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L’Europe a-t-elle perdu le goût de la bataille quand le reste du monde est d'humeur conquérante ?
©D.R.

Déclin

La banque centrale de Chine frappe des pièces à la gloire de sa marine de guerre, tandis que l'Europe édite des pièces à l'effigie de "la princesse Europe", personnage célèbre de la mythologie grecque. Alors que le reste du monde se montre de plus en plus conquérant, le vieux continent est-il en train de sortir de l'Histoire ?

Pierre-Henri d'Argenson et Guillaume Lagane

Pierre-Henri d'Argenson et Guillaume Lagane

Pierre-Henri d'Argenson est haut-fonctionnaire. Il a enseigné les questions internationales à Sciences Po Paris. Il est l’auteur de "Eduquer autrement : le regard d'un père sur l'éducation des enfants" (éd. de l'Oeuvre, 2012) et Réformer l’ENA, réformer l’élite, pour une véritable école des meilleurs (L’Harmattan, 2008). Son dernier livre est Guide pratique et psychologique de la préparation aux concours, (éditions Ellipses, 2013).

 

 

Guillaume Lagane est un haut fonctionnaire spécialiste des questions de  défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris.

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses,  2010) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses,  2012)

 

 

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Atlantico : La banque centrale chinoise frappe des pièces à la gloire de son armée. Coincée entre la puissance dominante des Etats-Unis et une Chine de plus en plus conquérante, l’Europe, engluée dans ses problèmes économiques, a-t-elle perdu le goût et les moyens de la bataille ?

Pierre-Henri d'Argenson : Les deux, sans aucun doute, mais surtout le goût. Épuisée par les conflits mondiaux, l’Europe a perdu le goût du sang et de la guerre. On ne peut évidemment que s’en réjouir, s’agissant de l’état inédit de quasi-paix que nous connaissons sur le continent depuis bientôt 70 ans. Mais le reste du monde est parfaitement indifférent à cette fierté de notre histoire, et nos incantations pacifistes seront toujours impuissantes face aux ambitions géopolitiques, en premier lieu celles dirigées contre nous. J’ajouterai que, si nous avons perdu les moyens de la bataille, c’est parce que nous nous sommes bercés de l’illusion que le reste du monde adopterait notre modèle de « puissance civile ». Nous nous sommes donc offert le « luxe », d’une part de vivre à crédit depuis la première crise pétrolière (pas un budget voté en équilibre en France depuis 1974), d’autre part de réduire nos dépenses militaires à un niveau jamais atteint par le passé. Aujourd’hui, le reste du monde réarme, et nous serons donc rapidement confrontés au retour du dilemme tragique de l’Histoire : se battre ou disparaître.

Guillaume Lagane :  L’Europe est le continent postmoderne qui a décidé que l'Histoire était terminée, et avec elle, les guerres et la violence politique. Aujourd'hui, le contraste est frappant entre le continent européen qui est un peu sorti des affaires du monde et la Chine qui est ce qu'était l'Europe au XIXe siècle, c'est-à-dire une puissance militaire conquérante prête à défendre ses intérêts par la force. La tension avec la Japon autour des îles Senkaku témoigne de l'état d'esprit de la Chine. Ces îles sont un peu l'Alsace-Lorraine de l'Empire du Milieu. Le 21 décembre 2012 trois navires officiels chinois ont même pénétré dans une zone considérée par le Japon comme ses eaux territoriales. La Chine a de très grandes ambitions politiques et militaires. Son objectif est de retrouver son statut historique qui était celui de première puissance mondiale jusqu'au XVIIIe siècle. La Chine est désormais en passe de dépasser les États-Unis comme première puissance économique mondiale. Elle a déjà dépassé le Japon en 2010. Cette puissance économique se double d'une très grande puissance militaire : c'est le deuxième budget militaire mondial après les États-Unis (entre 70 et 150 milliards de dollars soit quatre fois le budget français). L'ambition officielle de la Chine est d'arriver à parité avec les États-Unis en 2049 pour le centième anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine. A long terme, la Chine peut-être une menace pour l'Europe. Pour la première fois en 2011, durant la crise en  Libye, les chinois ont fait déboucher des navires militaire en méditerranée pour protéger leurs ressortissants. Imaginons dans cinq ou dix ans des navires chinois croisant en méditerranée... Cela va forcément bouleverser l'équilibre actuel des puissances.

