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L’expérience du journalisme : l’atout majeur des frères Goncourt
©DR / Jules et Edmond de Goncourt photographiés par Nadar

Bonnes feuilles

Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief publient "Les Frères Goncourt" aux éditions Fayard. Les Goncourt furent à la fois acteurs et mordants spectateurs d’un demi-siècle de vie littéraire et artistique. Ils marquèrent profondément leur temps. Cette biographie renoue les fils de cette intense vie à deux. Extrait 2/2.

Jean-Louis Cabanès

Jean-Louis Cabanès

Jean-Louis Cabanès, professeur émérite à l’université de Paris-Nanterre, spécialiste du roman au XIXe siècle et des rapports qu’entretiennent écrits littéraires et textes médicaux, est l’auteur de nombreux ouvrages. Il dirige un collectif chargé d’établir une édition critique du Journal des Goncourt.

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Pierre Dufief

Pierre Dufief

Pierre Dufief, professeur émérite à l’université de Paris-Nanterre, a travaillé sur le roman (1850-1914) ainsi que sur les écritures personnelles (Les Écritures de l’intime, Bréal, 2001). Président de la Société des amis des frères Goncourt, il édite la correspondance des deux frères.

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Dans L’Éclair et dans Paris, les Goncourt devinrent des polygraphes. Ils se partagèrent en effet, avec leur cousin, la chronique des théâtres, rendirent compte du salon de 1852, écrivirent des biographies formant la série « silhouettes d’acteurs », s’amusèrent à pasticher Rabelais, à écrire des poésies en prose et deux physiologies, l’une consacrée au voyou, l’autre à la lorette. Ils y firent connaître leur voyage en Algérie et rédigèrent surtout des récits brefs regroupés à l’enseigne de « Légendes d’artistes », puis à celle de « Légendes du XIXe siècle ». Jules fit aussi paraître des poésies, tandis qu’Edmond signait seul, en érudit qu’il se voulait et qu’il était, le compte rendu de la Correspondance littéraire du Président Bouhier, puis « Un musée bibliographique au Louvre ». 

Toutes les chroniques théâtrales écrites en 1852 par les deux frères et par leur cousin furent reprises dans un ouvrage publié en 1853 à la Librairie nouvelle sous le titre Mystères des théâtres. Cette compilation confirme ce qu’on sait déjà de leur goût. Le drame  néo-classique à la Ponsard, dont Émile Augier, dans Diane, se veut le continuateur, n’aurait selon eux aucun avenir : « […] cette école qui cherche à brouiller du Corneille avec du Victor Hugo », est une « école bâtarde, sans verve, sans force, œuvres avortées, [une] école naufragée » ! Mieux vaut Marion de Lorme, une grande admiration de jeunesse de Jules de Goncourt. Le dernier acte de La Dame aux camélias ne trouve pas davantage grâce à leurs yeux. Marguerite Gautier, en mourant, fait des phrases : « Il n’émerge pas, sur ces tirades d’une poitrinaire, de ces trivialités qui se mêlent et qui se heurtent dans toute bouche mourante aux poésies de la mort. » Les Goncourt lui opposent l’agonie de Mimi, dans La Vie de bohème, telle que la jouait Mlle Thuillier : celle-ci « traduisait la mort avec ces notes cristallines, cette toux sèche, cette parole entrecoupée… C’est que le poète n’avait jamais écrit cette scène : il l’avait laissé conter aux souvenirs de son cœur ». Le verdict tombe, cruel : « […] il n’y a eu – de bon compte – depuis quelques années que deux pièces littéraires, comme vous dites : La Vie de bohème et Mercadet ».  Peut-être  faut-il réserver un sort au mot « littéraire », pris avec des pincettes, et qui suscite l’ironie des Goncourt. Il leur semble, en effet, que le meilleur théâtre n’est plus celui que l’académisme légitime comme pleinement « littéraire ». La pantomime l’emporte sur la tragédie, et il n’est  peut-être de bonnes comédies de mœurs que celles qui, sans donner dans l’outrance, se souviennent de la caricature et de sa capacité à créer des types. C’est tout au moins ce que suggère le compte rendu de Grandeur et décadence de M. Joseph Prudhomme. Monnier parviendrait, par son jeu, son habillement, à tenir l’équilibre entre le grotesque et le vraisemblable. Les Goncourt font surtout apparaître que Prudhomme, magistral « stéréotypeur », est un être de langage dont « les nihilismes pompeux », témoignages d’une « phraséologie sonore et sans raison d’être », confinent à l’absurde.

