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Jeannette Bougrab : « Comment la France a-t-elle pu se laisser entraîner dans l’abomination qu’est la guerre du Yémen ? »
©LOU BENOIST / AFP

Mauvais choix

Dans "Un silence de mort" (Editions du Cerf), Jeannette Bougrab alerte sur le conflit au Yémen, qui a fait 200.000 morts depuis 2015 dans l'indifférence quasi-générale.

Jeannette  Bougrab

Jeannette Bougrab

Jeannette Bougrab, docteur en droit de la Sorbonne, ex-présidente de la Halde et ancienne ministre, est aujourd'hui membre du Conseil d'État. Elle est l'auteur de Ma République se meurt, Maudites et Lettre d'exil qui ont rencontré un grand succès en librairie.

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Atlantico : Vous publiez "Un silence de mort, la sale guerre oubliée du Yémen", aux éditions du Cerf. Quels sont les enjeux, les forces en présence et la réalité du conflit au Yémen que vous décrivez dans votre livre ? 

Jeannette Bougrab : Ce qui a lieu au Yémen aujourd’hui est une abomination, qu’aucune prière, aucun pardon, aucune expiation, rien de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais réparer pour reprendre les mots de Primo Levi. Car depuis que l’Arabie Saoudite a lancé son offensive guerrière affublée du nom de « Tempête décisive », le 25 mars 2015, sous prétexte de réinstaller au pouvoir son protégé Abd Rabbo Mansour chassé par les rebelles Houtis, plus de 200 000 personnes ont trouvé la mort.

Elles sont mortes soit ensevelies sous les gravats des bombes lâchées par les avions de la coalition soit de famine car les membres de la coalition ne font pas de quartier. Ils osent utiliser la famine comme arme de guerre en ciblant des sites civils et maintenant un blocus strict.

La guerre menée par la coalition ne vise pas seulement à tuer des hommes, elle détruit un patrimoine historique vieux de plusieurs millénaires afin d’effacer la dernière richesse de ce pays : son histoire. Le Yémen était connu dès l’antiquité, plusieurs villes sont classées au patrimoine de l’humanité. Les Saoudiens sont en train de détruire trois milles ans d’histoire dont des sites mentionnés dans le Coran comme Marib.

Comment la tragédie de l'assassinat de Jamal Khashaggi a-t-il fait basculer l'équilibre de la région ? Comment expliquer l'attitude, la stratégie et les "ambitions" de Mohammed ben Salmane dans le cadre du conflit au Yémen ? A quoi "joue" MBS ?  

L’assassinat de Jamal Khashoggi a amené des gouvernements occidentaux traditionnellement peu regardants quand il s’agit du royaume des Saoud quant au respect des droits de l'homme à s’interroger sur leurs relations. Ainsi aux Etats-Unis, pourtant liés par le Pacte de Quincy, une résolution a été votée au Sénat le 13 décembre 2018, pour mettre fin au soutien de la coalition. Mais Donald Trump s’y refusa prétextant d’un contrat de 110 milliards de dollars et a opposé son véto. D'autres Etats par contre, courageusement ont suspendu toutes nouvelles ventes d’armes à l’Arabie Saoudite. On peut citer à titre d'exemple l’Allemagne, la Finlande ou le Danemark. La France, se drapant souvent des droits de l'homme, s'y refusa. 

En fait cette guerre a été voulue par Mohamed Ben Salman, tout juste nommé ministre de la défense pour se légitimer en tant que chef de guerre et ainsi lui permettre d’accéder au trône. Les Yéménites sont pris en otage dans une guerre entre les deux courants de l’Islam, les sunnites et les chiites. Les Houtis appartiennent à une branche chiite et sont réputés être sous l’influence iranienne. Les Saoudiens ont motivé cette guerre pour contrer l’influence grandissante de Téhéran dans la région.  

Quelle est l'influence et la position de la France dans ce conflit ? Sommes-nous face à une complicité coupable avec certains pays du Golfe ? 

