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L’Europe nous protège-t-elle de la Chine ?
©Ludovic MARIN / AFP

Emmanuel Macron a décidé d’emmener Ursula Von der Leyen dans son voyage à Pékin. A quel point la France serait-elle plus vulnérable à la Chine sans le bouclier européen ?

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Christian Saint-Etienne

Christian Saint-Etienne

Christian Saint-Etienne est professeur titulaire de la Chaire d'économie industrielle au Conservatoire National des Arts et Métiers.

Il a également été membre du Conseil d'Analyse économique de 2004 à juin 2012.

Il est également l'auteur de La fin de l'euro (François Bourin Editeur, mars 2011).

 

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Atlantico - Emmanuel Macron sera en visite officielle en Chine, mercredi, accompagné par Ursula Von der Leyen. On entend souvent dire que l’Union Européenne est  notre seul moyen, en tant que Français, de peser face à la Chine. Dans quelle mesure est-ce effectivement le cas ?

Christian Saint-Étienne : Cette remarque était peut être vraie il y a quinze ans, quand la France avait le leadership européen, mais celui-ci est passé dans les mains de l’Allemagne du fait de la désindustrialisation de la France. Emmanuel Macron fait illusion en emmenant Ursula Von der Leyen avec lui car en réalité, c’est elle qui sera reçue, accompagnée du président français. La France a perdu une grande partie de son industrie, elle a un double déficit considérable. L’Europe sert surtout les intérêts allemands, dans le cadre d’une politique très mercantiliste.

Barthélemy Courmont : C'est surtout le cas dans les échanges commerciaux. L'UE est le premier partenaire commercial de la Chine (la Chine est le deuxième partenaire commercial de l'UE, après les Etats-Unis), tandis que la France est devancée au niveau européen par l'Allemagne et l'Italie. Prise isolément, elle ne pèse donc pas très lourd, là où l'UE est un acteur essentiel pour Pékin. Or, les enjeux commerciaux sont au coeur de cette visite officielle d'Emmanuel Macron, la première depuis la crise de Covid, dans un contexte marqué par une très forte inflation et des risques très élevés sur les économies européennes.

Sur les questions politico-stratégiques en revanche, la France est considérée en Chine comme le principal acteur de l'UE, qui souffre régulièrement de son côté d'un manque de cohérence sur ces enjeux. Le siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, la puissance nucléaire et la capacité de projection de forces sur des théâtres extérieurs sont une spécificité française dans l'UE depuis le Brexit, et font de la France un partenaire essentiel pour Pékin. Or, dans un contexte de guerre en Ukraine et de vives tensions internationales, les questions stratégiques seront aussi un point très important évoqué lors de cette visite, d'autant que la Chine a proposé une médiation dans la guerre en Ukraine, ce que l'UE se montre incapable de faire, et ce que la France a tenté, sans succès, de proposer il y a un an.

Que ce soit sur l’aspect économique, technologique, politique ou diplomatique, sur quels plans l’Europe est-elle un outil efficace dans la concurrence avec la Chine ?

Christian Saint-Étienne : La politique mercantiliste allemande qui domine aujourd’hui la politique européenne depuis plus de quinze ans a conduit à ce que l’Europe ait les ailes coupées pour répondre à l’agressivité de la concurrence chinoise. D’une part, les marchés publics chinois restent fermés là où les marchés publics européens sont ouverts (malgré un texte de 2022 installant un élément de réciprocité). Ce n’est pas une responsabilité uniquement de la Chine, on peut reprocher à l’Europe son incapacité à riposter. Pourtant les marchés publics représentent des enjeux colossaux. 10 points de PIB de l'Europe, 15 à 20 en Chine. D’autre part, le deuxième élément d’agressivité chinoise est que la Chine subventionne massivement ses entreprises pour qu’elles prennent des positions à l’international et tuent leurs concurrents. C’est notamment ce qui a été fait sur les panneaux photovoltaïques. L’Allemagne s’était largement placée sur le sujet et la Chine est venu concurrencer Berlin, sauf que dans l’euphorie de l’entrée de la Chine dans l’OMC, aucun accord sur les marchés publiques n’avait été signé. Donc l’agressivité chinoise est en partie due à l’impuissance et l’incohérence des occidentaux. La Chine en fait un usage absolu. Pourquoi l’Europe laisse-t-elle faire, parce que pendant plus de deux décennies, l’Allemagne a bloqué toute action contre la Chine pour favoriser ses propres intérêts, là où les Américains répondaient à chaque attaque. Et pendant ce temps, la Chine est devenue un leader sur le photovoltaïque, s’apprête à devenir un leader du véhicule électrique en Europe. Si on n’y veille pas, c’est tout le secteur automobile de l’Europe qui pourrait disparaître. Les Chinois ont également acheté le grand roboticien allemand Kuka ou d’autres géants européens. A mesure que la Chine prend de l’ampleur au Moyen-Orient, la dépendance européenne s'accroît. Et malgré les grandes phrases, nous n’avons pas traité les questions de dépendances stratégiques à la Chine, en particulier dans le secteur pharmaceutique (masques, équipements d’hôpitaux et surtout composants de médicaments).

Barthélemy Courmont : Il faut avant tout parler de partenariat, compte-tenu du volume des échanges autant que de la place désormais inconournable de la Chine sur la scène mondiale, en particulier économiquement. La Chine n'en demeure pas moins un défi pour l'économie européenne, la propriété intellectuelle et l'autonomie politico-stratégique, mais faire mention d'une concurrence se heurte à la réalité d'une relation qui se veut constructive, ce qui n'est pas le cas de la relation Washington-Pékin. Cela dit, et compte-tenu des défis associés à l'irrésistible montée en puissance chinoise, la vision normative de l'Union européenne, quand elle se montre efficace et cohérente, est un outil précieux pour protéger les Etats membres. On voit d'ailleurs à quel point certains pays européens non membres de l'UE, comme la Serbie, sont plus vulnérables face aux investissements et aux acquisitions chinoises, et comment leur marge de manoeuvre, y-compris, politiquement, s'en trouve potentiellement réduite.

