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L’ascension de Georges Pompidou auprès du général de Gaulle en marge du RPF
L’ascension de Georges Pompidou auprès du général de Gaulle en marge du RPF
©AFP

Bonnes feuilles

Arnaud Teyssier publie « L'énigme Pompidou / de Gaulle » aux éditions Perrin. Vingt-cinq ans les séparaient, et en vérité tout un monde. D'un côté Pompidou, l'apôtre de la France heureuse et du progrès tranquille, proche du terroir et des gens, de l'autre De Gaulle, distant et solitaire, épris de grandeur et d'histoire, plaçant toujours la France au-dessus des Français. Extrait 1/2.

Arnaud Teyssier

Arnaud Teyssier

Arnaud Teyssier est spécialiste de l’histoire du gaullisme et de la Vème République, auteur récemment de "L'énigme Pompidou-de Gaulle" (2021) et "Demain la Ve République ?" (2022) aux éditions Perrin.

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Pendant plusieurs années, Georges Pompidou va accomplir avec sérieux son apprentissage de juriste : son esprit clair et méthodique, sa rapidité d’analyse lui permettent de vite maîtriser les subtilités du droit public et du contentieux, qui lui procurent un réel plaisir, comme il arrive avec les littéraires. Le droit public est un droit singulier, où la connaissance de l’histoire, la profondeur du raisonnement sur la société et ses rapports avec l’État peuvent conduire un homme de réflexion et de culture, qui veut réellement travailler, à de judicieuses réflexions sur la réalité du gouvernement des hommes –  notamment s’il lit l’œuvre singulière de Maurice Hauriou et comprend sa théorie de la puissance publique, ce qui fut certainement le cas de Georges Pompidou.

Mais son activité au service de De Gaulle va reprendre, et monter en intensité. Au plan politique, l’hypothèse d’un retour du Général au pouvoir ne paraît pas exclue si la crise politique et le marasme référendaire se poursuivent. À l’été et à l’automne 1946, Pompidou et de Gaulle se voient de loin en loin. Le Général est très souvent à Colombey et son collaborateur d’occasion ne fait pas partie des rares visiteurs qui ont le privilège de s’y rendre.

En être, ou pas ?

Les correspondances de Georges Pompidou qui nous sont restées traduisent une réalité très frappante : son intérêt croissant pour la vie politique, et en particulier pour les divers rebondissements de la vie parlementaire. Les lettres qu’il envoie à René Brouillet, qui a été nommé secrétaire général du gouvernement tunisien et se trouve ainsi provisoirement éloigné du théâtre parisien, sont très instructives. Début janvier  1947, il lui écrit ainsi, à propos du gouvernement Blum qui, par contraste, fait obstacle selon lui à tout retour du Général  : « Blum a pour lui d’être vieux, fatigué, socialiste et républicain indiscuté. L’autre a contre lui d’être encore jeune, militaire soutenu par la droite et peu démocrate d’extérieur. » Ce propos n’est pas neutre ni lâché au hasard : Brouillet est resté proche de Bidault et du MRP. Pompidou ajoute ce propos plus qu’éloquent : « J’essaie de te donner un aperçu impartial de la situation, tout en restant moi-même d’ailleurs très à l’écart d’événements auxquels je dois dire que nul ne me demande de participer ! » Il est tout entier dans cette phrase : en marge des choses, étant dans le jeu sans y être vraiment, et laissant planer toujours le doute sur ses propres intentions – or c’est avec Brouillet qu’il est toujours le plus directement sincère. Rien n’est plus étranger à Georges Pompidou que l’esprit militant. Plus son influence va s’affirmer, plus cette attitude de distance perpétuellement affichée va exaspérer le vieux terreau des collaborateurs les plus anciens et les plus liés au passé résistant. Les raisons de cette attitude, nous pouvons les déduire de ce que nous savons de son caractère et de sa formation. Pompidou est orgueilleux. Il est aussi prudent, parfois même hésitant, par caractère et aussi par le jeu de ses contraintes familiales. Tout le contraire de De Gaulle. Il ne veut pas se mettre en avant, mais il tient tout de même à ce qu’on le distingue. S’il est prudent, c’est moins par manque d’audace ou par stratégie carriériste que parce qu’il hésite encore sur ses intentions professionnelles futures, et parce qu’il ne cesse jamais de penser à son foyer. Du coup, et cela peut plaire à de Gaulle, tout en déplaisant à la plupart des autres : les avis de Pompidou sont pesés, et sont formulés hors des conflits d’influences qui agitent sporadiquement l’entourage.