La réflexion sur la mimesis, engagée dans les chroniques de L’Éclair, se développe donc à plusieurs niveaux. De manière générale, les deux frères refusent l’éloquence qui est l’ennemie du vrai. Lorsque le drame recherche le pathos (et les Bichons se souviennent de Diderot), il doit privilégier une parole discontinue que complète une mimique corporelle. De manière antithétique, le comique de Monnier tient précisément à ce qu’il est parodie vraisemblable de la mauvaise éloquence bourgeoise. Prudhomme, à l’inverse de Mimi agonisante, a toujours trop à dire parce qu’en lui le langage parle tout seul, automatiquement. Deux autres modèles se profilent, toujours en relation avec l’idée de représentation. Les Goncourt exaltent la plasticité du « neveu de rameau » dont la capacité mimétique introduit un dédoublement critique et une distanciation comique : tout devient « jeu » sous l’effet d’une pantomime qui théâtralise les divers rôles sociaux. Enfin, à propos des Vacances de Pandolphe de George Sand, ils font l’éloge des comédiens italiens et de leur fantaisie. 

Ces divers comptes rendus ont des résonances dans l’œuvre des Goncourt. La chronique consacrée au Roi des Drôles, qui devient prétexte à parler du Neveu de Rameau, a pour écho, dans Paris, la nouvelle Le Parigino, dont le héros est un imitateur intarissable, un parodiste universel. Quant au compte rendu des Vacances de Pandolphe, il trouve un prolongement dans l’apostrophe lyrique lancée aux comédiens italiens dans la monographie que les deux frères consacreront à Watteau, en 1856. 

Les articles parus dans L’Éclair, du 10 avril au 12 juin, qui rendent compte du salon de 1852, énoncent des thèses que les Goncourt développeront dans leur compte rendu de l’exposition de 1855. Tout d’abord, la peinture d’histoire, et plus particulièrement la peinture religieuse, leur semble un genre mort : « Aujourd’hui, en notre XIXe siècle de foi constitutionnelle, on ne peut pas plus faire un tableau religieux que bâtir une église. Qu’on essaie l’une : on aura  Notre-Dame-de-Lorette ; qu’on essaie l’autre : il viendra sur la toile des images de kepsake [sic]. » Les Goncourt le disent avec solennité : « C’est l’école du petit genre, autrefois si mésestimée, qui doit faire la fortune du XIXe siècle. » Et parmi ces « petits genres » s’impose la peinture de paysage : « Le paysage, compris comme il l’est par nos artistes, n’est-il pas la grande gloire du pinceau moderne ? N’est-ce pas le paysage qui fait l’honneur du salon de 1852 ? » Outre Ziem, les deux frères exaltent « Dupré, rousseau, Daubigny, Hoguet », faisant ainsi la part belle à l’école de Barbizon. En revanche, le réalisme de Courbet les rebute, il procèderait d’un renversement paradoxal des valeurs. Le maître d’Ornans décrèterait que le « beau, c’est le laid ». 

