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L'éthique, fondement méconnu du système conservateur
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Bonnes feuilles

Le conservatisme est confondu avec tout ce qu'il n'est pas : immobilisme, réaction, traditionalisme, voire contre-révolution. Sans compter l'influence trompeuse qu'a pu exercer le néo-conservatisme américain. Alors, en quoi consiste le conservatisme et garde-t-il une actualité ? Pour y répondre, l'auteur esquisse une histoire intellectuelle de la pensée conservatrice, de Cicéron à nos jours. Il souligne les lignes de force (autorité, liberté, bien commun, confiance) qui structurent la pensée conservatrice et lui donnent son authenticité et sa permanence. Doctrine et style, le conservatisme a-t-il un avenir ? Extrait de "Qu'est-ce que le conservatisme ?", de Jean-Philippe Vincent, aux éditions Les Belles Lettres 2/2

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA, est professeur d’économie à Sciences-Po Paris. Il est l’auteur de Qu’est-ce que le conservatisme (Les Belles Lettres, 2016).

 

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L’éthique et l’économie politique du conservatisme

Le fait que l’éthique soit au cœur (et non en marge) de l’économie politique est un élément original du système conservateur. Mais pourquoi ce rôle central de l’éthique ? Pour trois raisons. 

Il n’y a pas d’idée plus répandue que le capitalisme reposerait en définitive sur un égoïsme sacré, incompatible, par définition, avec la moindre parcelle d’altruisme et d’éthique. Il n’y a pas de préjugé plus faux. Les conservateurs pensent, au contraire, que le capitalisme et la croissance reposent bien davantage sur l’altruisme et la morale que sur des égoïsmes supposés sacrés. L’idée que le capitalisme et la croissance sont fondés sur l’altruisme a été mise en évidence par l’économiste Edmund Phelps. Phelps a beaucoup réfléchi à ce qu’on appelle en économie les croissances optimales. En 1961, il a montré dans un article fameux qu’il existait pour chaque nation un taux d’épargne national (somme de l’épargne des ménages, de l’épargne des entreprises et de l’épargne publique) qui était préférable à tout autre du point de vue de la croissance et de la consommation : c’est le taux d’épargne de la règle d’or. Ce taux d’épargne très spécifique a en effet deux propriétés qui en font un taux en or. D’une part, il garantit à la nation qui l’adopte une consommation maximale par habitant. D’autre part, il permet d’assurer à la nation qui l’a adopté une consommation équivalente pour toutes les générations. Il s’agit donc bien d’un taux en or. Toute la question, naturellement, est de déterminer pratiquement le niveau de ce taux d’épargne et de voir comment progresser vers cet objectif s’il n’est pas déjà atteint. En ce qui concerne la France, les calculs empiriques qui ont pu être faits situent le taux d’épargne (et d’investissement) de la règle d’or dans une fourchette comprise entre 26 et 28 % du revenu national. Or, le taux d’épargne national de la France est actuellement de 16 % du revenu national : il y a donc une sérieuse marge de progression possible. Phelps identifie deux leviers possibles pour progresser vers la règle d’or. Le premier est de nature autoritaire : c’est d’utiliser le tabou budgétaire pour imposer une forte augmentation de l’épargne publique et, in fine, de l’épargne nationale. Mais cette méthode n’est pas sans risques conjoncturels. Par ailleurs, elle implique d’imposer un taux de préférence social à l’égard du présent qui ne correspond pas aux préférences spontanées et légitimes des agents privés.

