à nous-mêmes, au sujet, dans le cadre de l’objet mort, de l’objet disponible à l’infini, que précisément la possession [assigne ?] à la prostituée.

Si l’on veut, le désir cherche toujours un objet mobile et vivant et un autre fixe et mort. Et ce qui caractérise l’érotisme n’est pas le mobile vivant mais le fixe mort, qui seul est détaché du monde normal. C’est le terme auquel nous voulons mener le mobile vivant. Il s’agit de rompre les enchaînements ordinaires et conscients pour trouver le détaché: le détaché n’existe que comme objet ou comme fusion.

C’est seulement à ce prix que l’érotisme est souverain et que des actes sexuels sont résolument accomplis pour eux-mêmes et non en une certaine mesure subordonnés à des séries plus ou moins sensées d’intentions, de conventions, ou de désirs de possession. Cette opposition entre le solide et le fluide, entre la chose annihilée, le repos, et l’insaisissable mouvement a d’abord un sens paradoxal. C’est qu’en effet l’objet au repos a généralement le sens de la durée, le mouvement le sens de la vie dans l’instant.

Une telle opposition se retrouve sous toutes les formes : c’est celle de la beauté d’Apollon et de l’orgie de Dionysos. Toutefois les rapports dialectiques de termes opposés ont souvent entre eux des rapports changeants. La course des Ménades a d’abord le sens de la vie limitée à l’instant, mais le jeu de la conscience fascinée par l’objet qui la trouble a la même valeur en second lieu : dès lors le déchaînement insaisissable des passions a, relativement à cet objet, le sens de la durée indéfinie. Le thème essentiel est donné dans l’opposition de la Ménade dévastant le monde des objets utiles et ces objets maintenus à l’abri de la ruine.

Dans le thème secondaire, la Ménade en elle-même n’est pas changée, mais elle a dans l’esprit de celui que l’objet du désir fascine un sens neutre et elle est confondue, pour lui, dans l’ensemble d’un monde immuable et indifférent. En une fois, la réponse au désir nie jusqu’à la trame l’opacité de ce monde-ci, elle en est le soudain déchirement, donné dans un éclat de foudre au tremblement de la conscience. Ce qui justifie dès lors la réaction où le monde dionysiaque est indistinct dans l’opacité générale du monde opaque est l’ivresse ou l’obscurcissement de la conscience sans lesquels la course des filles échevelées est inconcevable. La position de l’objet du désir est l’entrée dans le monde des objets clairs et distincts de la fulguration qui laissait les Ménades éblouies dans la nuit. C’est la fulguration donnée à la conscience.

Extrait de "L’Histoire de l’érotisme" de Georges Bataille aux Editions Gallimard, 1976. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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