Les Goncourt dénoncent, dans un même élan, la notion d’art populaire, dont G. Sand, par ailleurs fort éloignée de l’esthétique de Courbet, s’est parfois réclamée. Voyons de plus près ce qui est en jeu. On a vu éclore, au cours du XIXe siècle, après 1830, un « luth prolétaire », notamment avec Jacques Boé, dit Jasmin, Jean Reboul, savinien Lapointe, Louis Vinçard. Certains de ces poètes furent patronnés par des écrivains connus : reine Garde le fut par Lamartine, Charles Poncy par G. sand.  Celle-ci estimait, dans ses Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires (1842), que la poésie ouvrière a une valeur pédagogique, elle permettait aux classes pauvres de maîtriser progressivement la beauté des formes de langage ; elle aurait aussi une valeur régénératrice, il lui reviendrait de sauver à terme la bourgeoisie dont l’art, par excès de sophistication, serait entré en décadence. Quant à Lamartine, il s’effrayait de constater que, de la littérature mondiale, on tire tout au plus cinq ou six volumes auquel le peuple puisse accéder. Il conviendrait donc de créer une littérature populaire dont l’auteur des Méditations se voulait le prophète et l’évangéliste :

Oui, reine, n’en doutez pas,  repris-je, l’ère de la littérature populaire approche : et quand je dis populaire, je veux dire la plus saine et la plus épurée des littératures, car j’entends par le peuple ce que Dieu, l’Évangile, la philosophie, et non pas les démagogues, entendent par ce mot : la partie la plus nombreuse et la plus importante de l’humanité. Avant dix ans […] vous aurez une littérature du peuple, une science du peuple, un journalisme du peuple, une philosophie, une poésie, une histoire, des romans du peuple, une bibliothèque appropriée aux esprits, aux cœurs, aux loisirs, aux fortunes du peuple à tous ses degrés ! 

Ces discours, les Goncourt les récusent. L’art populaire,  déclarent-ils est un « monstre ». Seule une élite cultivée leur semble à même de porter des jugements de goût et d’apprécier les œuvres pour leur beauté. L’écrivain et le peintre ne doivent pas se donner pour mission de créer des livres et des tableaux dont la forme, par sa simplicité, sa transparence, serait en adéquation avec le langage du peuple. Il ne s’agit pas non plus d’inscrire un enterrement de village, comme le fit Courbet, dans le cadre réservé traditionnellement à la peinture d’histoire. Louis Peisse, à propos de L’Après-dînée à Ornans, toile d’une dimension considérable pour une scène de genre, reprocha au peintre dans Le Constitutionnel, le 8 janvier 1851, d’« encanailler l’art ». Les Goncourt ne sont pas loin d’adopter un point de vue similaire. Courbet, G. Sand, Lamartine ne partagent pas les mêmes points de vue esthétiques, loin de là. Mais ils abaissent l’art qui, par définition, est aristocratique, au nom de leur républicanisme égalitaire. 

C’est dans ce contexte idéologique et esthétique qu’il faut situer les deux physiologies parues dans L’Éclair et dans Paris : Le Voyou et La Lorette. Publiée sous la forme d’un tout petit format chez Dentu, en août 1853, La Lorette connut un succès certain qu’attestent plusieurs éditions dont l’une est illustrée d’une vignette de Gavarni. L’ouvrage des Goncourt ne prolonge pas seulement Maurice Alhoy, Maximilien Perrein ou Dumas fils, tous évocateurs de filles, il entend concurrencer, dans un autre système de signes, l’ironie et la noirceur de leur ami dessinateur. 

Toute physiologie se veut définitoire, elle énumère des attributs, les caractéristiques d’un état, d’une profession, sous forme de listes. L’ouvrage des deux frères n’échappe pas à ces contraintes génériques. Si la fille évoquée par les Goncourt est une figure en qui se retrouvent toutes ses sœurs, le type est aussi une collection de comportements, de gestes, de petites scènes de la vie privée ou publique, de faits ou de traits de langue. Les deux frères prélèvent ou inventent des signes qui, au sein d’un énoncé généralisant, participent à créer des effets de réel : « elle a des cartes en porcelaine, une Léda en plâtre sur sa cheminée, un corset à la paresseuse », « elle a une petite médaille de la sainte Vierge en argent, un chapelet en ivoire et du buis du dimanche des rameaux au-dessus de ce lit qui bat monnaie ». Les stéréotypes, qui abondent dans la parole de la lorette, sont souvent mis en évidence par des italiques. Quant au voyou, héros de la deuxième physiologie, s’il figure pour les deux frères l’abrégé cynique de la populace, rien d’étonnant à ce qu’il use de formules argotiques ou d’énoncés figés. Parasite de la société, il habite la langue en parasite. 