Mais, au-delà du tabou budgétaire, il y a selon Phelps un autre moyen de converger vers la règle d’or, et ce moyen, c’est l’éthique et l’altruisme intergénérationnel. L’analyse historique indique en effet que ce sont les transferts d’épargne entre les générations qui ont permis aux premières nations industrialisées – Royaume-Uni, France, États-Unis  – d’assurer leur développement. Autrement dit, c’est l’altruisme intergénérationnel qui permet à une nation de converger vers un sentier de croissance optimale (ou quasi optimale) et de s’y maintenir. Une des difficultés d’un régime de croissance optimale comme celui de la règle d’or, c’est en effet que la croissance et la consommation de toutes les générations dépendent de la capacité de chaque génération en particulier à maintenir le taux d’épargne de la règle d’or et à éviter les comportements opportunistes. Supposons – supposition qui n’est pas entièrement gratuite, comme on peut aisément s’en convaincre – que les générations françaises passées aient dégagé un taux d’épargne proche de celui de la règle d’or. Notre génération d’aujourd’hui bénéficie de ces efforts passés sous la forme d’un stock de capital élevé et cela autorise une consommation importante. Mais si la génération actuelle se démarque de celles du passé en décidant d’épargner peu et de surconsommer, que va-t-il arriver ? Après une phase d’euphorie pour la génération présente, les générations à venir vont se retrouver appauvries et auront le plus grand mal à retrouver la règle d’or. Pour sortir de cette impasse, il est donc nécessaire qu’existe une forte solidarité entre les générations d’une même nation. Plus précisément, il faut que chaque génération ait globalement le même comportement d’épargne. Mais comment garantir cette solidarité intergénérationnelle ? C’est le rôle de l’éthique. Il n’y a que l’éthique qui puisse, en théorie et en pratique, garantir une solidarité des comportements et des résultats économiques entre les diffé- rentes générations d’une même nation. Et ce sont cette solidarité et cet altruisme intergénérationnel qui, en définitive, garantissent le niveau de vie le plus élevé possible pour toutes les générations. Autrement dit, l’éthique agit comme un élément de confiance intergénérationnelle. Et cette confiance est la condition sine qua non de la croissance sur le long terme.

Aux yeux des conservateurs, l’éthique peut emprunter une seconde voie pour consolider la croissance dans un système capitaliste. Il est bien connu en effet, aux yeux notamment des économistes néokeynésiens, que le fonctionnement d’une économie capitaliste peut être affecté négativement par ce qu’on appelle des coordination failures  : des imperfections de la coordination entre les différents acteurs de la vie économique. Prenons l’exemple d’un choc boursier fortement négatif. Une baisse des cours boursiers correspond en économie à ce qu’on appelle une "baisse du rendement du capital", ce que Keynes appelait l’"efficience marginale du capital". Pour que, malgré cette baisse des cours, le niveau d’emploi se maintienne, il faut que plusieurs conditions soient réunies. Il est nécessaire, notamment, que le taux d’intérêt nominal baisse. Mais il est également nécessaire que le revenu baisse, ce qui implique un ajustement des salaires nominaux. Les salaires nominaux peuvent parfaitement s’ajuster, et c’est le cas le plus fréquent. Mais l’ampleur de l’ajustement (c’est-à-dire en fait la capacité à intégrer le déplacement de la demande de travail) peut également se faire dans des proportions inappropriées  : l’ajustement peut être trop faible ou, au contraire, trop important. Et si tel est le cas, il y aura crise. Le problème n’est pas tant la baisse initiale des cours boursiers que le fait que l’ajustement des agents face à cette nouvelle donnée n’est pas parfaitement proportionné. La crise est le prix à payer pour une déficience de la coordination, un coordination failure. Ces échecs de la coordination sont assez fréquents en économie. La question qui se pose est : comment y remédier ? Pour beaucoup, et ce sont les plus nombreux, c’est à l’État d’intervenir pour prévenir ou remédier à ces imperfections de la coordination. Le problème est que l’État n’est pas omniscient et qu’il est également sujet à ce que les économistes de l’école des choix publics appellent des government failures, des imperfections de l’action publique. L’État peut mal faire et s’il fait mal, la situation, mauvaise au départ, deviendra très mauvaise. Existe-t-il un palliatif ? Oui, au moins en partie : l’éthique. D’une part, si les autorités publiques se comportent de façon éthique, il y a gros à parier qu’elles seront mieux comprises des agents privés et que les situations d’échec de la coordination seront mieux traitées. D’autre part, et surtout, l’éthique, en tant que l’ensemble des normes de comportement considérées comme socialement acceptables et bénéfiques, peut être la solution. Beaucoup des maux qui affectent économiquement et socialement les économies capitalistes modernes, addictions, corruption, immigration débridée, insécurité, etc., n’ont de vraie solution que sur le plan éthique. À côté du stock de capital physique, chaque nation a un stock de capital éthique qui n’est autre que le résultat des flux d’investissement éthique passés. Maintenir et conserver le stock de capital éthique d’une nation est aussi important que développer son stock de capital physique. Et cela est nécessaire, notamment, parce que le stock de capital éthique permet d’apporter des solutions spontanées et appropriées aux imperfections de la coordination entre agents.

Extrait de "Qu'est-ce que le conservatisme ?", de Jean-Philippe Vincent, publié aux éditions Les Belles Lettres, août 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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