L’Etat islamique est-il finalement en train d’adopter la stratégie Al-Qaïda en Europe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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On serait peut-être en train d'assister à une mutation de l'EI vers une stratégie plus proche de celle d'Al-Qaïda.
On serait peut-être en train d'assister à une mutation de l'EI vers une stratégie plus proche de celle d'Al-Qaïda.
©Reuters

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Dans une tribune publiée dans le Huffington Post, un ancien agent du MI6 (service de renseignement britannique) s'interroge sur les liens réels entre l'Etat islamique et le groupe terroriste ayant commis les attentats de Paris. Selon lui, on serait peut-être en train d'assister à une mutation de l'EI vers une stratégie plus proche de celle d'Al-Qaïda.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Un ancien agent du MI6, Alastair Crooke, estime dans une tribune au Huffington Post (voir ici) que le mode opératoire des attentats de Paris (comme ceux de Beyrouth et contre l'avion russe) ne correspond pas aux méthodes habituelles de l'organisation djihadiste Etat islamique. Qu'en pensez-vous ? 

Alain Rodier : Il a parfaitement raison. Al-Qaida "canal historique" et Daesh, bien que partageant une idéologie commune, le salafisme-djihadisme, sont deux organisations qui n'ont pas une stratégie similaire. Al-Qaida n'a jamais voulu établir un "État", pensant que cela constituait une cible trop tentante pour ses adversaires. L'effondrement des talibans en 2001/2002 après l'offensive des Américains a servi de leçon aux dirigeants d'Al-Qaida. La suite est connue: l'organisation Al-Qaida est devenue une nébuleuse insaisissable certains observateurs allant jusqu'à nier son existence. Les actions menées de par le monde étaient destinées à amoindrir le moral des "croisés". Les plus marquantes ont été les attentats de Bali, Londres, Madrid, Moscou, etc. Mais, Oussama ben Laden et son second, le docteur Ayman al-Zawahiri, ne sont pas parvenus à accomplir leur rêve le plus fou: frapper de nouveau les États-Unis.

Il faut aussi remonter aux origines de Daesh pour comprendre l'opposition qui existe entre cette organisation et Al-Qaida "canal historique". A savoir qu'au démarrage, il y a un homme: Abou Moussab al-Zarkawi, un ancien petit délinquant jordanien passé au djihadisme. Il rejoint l'Afghanistan où il gère son propre camp d'entraînement parallèlement à Al-Qaida. En 2003, il se retrouve en Irak après l'invasion américaine. A noter qu'il n'y avait alors pas de branche de ce mouvement au pays de Saddam Hussein, cette affirmation de Washington participant au gros mensonge d'Etat qui est dans toutes les mémoires. Zarkawi fait officiellement allégeance à Ben Laden mais les massacres indiscriminés auxquels il se livre, en particulier en direction des chiites qu'il haït (1) au dessus de tout, provoquent les protestations du docteur Al-Zawahiri. D'ailleurs, sa neutralisation en 2006 par les Américains n'est peut-être pas le fait du seul hasard. La rumeur court qu'il aurait été "donné" par la direction de la nébuleuse qui le considérait comme trop indiscipliné et incontrôlable. Naît alors l'Etat Islamique d'Irak (EII), toujours dépendant d'Al-Qaida "canal historique". Al Baghdadi en prend le contrôle en 2010 après l'élimination de ses leaders par des frappes américaines. Après le début de la révolte syrienne, une branche de l'EII est envoyée combattre dans ce pays: le front al-Nosra. En 2013, al-Baghdadi veut l'intégrer à l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL) mais le chef d'Al-Nosra, al Joulani -pourtant un de ses anciens lieutenants- refuse cette allégeance et demande à l'autorité suprème, al-Zawahiri, de trancher le litige. Al-Zawahiri donne tord à al-Baghdadi qui est prié de s'occuper de l'Irak et de laisser le font syrien à Al-Nosra. La rupture est consommée entre les deux hommes. On connait la suite, al-Baghdadi proclame le Califat en juin 2014. Il décide d'établir un "Etat" bien concret à cheval sur la Syrie et l'Irak avec pour "capitale" la ville de Raqqa. Al-Baghdadi exige alors que tous les musulmans du monde lui fassent allégeance. On imagine bien que cela n'est pas du goût d'Al-Zawhiri ni des rois, présidents et responsables religieux du monde musulman. Depuis, Daesh se livre à une guerre "classique" sur le terrain. Les attentats de masse à l'extérieur de ses zones d'influence ne l'intéressaient pas. Tout au plus, le mouvement "félicitait" les "frères" qui, ici où là -particulièrement en Tunisie-, étaient passés à l'action en se revendiquant de sa bannière. Les choses ont changé avec l'Airbus russe de Charm-el-Cheikh. 

