Islamo-gauchisme : la fiche de poste universitaire qui remet le feu aux poudres ET souligne les œillères qui nous empêchent de comprendre les racines des inégalités<!-- --> | Atlantico.fr
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Des étudiants de l'Université de Rennes 1 assistent à une conférence en janvier 2021.
Des étudiants de l'Université de Rennes 1 assistent à une conférence en janvier 2021.
©DAMIEN MEYER / AFP

Etudes supérieures

Alors que la polémique sur "l'islamo-gauchisme" suite aux propos de la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, est toujours au coeur de la sphère médiatique, l'Institut national supérieur du professorat de Créteil a vidé de sa substance une fiche de poste d’un futur enseignant chercheur pour l’alléger de certaines considérations.

Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico : En pleine polémique sur "l'islamo-gauchisme", l'Institut national supérieur du professorat de Créteil a vidé de sa substance une fiche de poste d’un futur enseignant chercheur pour l’alléger de certaines considérations. Une réaction comme celle-ci est-elle le reliquat du débat actuel sur "l'islamo-gauchisme" ? Est-ce une réponse adéquate ?

Frédéric Mas : Aujourd’hui, une grande majorité des jeunes en France estime que le problème vient de la laïcité à la française, pas de l’islam radical, et que la critique des religions est malvenue. Ils ne se sentent pas concernés par la mort de Samuel Paty ou la persécution de Mila. Si on en croit les universitaires qui s’indignent qu’on enquête sur l’islamo-gauchisme à l’université, le monde éthéré de la recherche est hors de portée des pressions communautaires, contrairement aux autres services publics.

Si on en croit Pierre-André Taguieff, l’inventeur de l’expression reprise par Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal, l’arbre « islamo-gauchiste » masque pourtant la forêt intersectionnelle et décoloniale. Par intersectionnalité, on entend ici l’introduction en sciences sociales d’études pluridisciplinaires portant sur différentes formes de discriminations portant sur la race, le genre ou l’orientation sexuelle.

Le courant décolonial quant à lui est un champ d’études qui s’est construit sur l’idée que l’emprise des colonialismes occidentaux, et donc leur domination, n’avaient pas totalement quitté les esprits et les pays colonisés. Intersectionnalité et décolonialisme marchent souvent de pair pour déconstruire tout ce qui est associé à l’Occident honni. Les accointances entre l’ultra-gauche et certains penseurs islamistes qui en instrumentalisent le vocabulaire pour asseoir leur influence aux Etats-Unis et en Europe n’est un secret pour personne.

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Parmi ses traditions les plus populaires dans l’idiome politique contemporain, il y a la racialisation des rapports sociaux et les nouvelles querelles identitaires indigénistes et communautaristes. Tout ceci concoure à une culture d’apartheid et de morcellement du monde. Ce bouillon de culture identitaire n’est pas nouveau, et Philippe Raynaud l’évoquait déjà, sans utiliser l’expression islamo-gauchisme » dans son livre sur l’extrême gauche plurielle parue en 2006.

En quelques décennies cependant, ces mouvements « critiques » ont grossi et dominent maintenant le paysage idéologique à la gauche de la gauche. De manière plus inquiétante, ils ont percé à l’université et bénéficie maintenant d’une aura « scientifique » et d’une place essentielle pour former les jeunes esprits au culturalisme racialisant qui autrefois était l’apanage de la droite de l’extrême-droite.

Sur la fiche de poste, il est question de recherche sur la prévention des inégalités « en prenant en compte les discriminations ethno-raciales, les questions de genre et de sexualité, ou les inégalités sociales ». De telles recherches passent-elles sous silence les vraies racines des inégalités de notre société ? Pourquoi se focalisent-elles sur ces thèmes en particulier ?  

