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Duel des fronts : “Jean-Luc Mélenchon paie les conséquences de trente ans de rupture culturelle entre la gauche et le peuple”
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La France d'Hénin-Beaumont

Devancé par Marine Le Pen et le socialiste Philippe Kemel, le candidat du Front de gauche ne sera pas au 2nd tour des législatives à Hénin-Beaumont. Cet échec dépasse son seul destin personnel, selon le sociologue socialiste Gaël Brustier.

Gaël Brustier

Gaël Brustier

Gaël Brustier est chercheur en sciences humaines (sociologie, science politique, histoire).

Avec son camarade Jean-Philippe Huelin, il s’emploie à saisir et à décrire les transformations politiques actuelles. Tous deux développent depuis plusieurs années des outils conceptuels (gramsciens) qui leur permettent d’analyser le phénomène de droitisation, aujourd’hui majeur en Europe et en France.

Ils sont les auteurs de Recherche le peuple désespérément (Bourrin, 2010) et ont publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011).

Gaël Brustier vient de publier Le désordre idéologique, aux Editions du Cerf (2017).

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A lire sur ce même thème : Jean-Luc Mélenchon a été battu car il n'a pas compris qui sont les classes populaires aujourd'hui

Atlantico : Comment expliquez-vous l’échec de Jean-Luc Mélenchon pour conquérir l’électorat populaire d’Hénin-Beaumont lors du premier tour des législatives ce dimanche et l’écart entre son score et celui de Marine Le Pen ?

Gaël Brustier : Le problème fondamental est culturel, au sens gramscien du terme : Jean-Luc Mélenchon a fait une campagne de gauche traditionnelle en rappelant à la gauche son idéal, avant qu’elle ne devienne en quelque sorte, selon lui, "corrompue" …

"Corrompue", c’est-à-dire ? "Corrompue" à partir du tournant de la rigueur de 1983 ?

Disons qu’avec Jean-Luc Mélenchon, c’est un peu confus : il a tout de même signé toutes les motions du PS et voté en faveur de Maastricht en 1992. En fait, seul Jean-Pierre Chévènement a décrit la dérive de la gauche avec précision…

En fait, la gauche considère aujourd'hui qu’on impose d’en haut une vision xénophobe de la société et que le peuple serait l’agent passif de cette « droitisation ». C’est faux ! Le problème est plus complexe : la gauche a un train de retard intellectuel dans ses analyses par rapport aux partis de gauche des pays étrangers, anglo-saxons notamment. Les gens recomposent leur imaginaire de façon responsable et proposent une vision qui n’est pas celle d’aujourd’hui, mais pas non plus celle d’hier.

Nous avons deux France : celle des grandes métropoles et celle de la campagne. Toutes deux se comportent de façons différentes, y compris au sein de l’électorat de gauche. Le Front de gauche propose un rappel aux valeurs ancestrales de la gauche, quand le PS ou les écologistes s’inscrivent davantage dans la représentation d’une société plus conforme avec la vie dans les grandes métropoles. Cela peut expliquer en partie pourquoi les candidatures écologistes soutenues par les socialistes s’effondrent dès qu’on atteint les zones rurales et péri-urbaines (citons par l’exemple les résultats du premier tour à Meaux où Jean-François Copé obtient 49,14% quand l'écologiste Caroline Pinet plafonne à 30%).

Pour répondre précisément à votre question initiale, l’échec de Jean-Luc Mélenchon correspond donc à un problème de domination culturelle, d’imaginaire collectif. On ne va pas affronter Marine Le Pen à Hénin-Beaumont sans analyser l’évolution culturelle du pays, sa droitisation en profondeur.

Jean-Luc Mélenchon a toutefois suivi d’une certaine façon l’agenda du FN en mettant au cœur de son discours la thématique de l’immigration…

Un combat politique ne se joue pas forcément en prenant le contre pied de la personne à laquelle on s’oppose.

Dans les différentes constructions de l’imaginaire populaire en France, il existe une série de « paniques morales » : les gens ont peur de tout ce qui est vécu comme potentiellement déstabilisant pour leur mode de vie et leurs traditions. La gauche fait face à un problème : elle s’en remet depuis trente ans à une vision occidentaliste du monde. Une ancienne motion du congrès du PS indiquait ainsi que le principal problème de la politique étrangère était liée au terrorisme. Mais vous ne pouvez pas construire depuis trente ans un imaginaire qui pose l’Orient comme un danger, ou une entité menaçante pour l’Occident, sans que les classes populaires qui sont les plus exposées économiquement et socialement n’aillent pas aux conséquences ultimes de ce discours. L’électeur « bobo » des grandes villes est culturellement néo-conservateur, mais il peut s’acheter une bonne conscience en votant écologiste. L’électeur populaire des zones désindustrialisées, qui n’a pas les moyens de se payer des vacances dans des résidences protégées, se retourne vers l’Etat en lui demandant de bâtir des frontières contre ce qui a été défini depuis trente ans comme un danger.