Claude Angeli, journaliste au Canard enchainé, a été le premier à dénoncer le rôle de la France dans cette guerre sanglante. Il utilise une formule que je trouve très juste celle de « cobelligérance » pour décrire les liens entre notre pays et la coalition saoudienne. Selon ce journaliste bien informé, la France ne se contenterait pas de vendre des armes, elle fournirait « à l’instar des Américains des renseignements sur les positions tenues par les rebelles… » plus grave « des commandos des forces spéciales arpentent clandestinement le pays pour guider les bombardiers saoudiens et émiratis. »

La France, au cours de la dernière décennie, a vendu pour plus de dix milliards d’euros d’armes à l’Arabie Saoudite sans évoquer les armes vendues aux Emirats arabes unis. La France a bénéficié d’un effet d’aubaine avec la guerre au Yémen, elle a pu ainsi écouler des stocks d’armes. L’Arabie Saoudite est d'ailleurs devenue le 2e client de la France. Il ne faudrait pas contrarier un tel client. Cela créé évidemment une dépendance diplomatique. Sans compter que la France doit s’assurer de son approvisionnement énergétique.

Mais la France ne peut plus continuer ainsi car dans un rapport élaboré par des experts indépendants mandatés par le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies, la France comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont nommément été cités comme susceptibles d’être poursuivis pour complicité de crimes de guerre. Les experts demandent expressément à ces trois Etats de cesser de fournir tout matériel militaire qui pourrait servir dans ce conflit.

Comment expliquer le faible traitement médiatique de la guerre du Yémen et le manque d'implication des principaux dirigeants sur ce dossier et de la communauté internationale qui semble fermer les yeux sur la tragédie qui se déroule au Yémen ? 

La principale raison est que la coalition arabo-sunnite empêche les journalistes étrangers de couvrir cette guerre qui se tient loin des caméras. Certains réussissent néanmoins et rapportent des images, des témoignages poignants. Je pense aux journalistes du New York Times qui ont eu le courage de mettre à la une, le portrait d’une petite fille qui s’appelait Amal, qui signifie espoir en arabe, décharnée, le regard dans le vide pour alerter la communauté internationale sur la mort de ces milliers d’enfants. Mais je pourrais également citer Véronique de Viguerie qui a fait un reportage avec Manon Quéroul-Bruneel qui a reçu le prix Visa à Perpignan ou Georges Malbrunot du Figaro.

Quel peut être encore le rôle des institutions internationales comme les Nations Unies ou l'OTAN sur ce dossier ? Ces institutions ont-elles encore un réel pouvoir et sont-elles une véritable force de dissuasion lors de tels conflits ?

Le programme alimentaire mondial (PAM) vient de recevoir le prix Nobel de la paix. Sans leur travail, la situation serait pire. Plus de 20 millions de Yéménites sont en situation d'insécurité alimentaire, dont plus de 3 millions d’enfants. Notre indifférence aux souffrances dont nous sommes en partie à l’origine est, pour reprendre la formule de Marcel Proust, la forme terrible et permanente de la cruauté.

 Quel avenir peut-on envisager pour le Yémen et les Yéménites ? 

Très sombre. Le pire est que la coalition n'a eu aucun état d'âme à pactiser avec AQPA pour chasser les rebelles Houtis. Nos alliés se sont rapprochés d'Al Qaida péninsule arabique, cette organisation à l'origine de la Fatwa contre Charlie hebdo. Alors l'argument de la lutte contre le terrorisme pour soutenir l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis relève d'une ignorance ou d'un cynisme qui me dépasse. 

A lire aussi sur Atlantico, deux extraits de l'ouvrage :

Les responsabilités de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis au coeur de la guerre au Yémen

Comment le Yémen a basculé dans la guerre dans le sillage du Printemps arabe

Jeannette Bougrab publie "Un silence de mort, La sale guerre oubliée du Yémen", aux éditions du Cerf

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