Les Goncourt infléchissent ainsi un genre déjà démodé. Ils l’orientent vers la satire morale. Ils multiplient les détails qui donnent une épaisseur réaliste au type, enfin ils le tirent vers le noir. Le gamin de Paris, vu par Janin, s’était assis sur le trône déserté au moment des Trois Glorieuses. Le journaliste des Débats, dans Les Français peints par  eux-mêmes, décrivait cette action symbolique avec un détachement amusé. Le voyou des Goncourt, en 1848, s’est lui aussi assis sur le trône dans le Palais des Tuileries. Le geste tient pour les deux frères d’une sorte de blasphème politique. Littéralement fainéant, n’existant qu’en négatif, le voyou semble un dissolvant de toutes les valeurs. Il est le précipité de la Blague et du parasitisme social.

Les autres récits brefs, publiés dans L’Éclair et dans Paris, peuvent être situés à la triple enseigne du biographique, du théâtre et de la fantaisie. On y retrouve souvent, en effet, la vie des deux frères, et notamment des échos du voyage qu’ils avaient accompli en 1849, lorsqu’ils quittèrent  Bar-sur-Seine pour se rendre en Algérie. Les Goncourt publient des nouvelles à partir des souvenirs, de ce qui est à portée de soi et,  pourrait-on dire, à portée de voix. La fiction joue avec des clés, convoque des prototypes. Victor Chevassier, personnage qui donne son nom à une nouvelle, doit beaucoup à Paul Collardez, un ami du père des Goncourt. Le Parigino emprunte beaucoup à Alexandre Pouthier. Comme la petite presse se prend souvent pour objet, il lui arrive de cadrer ses reflets dans les textes qu’elle-même publie. Dans le Voyage du no 43 de la rue  Saint-Georges au no 1 de la rue Laffitte, les Goncourt invitent leurs lecteurs à suivre le trajet qui les conduit de leur appartement jusqu’aux bureaux de Paris. 

La prédominance du biographique se signale par la part considérable réservée dans les écrits journalistiques aux récits de vie, qui parfois empruntent la forme du journal intime (Victor Chevassier) ou celle d’une monographie centrée soit sur des artistes fictifs, soit sur des dessinateurs et des écrivains bien réels (Ourliac, Jules Buisson, Roguet). Parfois le nom est laissé en blanc, parfois ne subsiste qu’un prénom, mais on peut reconnaître Hippolyte Luchaire, alias Hippolyte Floran, dans le personnage mis en scène dans la nouvelle Un poète. Ces monographies s’achèvent par l’évocation d’une mort dérisoire (Un poète), par un décès prématuré (Louis Roguet), ou par un renoncement à l’art (Buisson). Toutes ces « vies » deviennent des figures de l’impuissance moderne, suscitent un légendaire de l’échec ou de l’avortement. L’existence d’Hippolyte semble avoir pour marraine la fée Guignolant dont le nom semble conjoindre la dérision (Guignol) et la guigne. Les temps sont durs pour des sculpteurs de talent, comme Roguet, fauché en pleine jeunesse. Et la seconde république n’est pas étrangère au retour de Buisson, le graveur, en son pays natal. Les « légendes d’artistes », qui sont autant de biographies, et qui en appellent par un  contre-effet ou par des jeux de similitudes à la vie des Goncourt, figurent à bien des égards des  anti-vies d’hommes illustres. Réunies, elles constituent un florilège de guignons successifs, hésitant entre le grotesque et la mélancolie. 