Les événements fournissent pourtant de multiples occasions d’une implication plus visible. En avril 1947, au moment où la situation internationale se tend et la crise politique intérieure s’aggrave – lorsque le tripartisme fondateur de la IVe explose sous la pression de la guerre froide naissante –, Pompidou marque ses distances avec la manière dont est lancé le RPF : « Je n’ai pas été tenu au courant, bien entendu, mais j’en sais assez pour voir que c’est le clan Soustelle-Malraux-Palewski qui a tout mis sur pied. » Il est visiblement tenu à l’écart par les gaullistes « historiques » : « Tout cela t’expliquera, confie-t-il à un ami, qu’on n’a que peu de gens avec qui parler librement et à cœur ouvert. Seul, peut-être, Michel Debré est de ceux-là. Les meilleurs des autres sont désormais contractés et méfiants. » René Pleven, vieille connaissance de De Gaulle et personnage clé de la France libre et du gouvernement de la Libération, le « boude un peu ». Le Général lui-même n’échappe pas à une critique feutrée, même si ses premiers grands rassemblements de Bruneval et Strasbourg attestent de son énergie : « Je crains que cet esprit puissant et réfléchi ne se soit laissé prendre par l’impatience. Pour moi donc, je me garde de prendre le moindre poste dans la nouvelle organisation dont je n’attends rien de très bon et reste, par ailleurs, fermement convaincu qu’en haut de la route, il y aura la croisée inévitable où la France choisira de Gaulle. »

C’est un fait : Pompidou n’aura été associé ni de près ni de loin à la création du RPF, pas plus qu’il n’aura été impliqué dans la conception et l’écriture des deux grands discours qui vont composer la « doctrine » institutionnelle de De Gaulle : Bayeux et Épinal. Le point central, pour le Général, au-delà des considérations d’ordre purement constitutionnel, c’est l’État, au cœur de la déclaration créant le Rassemblement du peuple français, le 14  avril 1947 : « Pour marcher droit vers son but, il faut que la nation soit guidée par un État cohérent, ordonné, concentré, capable de choisir et d’appliquer impartialement les mesures commandées par le salut public. »

« La démocratie d’un homme »

C’est la première fois que le Général formule aussi clairement sa « doctrine », ou du moins le principe directeur de son action politique. François Mauriac l’a très bien résumé  : depuis 1940, l’inquiétude sur le destin français « a fait de ce soldat, très étrangement, un esprit obsédé par le problème constitutionnel ». Dès lors, nulle place n’est possible pour le pragmatisme systémique –  tel qu’on l’entend généralement  – en ce domaine  : il y aura des faits auxquels de Gaulle refusera toujours de s’adapter. Il considère le réel comme une contrainte, non comme une fatalité. Il croit toujours à la possibilité de l’orienter. Cette idée n’est pas arrivée toute faite dans son cerveau  : elle vient de sa culture historique, elle imprègne sa pensée dès le premier de ses livres, La Discorde chez l’ennemi, puis tous ceux qui suivent, Le Fil de l’épée, La France et son armée, Vers l’armée de métier, et enfin le flot puissant, et sans limites, de ses innombrables discours de guerre ; de la pensée militaire il a glissé progressivement vers une pensée de la démocratie et de l’État, dans laquelle il est difficile de ne pas voir – malgré la doxa qui règne trop souvent dans les études gaulliennes – les éléments d’une doctrine. Il faut lire de Gaulle. Le lire vraiment, dans le texte. Relire ses Mémoires, ses messages, ses discours. Car avec ses écrits, comme il le disait lui-même, pas d’ambiguïté ni de récupération possible, contrairement à tant de phrases ou de sentences recueillies au fil du temps qui peuvent souvent éclairer, mais souvent, aussi, affaiblir ou diluer un propos d’une éclatante continuité. Il faut savoir s’affranchir, parfois, des propos rapportés par Alain Peyrefitte ou Jean-Raymond Tournoux… qu’ils soient réels ou apocryphes, il s’agit souvent de boutades qui éclairent davantage la posture psychologique quotidienne de De Gaulle que sa pensée profonde. Il renvoyait d’ailleurs toujours à ses écrits et ses discours comme seules sources fiables de sa pensée.

