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L'affectation des meilleurs élèves de l'ENA "là où le pays en a le plus besoin" est-elle un voeu pieu ?
©Reuters

Méritocratie ?

Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a affirmé jeudi que le gouvernement songeait à réformer l'ENA pour affecter ses meilleurs éléments dans les secteurs prioritaires.

Didier Maus

Didier Maus

Didier Maus est Président émérite de l’association française de droit constitutionnel et ancien maire de Samois-sur-Seine (2014-2020).

 

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Atlantico : "Il était de tradition que les élèves sortis les mieux classés de l'ENA​ choisissent les prestigieux grands corps qui sont parfaitement estimables, c'est l'Inspection des Finances, c'est le Conseil d'Etat, c'est la Cour des Comptes, ce sont les différents corps d'inspection. On considère qu'il faut envoyer les meilleurs là ou le pays en a le plus besoin, sur les sujets prioritaires du gouvernement, sur la santé, le logement, l'éducation, dans les territoires les plus en difficulté." Ce sont par ces mots que le porte parole du Gouvernement, Benjamin Griveaux venait préciser les contours de la réforme de l'ENA souhaitée par le président de la République. Quelles pourraient être les conséquences d'une telle réforme ? Ne peut on pas y voir un "risque" de voir un renforcement de l'esprit de corps des plus hauts grades qui viendront ainsi "mailler" l'ensemble de l'administration ? 

Didier Maus : Comment modifier l’affectation des élèves à la sortie de l’ENA ? La question n’est ni nouvelle ni facile. Le principe républicain d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, implique que les élèves de l’ENA, comme tous ceux des autres écoles de service public (école des commissaires de police, école des impôts, école de la santé publique…) ou de Polytechnique et de Saint-Cyr (et des autres écoles militaires) choisissent leur première affectation en fonction de leur rang de sortie. C’est la seule solution objective et acceptables par tous. Ensuite l’évolution des carrières, les souhaits personnels, les qualités des uns et des autres se chargent de modifier la situation de départ. 

La difficulté centrale de l’ENA tient à l’existence des « Grands corps ». Pouvoir choisir à la sortie de l’école le Conseil d’État, l’Inspection des finances ou la Cour des comptes offre un double avantage : une plus value financière et de beaucoup plus grands possibilités d’accéder à des postes prestigieux, publiques ou privés, ou très proches du pouvoir. Il n’est pas certain que l’intérêt général y trouve son compte – c’est en tout cas l’opinion de M. Macron, pourtant un des plus brillants représentants de cette « élite » -, mais les stratégies individuelles certainement.

Plusieurs gouvernements ont essayé de modifier les règles du jeu. Nicolas Sarkozy, qui n’avait pas une considération gigantesque pour la très haute fonction publique, n’a pas réussi à aller au bout de sa démarche. La conjonction des habitudes et de vrais obstacles juridiques l’en ont empêché. 

Que M. Macron estime qu’il serait logique d’affecter « les meilleurs esprits » dans les ministères les plus difficiles relève du bon sens. Son discours devant la Cour des comptes le 22 janvier a été très clair. Mais au-delà de l’énoncé du problème, quelles solutions ?

Une piste souvent évoquée consisterait à ne pas ouvrir le recrutements pour les grands corps à la sortie de l’ENA, d’affecter tous les élèves dans les ministères en augmentant le contingent des ministères déficitaires et d’organiser un recrutement spécifique des grands corps à ENA plus 6/8 ou 10 ans. L’hostilité des corps concernés à cette éventualité est bien connue. L’argument selon lequel le mélange des générations, au moins dans les corps à vocation juridictionnelle, est un facteur positif est réel. De plus, comment organiser alors un recrutement égalitaire de cette deuxième carrière ?

Une autre hypothèse consisterait à conserver à conserver les règles actuelles, mais à différer l’entrée effective dans les grands corps de quelques années (sans doute quatre) en affectant la douzaine d’hommes et de femmes concernée dans les ministères en déficit de matière grise administrative. Être chef de bureau à la direction des hôpitaux ou directeur de cabinet du préfet d’un département en crise permettrait à l’intéressé d’être en contact direct avec la matière administrative vivante et non uniquement à travers un dossier contentieux ou une liasse de comptes. Il faut rappeler qu’en 1961 tous les élèves de la promotion Lazare-Carnot ont été affectés pendant un an en Algérie. Le précédent, fondamental dans la vie administrative, existe.

Quelles pourraient en être les conséquences internes pour les élèves pouvant prétendre aux premières places et ayant pour objectif de se réserver aux grands corps ? Une telle décision pourrait-elle entraîner une érosion de la compétition interne ? 

Les élèves de l’ENA, touts concours de recrutement confondus, visent à obtenir le meilleur classement de sortie possible. C’est logique et humain. La seule solution susceptible d’éviter un esprit de compétition interne serait le tirage au sort des affectations. Je doute qu’elle soit juridiquement possible. L’expérience montre que les élèves organisent leur emploi  du temps et leurs efforts en fonction des règles des épreuves de sortie. Ce qui n’est pas « rentable » est délaissé. 

Le succès de l’ENA repose à la fois sur les valeurs de la société française qui valorisent les hauts fonctionnaires et l’organisation d’une double procédure très sélective : à l’entrée avec trois concours bien différenciés (peut-être quatre dans l’avenir pour attirer les titulaires d’un doctorat) ; à la sortie avec le classement et le choix du corps de première affectation. 

De façon plus globale, une telle réforme peut-elle répondre aux objectifs du gouvernement  ? Une véritable révolution ne serait elle pas de voir les grands corps recruter des personnes non issues de l'ENA, et faire ainsi "jouer la concurrence" de façon plus large ? 

Le recrutement des grands corps, au moins au niveau supérieur de conseiller d’État, de conseiller maître à la Cour des comptes ou d’inspecteur général des finances est déjà très ouvert. Environ la moitié des conseillers d’État sont nommés par un tour extérieur, même si dans les faits nombre d’entre eux sont d’anciens élèves de l’ENA qui ont fait pendant une trentaine d’années une autre carrière. Il est en de même à la Cour des comptes. L’ENA a été créée en1945 pour supprimer les particularismes de recrutement des grands corps et offrir une formation commune à tout l’encadrement supérieur de la fonction publique. Sous ce double aspect, la réforme a réussi. Les critiques qui sont, depuis longtemps, adressées aux anciens élèves (sur des modes différents, y compris lorsqu’ils migrent vers la politique ou le monde économique) ne sont que la rançon du succès. Si le Président de la République veut orienter plus d’ENA vers les ministères prioritaires, il faut en même temps mettre en place de nouvelles contraintes juridiques, mieux assurer une égalité des rémunérations réelles et ne pas décourager celles et ceux qui à travers le prestige de l’ENA aspirent à d’autres destinées. Tous les inspecteurs des finances n’ont pas vocation à devenir Président de la République, mais plus de 95% des anciens élèves de l’ENA deviennent de vrais serviteurs du service public.

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