À côté des artistes, non loin de la bohème des lettres, on rencontre les acteurs. Le théâtre est l’une des figures centrales de la petite presse. Les titres sont significatifs : Une première amoureuse, Un comédien nomade. Bénédict raconte la jeunesse d’un écrivain, ses années d’apprentissage au sein d’une troupe ambulante qui font songer à la jeunesse d’Arsène Houssaye. Comment ne pas penser aux rêveries qui se développent chez Nerval ou chez Gautier autour du « charriot de Thespis » et aux rôles que joue chez ces écrivains la lecture du Roman comique de Scarron ? Le théâtre s’impose aussi comme un comparant, Édouard Ourliac est un Pierrot, il ressemble à Deburau. Notons encore que les textes se présentent parfois sous forme de dialogues : Peters, Madame Alcide, Calinot. La recherche de l’esprit, l’ostension de l’érudition, dans des nouvelles comme Histoire d’un râtelier, Monsieur Chut, la volonté de créer des effets de brio, participent parfois d’une théâtralisation de l’écriture, que l’on dirait volontiers en représentation. 

Il est significatif que le premier article d’envergure publié par les Goncourt dans L’Éclair en 1852 montre Saint-Marc Girardin fessant en Sorbonne la muse de la fantaisie. À la fin des Nuits d’octobre, également publiées en 1852 par Nerval, le narrateur rêvait qu’il était convoqué devant un tribunal où l’on portait contre lui une triple accusation : il serait fantaisiste, réaliste, essayiste. Dans en 18.., nous l’avons rappelé, les Goncourt se réclamaient de sterne. Le Voyage du no 43 de la rue  Saint-Georges au no 1 de la rue Laffitte fait allusion à Tristram Shandy. Cette courte promenade dans Paris, toute en volutes, en voltes et virevoltes peut être placée sous le signe de l’arabesque en raison des dérives flâneuses de la narration changeant sans cesse de sujet. 

Comme Champfleury dans Les Excentriques, les Goncourt font collection de cas, de types, si l’on peut dire, singuliers. L’excentricité ne caractérise plus seulement une forme, délibérément rhapsodique et capricante, elle devient l’objet même de l’histoire contée. en faisant vivre un maire qui se travestit en femme, un organiste puriste et irascible épousant une cuisinière pour avoir chez soi nourriture de gourmet, mais ne consommant jamais le mariage, un illuminé, « l’homme du docteur », exaltant, dans une sorte de transe verbale, dans un élan oratoire logorrhéique, le pouvoir de la publicité, les Goncourt prolongent, dans L’Éclair et dans Paris, non seulement Champfleury et ses originaux, mais aussi la riche collection de monomanes contenue dans La Comédie humaine. Dans toutes ces nouvelles, un trait se trouve accentué, moral ou physique, autour duquel le récit s’ordonne, hésitant entre le pittoresque et le caricatural. On y joue avec les déviances (le travestissement d’un maire) et parfois avec la déraison. Toutefois, si les hallucinations qui obsèdent Frantz, le héros d’Un visionnaire, sont terrifiantes pour le personnage qu’elles assaillent, elles amusent le lecteur en raison de la relation qu’il en fait aux personnages qui l’écoutent. Une sorte d’excès représentatif, par le jeu de l’hybridation des règnes (« une grosse tête d’enfant, cerclée dans un bourrelet, montée sur des pattes de faucheux »), engendre une créature digne de Jérôme Bosch, mais le composite, proche du caricatural, ôte cependant à la fantasmagorie son aspect vénéneux. 