« La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps. » Cette ouverture célèbre des Mémoires d’espoir fait écho à la superbe entrée des Mémoires de guerre : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. » Mais elle lui donne plus de champ, plus de densité, car la Ve   République sera l’aboutissement effectif d’un effort tendu sans relâche vers l’unité de la nation et l’édification d’une démocratie stable, durable et mieux armée qu’elle ne le fut en 1940. Il ne s’agit pas, chez de Gaulle, de prononcer de grandes et belles phrases –  comme on le croit souvent, ou comme on veut parfois l’y réduire pour mieux l’enterrer sous les hommages  –, mais d’une pensée cohérente qui n’a cessé de s’accomplir. Dans Le Fil de l’épée, en 1932, il traitait des rapports entre le politique et le soldat : c’est la même matrice qui, à l’épreuve de la guerre et de la Libération, a continué de structurer sa pensée de l’État. La France est une nation qui a connu des épreuves, assemblé des générations, s’est fortifiée « par le génie des races qui la composent ». Elle est une démocratie qui est aussi une république, au sens de respublica. Il l’a dit dès le 2  juillet 1944, devant l’Assemblée consultative à Alger : « Dans l’ordre politique, nous avons choisi. Nous avons choisi la démocratie et la république. » Là encore, ce n’est pas une simple formule : il a explicité sa pensée. Qu’est-ce que la démocratie ? « Rendre la parole au peuple, autrement dit organiser dans le plus court délai possible les conditions de liberté, d’ordre et de dignité, nécessaires à la grande consultation populaire d’où sortira l’Assemblée nationale constituante, voilà vers quoi nous allons. » Et qu’est-ce que la république ? « Nous aurons à remettre sur pied, soit autour du gouvernement, soit localement, l’administration française, sans le labeur et le dévouement de laquelle il ne saurait y avoir que désordre et confusion. » L’administration, pour de Gaulle, est bien l’armature de la France, et plus encore le bras armé de sa démocratie.

C’est le fruit d’une longue histoire. Le 16 juin 1946, à Bayeux, il a résumé cent cinquante ans de chaos constitutionnel : « Au cours d’une période de temps qui ne dépasse pas deux fois la vie d’un homme, la France fut envahie sept fois et a pratiqué treize régimes, car tout se tient dans les malheurs d’un peuple. » Au milieu de ce chaos qui suivit la chute de la monarchie – et fut entrecoupé de périodes de stabilité plus ou moins longues –, la France a poursuivi d’étonnantes lignes de force. Elle a construit, envers et contre tout, une grande aventure collective, faite de puissance, de richesse et d’empires : grâce à sa Constitution administrative –  issue de la synthèse napoléonienne qui réconcilia l’héritage de l’Ancien Régime et celui de la Révolution  –, que la République s’est appropriée, en toute conscience, comme l’outil même de la conversion des esprits. Une Constitution forte, énergique, centralisée, qui fournit au fil du temps et des régimes des figures exceptionnelles. Daniel Halévy décrypte au début des années 1930, dans Décadence de la liberté, cette singularité française qui relativise le poids d’un parlementarisme omnipotent : « Un corps électoral ignorant les problèmes de l’État, les groupes qui intriguent, les ministres qui passent et tombent, cela ne peut être le vrai régime d’un peuple. Il doit donc y avoir autre chose. » Autre chose ? « En arrière des mouvements de foule et d’opinion, et de ces votes parlementaires qui sont encore des mouvements de foule et d’opinion, l’administration, le fonctionnaire apparaissent […]. La France républicaine a, en réalité, deux Constitutions : l’une, celle de 1875, officielle, visible, et qui occupe la presse : elle est parlementaire ; l’autre, secrète, silencieuse, celle de l’an  VIII, Constitution napoléonienne qui remettait aux corps administratifs la direction du pays. »

Mais ce mauvais attelage avec des institutions faibles ou incertaines s’est démembré dans la honte, le déshonneur et la confusion : l’effondrement de 1940, où une grande partie des élites fut entraînée et qu’il importe de ne jamais revivre. Il faut donc préparer le nécessaire redressement. La vision gaullienne de l’État est déjà présente dans l’organisation même des mouvements de résistance intérieure. D’emblée, il ne s’agit pas seulement de vaincre, mais de refonder. Le Général, on l’oublie souvent, a donné lui-même une définition du « gaullisme » dans L’Appel, premier tome des Mémoires de guerre, à propos de Jean Moulin qu’il envoyait en France : « Rempli, jusqu’aux bords de l’âme, de la passion de la France, convaincu que le “gaullisme” devait être, non seulement l’instrument du combat, mais encore le moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l’État s’incorporait à la France libre, il aspirait aux grandes entreprises. »