Ce paradoxe se vérifie dans le monde occidental entier. Ce qui est singulier, c’est que les élites sont plutôt libérales d’un point de vue social et économique et ne veulent pas de frontières économiques. Mais si vous appartenez aux classes populaires, que vous avez perdu votre emploi suite à une délocalisation, que vous vivez l’immigration non pas comme une chance mais comme une concurrence et un facteur déstabilisant, vous reconstituez votre imaginaire d’une façon beaucoup plus aboutie que les élites dominantes et vous faites appel à l’Etat et aux frontières. C’est ce qu’ont compris toutes les droites européennes.

A vous écouter, Jean-Luc Mélenchon serait donc victime de l’incapacité de la gauche à s’adresser aux classes populaires. Mais quelle est sa part de responsabilité personnelle dans son échec ?

J’ai tendance à penser que l’œuvre du collectif sur trente ans paye plus que celle d’un seul homme sur trois semaines… Néanmoins la responsabilité de Jean-Luc Mélenchon consiste à s’être trompé dans son analyse : il a fait l’erreur de penser que sa seule rhétorique de rappel à l’idéal de la gauche allait le faire gagner. Il paye ainsi les conséquences de trente ans de rupture culturelle entre la gauche et une partie très importante de l’électorat populaire. Il s’agit d’une réelle méconnaissance de l’évolution culturelle du peuple français d’aujourd’hui.

Comment voyez-vous le futur de Jean-Luc Mélenchon ?

C’est une bête politique ! Il se relèvera.

Et la gauche : comment peut-elle, selon vous, s’adresser à « la France d’Hénin-Beaumont » ?

Il faut redéfinir une sorte de « grammaire républicaine » pour construire un imaginaire alternatif à celui de la droite. Cela ne se définit bien sûr pas intellectuellement en un jour et ne s’impose pas politiquement en trois semaines. Jean-Luc Mélenchon, avait sans doute la meilleure volonté du monde, mais il se présentait à Hénin-Beaumont après 30 ans de construction patiente d’une domination intellectuelle des droites.

Vous dites que la gauche est dominée depuis trente ans intellectuellement, mais une partie de la droite critique quant à elle la domination culturelle de la gauche depuis trente ans. Il s'agit d'ailleurs presque mot pour mot de ce qu'a déclaré lundi le compagnon de Marine Le Pen, Louis Alliot, pour qui « L’UMP subit le terrorisme intellectuel de la gauche depuis maintenant trente ans »…

Disons que des personnalités telles que Nathalie Kosciusko-Morizet, Laurent Wauquiez ou Jean-François Copé vivent dans un quotidien de « villes-centres », même s’ils sont élus dans des zones périurbaines et rurales. Ils se lèvent le matin dans une ville où tout le monde lit Libération, écoute France Inter et en parle à la machine à café. Cela explique par exemple que Nathalie Kosciusko-Morizet ait le FN en horreur, mais soit coupée de toute base électorale dans le pays.

Vous évoquiez précédemment Jean-Pierre Chevènement. L’incapacité du PS à comprendre les aspirations des classes populaires aujourd’hui peut-elle être rapprochée selon vous de l’échec de Jean-Pierre Chevènement au sein de la gauche pour imposer ses idées, lui qui fut membre du courant très à gauche CERES et écrivit le programme socialiste de 1981, mais finit par quitter le parti au début des années 1990 en ne cessant depuis de défendre les valeurs républicaines ?

Il ne pouvait pas imposer ses idées : les vents dominants étaient le néo-libéralisme, la fuite en avant dans l’intégration européenne, l’Atlantisme,... autant de choix politiques guidés par la globalisation financière. Chevènement s’est inscrit en faux politiquement et intellectuellement par rapport à cette évolution, avec une rhétorique républicaine qui a fini par remplacer celle du CERES. Il s’est retrouvé face à l’évolution sociologique de l’électorat du PS et de l’encadrement du PS.

Cela va de pair avec une mutation profonde du Parti socialiste. Le CERES définissait le parti comme l’outil d’une conscience collective. Ce parti est devenu désormais un simple cartel électoral : on n’y entre pas pour bâtir une société socialiste, mais pour être élu ou pour être un collaborateur d’élu. C’est le cas de l’ensemble des partis en France, cela dit, aussi bien pour le FN que pour l’UMP : la vie de parti qui existait avec le PCF a aujourd’hui disparu. Les partis s’ouvrent davantage à la société désormais, jusqu’à en adopter l’hypertrophie de l’image ou de la notoriété.

Propos recueillis par Aymeric Goetschy

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