On pourrait certes songer à Hoffmann en raison de ces  va-et-vient entre excentricité, grotesque, déraison. Les Goncourt, dans Terpsichore, ne manquent d’ailleurs pas d’invoquer l’écrivain allemand dans une adresse oratoire. Mais ils font surtout ressortir, dans cette nouvelle, un autre aspect de la fantaisie, un second versant, celui de l’aspiration idéaliste : « Hoffmann ! Grand maître germain ! […] Ô moderne conteur ! Toi qui par la fantaisie as ouverte toute grande à l’esprit la porte de l’idéal ! » Dans Terpsichore, une porte s’ouvre effectivement, elle fait communiquer l’atelier du bohème Alexandre avec le bal Arban. Dans le Don Juan de Hoffmann, la chambre d’hôtel du « voyageur enthousiaste » communiquait avec la loge d’un théâtre où l’on donnait le Don Giovanni de Mozart. Similitude et différence ! Dans les années 1850, semblent dire les deux frères, on ne peut se réclamer d’une esthétique surnaturaliste qu’en évoquant une perte, un manque, une dégradation. Les Goncourt plaquent sur l’idéalisme hoffmannien l’antithèse des « chicards » qui hantent le bal Arban et les flonflons qui en résument la musique. 

Les véritables moments forts de la fantaisie, dans les nouvelles écrites en 1852-1853, ressortissent à ce qu’on pourrait appeler un arrêt sur image. C’est, par exemple, l’apparition d’une femme qui, devenue folle le soir de ses noces, persiste à vouloir s’habiller en robe de mariée. La nouvelle Le Passeur de Maguelonne la représente sur le seuil de sa maison au bord d’un paysage de lagune et de marais, elle surgit, spectrale, à la fin du récit, comme un revenant. On songe encore à la fin d’une autre nouvelle, La Femme aux perles, qui conjugue le trivial et le poétique : « la femme s’anime : sa jambe, comme une machine prise de fièvre, appuie sans cesse sur le soufflet. Le couteau glisse, les perles tombent. Une fois, la vieille souffle trop fort : le globule éclate : mille paillettes partent ; une poudre de diamant s’épand ; et la vieille et le jeune homme sont tout phosphorescents dans l’obscurité grise ; et de plus belle sur la table le petit chien pattu hoche la tête en mesure ». Une folle en robe de mariée, une vieille danseuse devenue ouvrière et saisie dans l’instant de son travail : ces représentations semblent se placer dans l’entre-deux de l’insolite et du merveilleux sans que soit aboli le réel d’où ces images se détachent. 

L’art des Goncourt se manifeste encore dans les nouvelles écrites en 1852-1853 sous la forme du trait qui, de manière fulgurante, inattendue, fait ressortir parfois la cruauté des êtres : «  Grand-papa va mourir,/ J’aurai sa belle tasse bleue,/ Qui est sur la cheminée36 », chantonne le fils de la revendeuse, déjà un avide collectionneur. Plus caractéristique encore, parce qu’elle fait image, est la réponse sarcastique de la mère de Victor Chevassier à qui lui demande ce que fait son fils : « Victor ?…. Il fait du sable. » Elle s’irrite de ce que son fils arpente, désœuvré, les allées du jardin. 

L’expérience journalistique figure donc une étape capitale de l’apprentissage littéraire des Goncourt, en raison de la jonction qui s’opère souvent dans les récits brefs publiés dans L’Éclair et dans Paris entre réalisme et fantaisie, entre caricature et merveilleux, entre le goût des formules, des mots, et ce qui ressortit, dans l’ensemble des nouvelles, à une désillusion, à une vision souvent noire des vies d’artiste. La fulgurance des traits a pour combustible, si l’on peut dire, la mélancolie. Enfin, il faut noter la part réservée à l’érudition. La lecture suscite l’écriture, le texte bref condense un savoir archivé dans la mémoire des deux frères. Un visionnaire, Monsieur Chut, Les Aventures du jeune baron de Knifausen, toutes ces nouvelles ont pour socle premier la bibliothèque des Goncourt. L’imaginaire fantaisiste se nourrit des choses lues.

Extrait du livre de Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, "Les frères Goncourt", publié aux éditions Fayard

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