L’État devait « s’incorporer à la France libre », parce qu’il marquait ainsi le retour du principe démocratique – mais d’une démocratie conçue comme une organisation – au sein d’un ensemble de forces patriotiques où les partis, les idéologies, les stratégies individuelles constituaient autant de ferments de division. À l’issue de la guerre, il faut donc reprendre l’ouvrage, reconstruire l’État dans sa plénitude, première condition du relèvement de la France. C’est le grand projet gaullien. L’État, c’est un ensemble, une harmonie retrouvée entre son cœur vivant, des institutions politiques fortes – les « pouvoirs » – et des institutions administratives restaurées qui lui sont étroitement liées : le politique et l’administratif marchant d’un seul pas. Et si le second doit être clairement subordonné au premier, il doit aussi en être respecté dans sa dignité et dans sa fonction démocratique.

Car l’État – ce mot qui revient sans cesse chez de Gaulle, indissociable de la France elle-même car il en est le trait singulier – unit deux temporalités qui sont constitutives, solidairement, de l’intérêt public et de la continuité de la nation : le politique est soumis au vote, au calendrier électoral, au temps court, car sa légitimité repose sur la confiance sans cesse renouvelée du peuple – de Gaulle en fera l’éclatante démonstration en avril 1969, en se soumettant volontairement à son verdict sur un projet de révolution administrative. L’administratif, lui, déploie son action sur le temps long, mais doit se montrer apte, avec une égale efficacité, à assumer des impératifs paradoxaux –  planifier l’avenir sur la durée, mais aussi affronter l’urgence, lorsque la nécessité publique requiert son intervention hors des normes constitutionnelles d’usage ; c’est pourquoi la confiance que le peuple met en l’administration est de longue portée, elle repose sur son impartialité et sur des garanties qui font des fonctionnaires les serviteurs de la France, mais non des personnes assujetties à un pouvoir éphémère. Entre le pouvoir politique et l’administration, c’est le grand compromis implicite, garant de la pérennité démocratique. Oublier cela, c’est ouvrir la voie au chaos.

Cette vision de l’État, qui habite désormais de Gaulle et dicte très largement son comportement politique, est assez étrangère à Pompidou dans ses années de jeunesse – les choses changeront plus tard. Elle est peu compréhensible pour le normalien, qui ne voit encore l’administration que comme un monde étranger, ou un champ d’expansion possible pour sa carrière dès lors qu’il veut échapper au décourageant cursus de l’agrégé en circuit fermé, décrit par Julien Gracq. Gracq précisément, qui a écrit dans Lettrines que : « Toute forme de gouvernement encore en sève a de quoi faire horreur : le bon usager de ses plaisirs ne supporte l’État que faisandé. » Les normaliens n’aiment pas spontanément l’État. Pompidou ne voit donc pas –  pas encore du moins, c’est un problème de perspective  – l’immense édifice, la véritable cathédrale que le « libérateur du territoire » est en train de programmer à la manière d’un Bonaparte jetant sur le sol français, bouleversé, retourné par la Révolution et son grand désordre, les fondations d’une France nouvelle. Il va le percevoir, peu à peu, au contact de De Gaulle, qui va apprécier, là encore, que Pompidou le comprenne, et sache acquérir par l’expérience, auprès de lui, ce sens de l’État qui est au cœur de l’aventure historique engagée. D’autres savent déjà, comme Michel Debré, mais la pensée administrative de ce dernier est plus confuse, ou du moins traversée de scrupules et de contradictions, comme le montre son étonnant ouvrage, La Mort de l’État républicain (1947), où transparaît une ardente passion pour l’État, mais qui peine à se traduire par les schémas ordonnés d’une refondation. Il est aussi trop dogmatique ou solennel dans l’exaltation du principe. Tous défauts auxquels Pompidou échappe… C’est dans cette opposition de caractères –  Debré, Pompidou  – que va se forger le destin politique du second, plus accordé aux projets du Général et à la nécessité de leur rapide accomplissement.