Pour autant, l’Europe nous protège-t-elle de la Chine ? Lorsque cette dernière cherche à étendre son influence en Europe, y compris par le biais d’intimidations (comme par exemple récemment avec la Lituanie), l’Europe offre-t-elle une réponse unie capable de tenir tête ?

Christian Saint-Étienne : L’Europe ne nous protège pas. La Chine a intégré une quinzaine de pays européens à ses réflexions sur les routes de la soie. Elle laisse faire une pénétration de l’espace stratégique européen. Peut-on dire que les choses seraient pires si la France était seule ? Ce n’est pas absolument certain. La France aurait peut-être été plus exigeante. Nous avons obtenu très peu de choses en européens ces dernières années. Nous avons eu des petites ouvertures sur les marchés chinois, dans le domaine des assurances, etc. Mais le gain de l’échange Chine-Europe est clairement en faveur des Chinois. Ils ont acheté des entreprises européennes et cela fait seulement deux ans maintenant qu’on fait beaucoup plus attention aux pénétrations chinoises sur les systèmes technologiques européens. La très forte asymétrie entre l’Europe et la Chine est en grande partie due à la faiblesse des Européens et à leur lâcheté, mue par un abject mercantilisme allemand.

Barthélemy Courmont : La Lituanie est l'un des Etats membres qui a le moins de liens avec la Chine, ce qui a en partie permis à Vilnius de se montrer très critique de Pékin, et en soutien de Taipei (mais sans reconnaissance diplomatique), et est un cas spécifique. Notons au passage, et sans aucune médisance, que l'économie lituanienne ne saurait être comparée à celle des grands pays européens, comme la France. On ne parle donc pas de la même chose. D'autres pays, notamment en Europe centrale et orientale, sont plus "dépendants" de la Chine qu'un pays comme la France. Je pense notamment à la Grèce ou aux pays des Balkans, dans lesquels l'influence chinoise est importante, et sans intimidation d'ailleurs (Athènes fut d'avantage intimidée par l'UE que par la Chine lors de sa crise économique il y a une décennie). L'Europe n'a pas vocation à nous "protéger" de la Chine, comme de n'importe quelle autre puissance d'ailleurs, mais à nous donner plus de poids dans les négociations sur différents sujets. Elle doit donc être perçue comme un outil renforçant nos capacités, pas comme une protection face à une menace quelconque. C'est le sentiment d'union et la convergence de nos politiques qui sont notre principale force face aux grandes puissances, pas des mesures protectionnistes qui sont faites pour être contournées.

Le fait d’avoir l’euro comme monnaie commune est-il utile ?

Christian Saint-Étienne : Cela aurait été le cas si nous avions mené une politique de compétitivité et de contrôle des coûts depuis l’entrée dans l’euro. A la place, la monnaie est devenue très surévaluée et a accéléré la désindustrialisation française. Un instrument de développement est devenu un outil de régression de l’économie française.

A quel point la Chine réussit-elle à diviser les Européens ?

Barthélemy Courmont : Quand l'UE se montre incapable de définir une politique commune, la Chine choisit de renforcer ses liens bilatéraux avec les Etats membres. On l'a vu avec la Belt & Road Initiative (BRI, les nouvelles routes de la soie), face à laquelle Bruxelles n'a pas su définir une stratégie cohérente. Résultat, Pékin a signé des accords avec plusieurs pays, dont l'Italie (3e PIB de l'UE) et l'UE s'est montrée désunie et impuissante. On voit, sur cette question essentielle de la BRI, des divisions très nettes entre les partenaires européens, là où une approche concertée aurait pu permettre de réduire ces divisions.

Quelle attitude pourrait et devrait avoir l’Europe, et la France, à l’égard de la Chine ?

Christian Saint-Étienne : L’Europe devrait rechercher une autonomie stratégique. Notamment, elle devrait, tout en restant du côté des Etats-Unis sur le plan démocratique, rester hors du conflit entre Washington et Pékin. Comme l’Otan a refusé de développer l’autonomie stratégique de l’Europe, nous sommes aujourd’hui dans une dépendance accrue vis-à-vis des Etats-Unis qui, dans le même temps, se montrent assez peu bienveillants avec l’Europe, notamment avec l’Inflation reduction act. C’est une politique globale qu’il nous faut mener et pas seulement vis-à-vis de la Chine. Pour l’instant, l’Europe est une non-puissance. La France aurait pourtant des atouts à jouer.

Barthélemy Courmont : La Chine doit être considérée comme un partenaire désormais incontournable, une grande puissance dont la légitimité sur la scène internationale ne saurait être nier, au risque d'un isolement. Elle doit aussi être perçue comme un défi, compte-tenu de son niveau de puissance, mais là encore sans tomber dans une lecture trop idéologique (la Chine est une dictature, etc). Le défi posé par les grandes puissances n'est pas idéologique, il se traduit dans notre capacité d'adaptation. Aussi il est indispensable de ne pas s'aligner sur la politique américaine vis-à-vis de Pékin, cela pouvant avoir de graves effets dans la durée en matière de repli sur soi du monde occidental. Dans le même temps, il ne faut pas se montrer naïf face à Pékin, qui privilégie ses propres intérêts, comme toutes les autres grandes puissances. C'est pourquoi l'Europe est indispensable, parce qu'elle rend potentiellement ses Etats membres plus forts, à condition qu'elle privilégie une autonomie et s'articule autour d'une vraie cohésion. 

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