Qu'est-ce que cette nouvelle stratégie de Daech dit de la vitalité de l'organisation et de son état sur le terrain ? 

L'ordre de passer à l'action aurait été donné par al-Baghdadi (ou la "Choura", le "Conseil" qui est le gouvernement de l'EI) en juin de cette année. Le but consistait à déserrer l'étau qui commence à peser sur l'EI en Syrie et en Irak et donc cela bien avant l'intervention russe. Il y a eu ensuite "décentralisation" de l'exécution des opérations ce qui explique la "réactivité" des acteurs. Par exemple, l'attentat contre l'Airbus russe de Charm-el-Cheikh aurait été organisé et mis en oeuvre par la wilayat Sinaï (province Sinaï). La rumeur court que l'avion russe n'était pas visé à l'origine mais plutôt un appareil occidental. L'intervention russe de la fin septembre aurait fait changer d'objectif au dernier moment. Pour le (ou les) activiste(s) impliqué(s) dans l'affaire, cela ne compliquait pas outre mesure leur tâche. Celui de Beyrouth dirigé contre le Hezbollah vient d'une branche libanaise de l'EI. Celui de novembre à Paris a été organisé et exécuté par une cellule de combattants francophones basée en Syrie même si un certain nombre de seconds couteaux n'ont jamais mis les pieds dans ce pays.

La décision d'étendre le combat à des actions terroristes de masse à l'extérieur du pré-carré syro-irakien constitue plutôt un avis de faiblesse de Daesh qui rencontre une série de revers depuis des mois, et en particulier depuis le début des frappes de la coalition emmenée pr Washington en août 2014 puis de l'intervention russe le 31 octobre 2015. Mais attention, la bête n'est que blessée et elle n'en est que plus redoutable. D'ailleurs, même sur le terrain syro-irakien, elle a relancé des contre-offensives particulièrement dans les régions de Hama et de Homs tout en essuyant des revers à Alep et au nord de Lattaquié. Palmyre est aussi à portée de canons de l'armée régulière syrienne. Les forces kurdes syriennes et irakiennes menacent les lignes de communications nord de l'EI.

Qu'est-ce que ces nouveaux modes opératoires changent à la manière de lutter contre l'organisation Etat islamique ?

Les bombardements français en Syrie et en Irak n'apportent pas de solution directe au problème posé en France et plus largement en Europe, particulièrement en Belgique. Il faut les replacer dans le cadre d'une stratégie globale qui est aujourd'hui encore bien illisible. Aux responsables politiques (de gauche comme de droite) de proposer une stratégie claire. Pour le moment, avec la "guerre au terrorisme", on en est loin du compte car le terrorisme n'est qu'une méthode de combat, rien de plus. C'est comme si en 1940 nous avions déclaré la guerre au Blitzkrieg et pas aux Nazis ! Certes, le président français a avancé timidement l'expression de "terrorisme djihadiste". Il y a du progrès. Mais il faut peut-être aller plus loin encore. Attention, le "sieur Pasdamalgame" veille. Il participe directement à l'opération générale d'agitprop qui consiste à monter les communautés les unes contre les autres en mettant en avant le spectre de la victimisation des musulmans. En effet, il ne faut pas aller en Syrie ou en Irak pour trouver les idéologues qui ne rêvent que de notre effondrement. Ils sont déjà en France. Le combat se trouve donc au niveau des idées. Puisque les salafiste-djihadistes, et pas seulement ceux de Daesh mais aussi d'Al-Qaida "canal historique", font référence en permanence à un retour à l'islam des origines, il serait utile que les autorités religieuses (mais les sunnites n'ont pas de clergé, uniquement des érudits de la foi) apportent leur éclairage doctrinal sur le sujet. Le fait de mettre en avant les croisades fait oublier que l'Eglise s'est réformé depuis belle lurette. J'attends de connaître la position des docteurs de la foi musulmane sur la place des femmes dans la société, sur le sort réservé aux homos, aux membres des religions du Livre mais aussi aux autres comme les Bouddhistes, sur les châtiments corporels et, surtout, quels sont les rapports qu'ils envisagent entre spirituel et temporel ? Ils condamnent déjà le terrorisme ; c'est rassurant de savoir qu'ils ne souhaitent pas notre mort, mais il conviendrait qu'ils aillent encore un peu (beaucoup) plus loin. Et, en ce qui concerne nos dirigeants et intellectuels qui constituent notre nouveau "clergé" bien à nous, la question est simple: qui sommes-nous et qui est l'ennemi ?

Une fois que ces principes sont posés, ce n'est plus qu'une question d'exécution : un chef, une mission, des moyens !

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