« La vérité, c’est que Charles les affole tous »

Le RPF connaît vite un succès très large dans toutes les couches de la population française. C’est l’engagement personnel du Général, dès le 7  avril 1947 à Strasbourg, qui permet au nouveau mouvement de s’implanter rapidement. Les figures de proue de ce parti, qui se nie comme tel et se présente comme un rassemblement, sont notamment André Malraux, Louis Vallon, Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas, Jacques Soustelle. Ce gaullisme-là est un gaullisme de combat  : combat contre le régime, définitivement désigné comme le régime des partis et de l’impuissance, combat contre le communisme, à l’intérieur et à l’extérieur, combat contre toute résurgence d’une puissance allemande, lutte enfin pour la préservation de l’empire, gage de la grandeur nationale. Ces idées-là ne sont assurément pas des idées de gauche. À bien des égards, elles tranchent avec certaines des positions que de Gaulle affichera une fois parvenu au pouvoir. Mais en 1947, elles sont de nature à séduire non seulement l’électorat conservateur et bourgeois traditionnel, mais aussi l’électorat populaire, exaspéré par la poursuite des privations – le rationnement a survécu longtemps à la guerre – et qui ne s’est rallié au nouveau régime que du bout des lèvres. Aux municipales d’octobre  1947, le RPF fait un triomphe, enlevant 40 % des suffrages dans les villes de plus de 9 000  habitants. Mais le mouvement ne réussira jamais pleinement son implantation parlementaire. Il gagne les élections dont il n’a pas le plus directement besoin. Son programme est national, ses succès sont locaux (municipales et élections au Conseil de la République de 1948). Son succès le plus net, il l’obtient aux législatives de juin 1951, qui lui donnent 117 sièges, score important mais non suffisant pour ébranler le régime. Par ailleurs, celui-ci sait se défendre et multiplier les obstacles, notamment en élaborant un mode de scrutin spécialement dirigé contre le mouvement gaulliste. Enfin, le contexte a changé, la situation économique s’améliore et la France est partie sur la lancée d’une croissance qui ne s’essoufflera vraiment que vingt ans plus tard.

En fin de compte, de l’avis général, l’adversaire le plus redoutable du RPF est encore de Gaulle lui-même. Ne pouvant abattre le régime abhorré, qui s’est doté, non sans mal et hors de tout enthousiasme national, d’une Constitution aux antipodes de ses préconisations et des leçons du passé, il se refuse à en adopter les règles et ne veut pas que ses troupes jouent le jeu parlementaire – ce qui va à l’encontre du tempérament naturel de tout élu. Ces mêmes troupes sont d’ailleurs très diverses par leurs origines et leur inspiration : un gaulliste pur et dur, venu de l’antifascisme, comme Jacques Soustelle, y côtoie Édouard Frédéric-Dupont, franc réactionnaire, fidèle à ses idées de toujours.

Installé désormais au 5, rue de Solférino, le Général doit pourtant faire un peu de politique. Le salut de la France ne peut attendre que le simple jeu des circonstances le reconduise au pouvoir. Il est donc en train de créer son propre mouvement pour tenter de peser sur le régime nouveau, cette IVe  République si radicalement différente de ce qu’il souhaitait. Il a laissé ses grandes réformes en chantier : il a redressé l’État administratif, jeté les bases de l’État social, mais la reconstruction constitutionnelle – la bonne, la vraie – est restée en plan. Tout reste à faire, en réalité, si on ne veut pas que la machine tourne à vide et que l’impuissance gouvernementale fasse perdre à la France toutes les occasions qui vont se présenter de réinstaller sa cohésion et sa puissance. Un an s’est écoulé. Tous ceux qui ont pu l’approcher à cette époque témoignent d’un même état d’esprit chez de Gaulle : beaucoup de certitudes professées avec vigueur – il martèle qu’il a eu raison de partir, qu’il ne pouvait cautionner un tel régime, qu’il devait impérativement se mettre en réserve –, des moments, parfois, de pessimisme absolu (qu’on assimile un peu vite à des instants de découragement ou même de dépression), l’idée sans cesse réassénée que la France a de nouveau renoncé à tout effort collectif véritable et que le régime des partis va la précipiter dans la décadence ou la soumission au sein d’un monde redevenu extrêment dangereux ; tout cela en permanence corrigé par le secret espoir que les faits gouverneront et imposeront son rappel s’il n’est pas trop tard.