Peut-on parler aujourd’hui de déclin de l’Europe ? Le vieux continent est-il devenu neurasthénique ?

Pierre-Henri d'Argenson : Le déclin de l’Europe est non seulement réel mais consubstantiel à son identité géopolitique. Je m’explique : nous vivons toujours, en Europe, sous un régime dont les bases ont été posées entre les années 1945 et 1965. Il s’agit essentiellement de la mise sous tutelle américaine de l’Europe de l’Ouest, sortie vaincue et effondrée de la 2nde guerre mondiale. La construction européenne a été réalisée à l’ombre de ce protectorat, dont les conditions sont toujours d’actualité : oui au développement économique, non au leadership politique. Tous les dirigeants européens actuellement au pouvoir ont grandi dans le culte d’une Union européenne « puissance civile et commerciale », dont la faiblesse des ambitions stratégiques apparaît à mesure que les pays émergents grignotent ses positions. Seule la France a parfois eu la velléité de remettre en cause ce pacte tacite, et de rêver d’une Europe puissante, mais nous avons toujours été isolés dans ce projet.

Guillaume Lagane :  Malheureusement, depuis deux décennies, l'Europe manque de dynamisme économique : problèmes de croissance et désormais d'endettement. Les dépenses militaires sont aujourd'hui les grandes sacrifiées du rétablissement des finances publiques. Tous les pays européens ont décidé de baisser leurs dépenses militaires, y compris les deux grandes puissances militaires européennes qu'étaient la France et l'Angleterre. Ces choix sont assez dangereux dans la mesure où le total des dépenses militaires européennes était déjà insuffisant et l'Europe était accusée régulièrement par les États-Unis de négliger ses dépenses militaires et de se reposer sur la puissance américaine. Or, aujourd'hui, les américains ont plutôt comme objectif de quitter l'Europe pour aller vers l'Asie. 

L'Europe existe-t-elle aujourd'hui au plan international ? Quelle pourrait être sa place dans la nouvelle géopolitique qui se dessine ? Et à quelles conditions ?

Pierre-Henri d'Argenson : L’Europe n’existe au plan international qu’en tant que zone de commerce et de consommation. La croissance chinoise, et dans une moindre mesure la croissance américaine, sont arrimées à la consommation européenne. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces deux Grands s’entendent sur deux points : leur inquiétude vis-à-vis de nos plans d’austérité, et leur souci que le yuan et le dollar restent sous-évalués par rapport à l’euro. Mais l’Europe est aujourd’hui dans une impasse économique : ayant financé sa consommation en s’endettant depuis 30 ans, c’est-à-dire en vivant au-dessus de ses moyens, elle a peu à peu transféré son appareil productif vers le reste du monde, parce que ses coûts de production sont devenus incompatibles avec la compétition mondiale, alors qu’elle importait massivement des produits à bas coût. Paradoxalement, elle n’est ainsi devenue le pivot du commerce mondial que parce qu’elle s’est appauvrie au profit de ses concurrents. Il est donc urgent que l’Europe prenne conscience du retournement de la mondialisation en sa défaveur, et se concentre sur la restauration de la production de richesses sur son territoire, autrement elle est vouée à disparaître en tant qu’acteur de l’histoire, faute de moyens, à défaut de volonté.

Guillaume Lagane : Le grand avantage de l'Europe, en dépit de ses difficultés économiques, est son "soft power". L'Europe a une puissance de rayonnement et d'influence grâce notamment à son modèle politique : la démocratie libérale. Les pays d'Europe orientale, des Balkans et peut-être demain les pays d'Afrique du Nord, sont très intéressés par un rapprochement avec l'Europe, voire par une candidature à l'Union européenne. Si l'Europe se réduit à un modèle intégrateur plus fort, elle peut conserver un rôle important. Mais ce sera plutôt un rôle d'influence douce qu'un rôle de véritable acteur. Sur le plan strictement militaire et géopolitique, on voit difficilement quelles solutions se dessinnent. L’Europe de la Défense, avec une armée européenne commune, ne fonctionne pas. La France et l'Allemagne n'ont pas pris la même position en Libye. Le scénario le plus crédible est un rapprochement "euratlantique". Les États-Unis, eux-mêmes en période d'affaiblissement, vont chercher à intégrer les armées européennes dans un ensemble trans-atlantique avec un approfondissement de l'OTAN.

La classe politique française a tendance à reprocher à l’Europe une trop grande naïveté sur le plan commercial ? Qu'en est-il réellement ?

Pierre-Henri d'Argenson : « Qu’est-ce que la vérité ? », demande Pilate à Jésus dans l’Evangile selon Saint-Jean. En matière de politique commerciale, il n’y a pas de vérité, seulement des intérêts, et dans le cas de l’Europe, une bonne dose d’idéologie. Concernant cette dernière, il ne faut pas s’étonner de la réticence de la Commission européenne à adopter au niveau européen une approche protectrice qu’elle a combattue pendant des années au niveau intra-européen. Pour les eurocrates, toute frontière, qu’elle soit physique ou commerciale, est haïssable en soi. C’est une réaction qui n’est pas de l’ordre du rationnel mais bien du passionnel. Les démonstrations théoriques des bienfaits du libre-échange, aujourd’hui très datées et non vérifiées par l’histoire (voir les travaux de Paul Bairoch) ne sont qu’un vernis savant masquant un dogmatisme manichéen : le protectionnisme, c’est le diable. S’agissant des intérêts, ce sont ceux des pays anglo-saxons (Etats-Unis compris) qui président aujourd’hui à la définition de la politique commerciale européenne, et l’ouverture leur est favorable en raison de la structure de leurs économies, plus tournées vers les services, contrairement aux vieux pays industriels comme la France (l’Allemagne étant dans une situation particulière de domination commerciale par la qualité de ses produits). Le résultat, c’est que certains pays (dont la France) sont aujourd’hui désavantagés par une ouverture économique qui leur interdit toute mesure de protection de leur tissu industriel, alors même qu’ils n’arrivent pas à pénétrer les marchés de pays qui pratiquent un protectionnisme larvé, à savoir la plupart des émergents.

Guillaume Lagane : La question de la naïveté européenne est difficile à trancher parce qu'il y a plusieurs naïvetés. On parle souvent de naïveté sur le plan commercial en disant que l'Europe est ouverte au libre-échange face à des pays beaucoup plus protectionnistes. C'est possible, mais en même temps il faut rappeler que la balance commerciale européenne est aujourd'hui excédentaire. L’Europe a plutôt intérêt à voir les marchés étrangers sourire à ses produits plutôt qu'à ériger une forteresse qui affaiblirait son propre commerce. Là, je vous renvoie au cas de la politique agricole commune qui a toujours été une forteresse protectionniste et qui a finalement abouti à l'affaiblissement de l'agriculture européenne. 

En revanche, sur le plan politique, l'accusation de naïveté est peut-être plus fondée. L'Europe qui s'est construite sur la réconciliation franco-allemande est dominée par des pays qui culturellement refusent la guerre. Mais, comme on le voit actuellement au Mali ou en Syrie, le monde reste dangereux et où l'intervention militaire est parfois nécessaire. L'Europe refuse parfois de voir le monde tel qu'il est et préfère se reposer sur les États-Unis pour faire le sale boulot. 

Comment l’Europe peut-elle retrouver une place dominante dans la mondialisation ? Cela passe-t-il par une relance de l’Europe fédérale ou, au contraire, un retour aux Etats-nations ?

Pierre-Henri d'Argenson :L’Europe fédérale, au sens d’Europe supranationale, n’a aucun avenir dans un monde marqué par le retour des logiques de souveraineté et de puissance. Pendant des années on a expliqué aux peuples européens que les nations, isolées, étaient devenues trop faibles, et qu’ensemble, c’est-à-dire abolies, nous serions plus forts. Pourtant force est de constater que l’Union européenne ne nous a pas rendus plus forts. Au contraire, elle a privé les Etats des moyens d’agir dans le monde sans les mettre elle-même en œuvre. Elle a ôté aux Etats leurs frontières migratoires et commerciales sans les reconstruire au niveau européen. Comme pour le communisme, on continue de répéter en boucle que l’Europe va mal parce qu’elle n’est pas encore assez communautaire et fédérale. C’est là une dangereuse utopie, et cela se terminera comme toutes les utopies si l’on persiste dans cette voie de l’impuissance politique. L’Europe doit au contraire adopter un modèle institutionnel résolument intergouvernemental et embrasser la seule forme politique viable et démocratique pour les Européens : l’Europe des nations.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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