Pompidou continue d’évoluer dans son environnement, mais à relative distance. Le Général n’est pas facile à aborder, surtout lorsqu’on n’est pas, par nécessité de service, un familier de Colombey, comme l’est son officier d’ordonnance, Claude Guy, ou encore Claude Mauriac, resté en charge de son secrétariat. À une lettre que lui envoie pour son anniversaire son ancien collaborateur, de Gaulle répond le 22 novembre 1947 : « L’avenir ne nous appartient pas. Mais, s’il s’y prête, sachez que je compte sur vous, et avec une entière confiance. » Le propos reste sobre, même s’il est sans doute propre à transporter d’enthousiasme, à l’époque, ceux qui admirent profondément et obstinément l’homme du 18 Juin et guettent la moindre de ses paroles. Pompidou l’interprète ainsi. Il s’est résolu à travailler aussi dans un petit groupe réuni par Palewski et dont le rôle est de réfléchir aux « grands problèmes » : le Comité national d’études du RPF. Installé à proximité de la rue de Solférino, siège du rassemblement, mais dans des locaux distincts sis 69, rue de l’Université, on y croise Louis Vallon, Michel Debré, Raymond Aron, Albin Chalandon.

Pompidou tient le rôle de secrétaire général du Comité. S’installent aussi dans ces locaux Claude Mauriac et sa revue Liberté de l’esprit. Ces « Cahiers mensuels destinés à la jeunesse intellectuelle » vont être un extraordinaire outil d’expression et d’influence pendant leurs six années d’existence. On y traite de tous les sujets – politiques, littéraires, philosophiques et même parfois administratifs  – et on y rencontre des signatures souvent prestigieuses et d’inspirations fort diverses  : André Malraux, Roger Nimier, James Burnham –  un intellectuel de gauche américain dont le livre The Managerial Revolution (traduit en français sous le titre de L’Ère des organisateurs) prophétise la bureaucratisation des sociétés modernes , Raymond Aron, Pierre Jean Jouve, Jacques Soustelle, Jean Paulhan, Michel Debré, Roger Caillois, Léopold Sédar Senghor… Un jeune normalien – futur ministre de la Ve  –, Robert Poujade, y écrit régulièrement et c’est sans doute par son intermédiaire que Pompidou exerce un discret contrôle sur les publications – décidément très libres et éclectiques – de cette revue intellectuelle assez étonnante. Il faut comprendre que le RPF commence son existence dans un certain désordre, et qu’à peine né il est déjà traversé par les rivalités et les luttes d’influence qu’une personnalité aussi éminente et symbolique que de Gaulle ne peut que susciter –  surtout hors des périodes de crise. Faire cohabiter des personnalités comme Palewski, Soustelle, Malraux, Michel Debré, et bien d’autres encore, au sein d’une structure nouvelle dont le chef et l’âme vivante se tient à distance et en surplomb n’est pas chose facile. Il semble évident que, s’ennuyant un peu au Conseil d’État, et se trouvant toujours dans cette position intellectuelle du normalien classique décrit par Julien Gracq –  le peloton principal, observant le « champ des possibles », « guettant du coin de l’œil l’étincelle naissante des hautes aptitudes ou de la haute ambition » –, Pompidou s’est mis en réserve. Son sens politique, son sang-froid, une certaine capacité diplomatique sont connus de De Gaulle. Son seul rival direct et potentiel – avec cette réserve que celui-ci est dès cette époque engagé dans la politique active  – est peut-être Debré, mais ce dernier est trop impulsif et passionné (« trop de soubresauts », note avec finesse Pompidou) pour être de manière aussi parfaite l’homme « dans le système pour faire entendre la voix du bon sens, du sérieux et d’un esprit démocratique ». Il reste en contact indirect à travers la fondation Anne-de-Gaulle, il entretient toujours une correspondance suivie avec Brouillet, qui, bien qu’en Tunisie, reste, par ses relations politiques mais aussi par ses fonctions, en lien étroit avec les milieux du pouvoir, notamment le MRP : il suffit donc d’attendre. Présent, mais à distance. Maurice Schumann devait dire plus tard : « Georges Pompidou était l’élément modéré du RPF. Mais il a toujours senti que son destin resterait indissolublement lié à celui de De Gaulle et ne faisait jamais la moindre concession à la fidélité. Pour autant, il n’était pas sectaire le moins du monde. »

C’est ainsi que le normalien qui approche de la quarantaine se forge son destin.

Extrait du livre d’Arnaud Teyssier, « L'énigme Pompidou / de Gaulle », publié aux éditions Perrin.

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