Premièrement, permettez-moi de remarquer avec le philosophe Anthony de Jasay que le couple égalité/inégalité n’appartient pas au lexique moral. En soi l’égalité ou l’inégalité n’est ni juste ni injuste, et c’est une curieuse mode des théories contemporaines de la justice que de vouloir à tout prix en faire une exigence morale préliminaire à toute réflexion sur les rapports humains.

Deuxièmement, il existe même des inégalités sociales très utiles au bon fonctionnement de la société libérale. Même un penseur égalitariste comme John Rawls le reconnaissait, car elles peuvent favoriser la compétition économique et inciter les individus à créer des richesses, de la prospérité et donc à faire reculer la pauvreté, n’en déplaise à Thomas Piketty.

Troisièmement, la dénonciation des inégalités ici n’a de sens que si elle s’inscrit dans une dynamique politique plus large d’émancipation supposée de cultures jugées aliénantes et dominantes. C’est parce que la domination occidentale, blanche, hétérosexuelle, capitaliste est majoritaire qu’elle est porteuse d’inégalités et d’oppression qu’il faut en déconstruire les institutions.

Mais en quoi s’enfermer dans une multitude de cultures alternatives collectives émancipe l’individu et le porte à une réflexion claire et rationnelle sur lui-même ? Allan Bloom dénonçait dès 1987 cet esprit d’enfermement tribal qui est le contraire de l’esprit d’universalité porté par l’Université. Quand les idéologues en viennent à s’attaquer aux sciences et à tordre l’histoire pour faire plaisir aux passions identitaires du moment, où est la visée de vérité ?

Quatrièmement, les multiples courants indigénistes, décoloniaux et intersectionnels sélectionnent parmi les oppressions et invisibilisent les inégalités qui ne leur conviennent pas. La question sociale, par exemple, qui a dominé les sciences sociales au siècle dernier passe au second plan face à la puissance du ressentiment identitaire. Mais entre un habitant de la Creuse qui n’a pas fait d’études supérieures et un étudiant de Sciences Po Paris ou Harvard pétri d’idéologie intersectionnelle, qui a le plus de chances de s’en tirer dans la vie ?

Aux États-Unis, un débat sur un sujet comme l’islamo-gauchisme semble impossible tant la société semble clivée. En France, le débat sur la question est-il encore possible ? L’importation des problématiques américaines en France est-elle une fin ou pouvons-nous encore l’adapter à notre société ?  

Comme vous le soulignez, les problématiques soulevées par l’identité, dont l’islamo-gauchisme est un corollaire, sont un produit d’importation et s’expliquent avant tout par l’histoire récente des Etats-Unis, qui a fait sa « révolution des droits » à partir de la fin des années 1960. La déségrégation, qui a abouti à l’égalité raciale sous l’impulsion du mouvement des droits civiques a bouleversé la vie publique américaine. La Grande société qui lui a succédé sous Lyndon Johnson a amorcé la dynamique égalitaire et culturelle qui a suscité ensuite le réveil « multiculturel » des minorités. Aux luttes pour l’égalité raciale se sont ajoutées celles pour le droit des femmes, des homosexuels et plus largement toutes les communautés qui s’estimaient victimes -bien souvent à raison- de la culture de la ségrégation et de l’apartheid portée par l’histoire du pays. Christopher Caldwell a montré dans son essai récent The Age of Entitlement : America Since the Sixties à quel point l’ensemble de ces politiques de reconnaissance a révolutionné la perception que l’Etat fédéral avait de son propre rôle.

Mais ces problématiques propres à la démocratie américaine sont-elles réellement adaptées à la situation française et à ses problèmes spécifiques ? Il y a de la part de ceux qui importent les études susmentionnées une sorte de fascination, et la transposition de l’expérience américaine dans les universités et grandes écoles françaises peut masquer la réalité française. Pire, elle témoigne aussi d’une autre rupture, celle des élites transnationales progressistes avec les populations européennes diverses. L’homogénéité culturelle se fait au sommet en s’alignant sur la culture anglo-américaine et en vient à rendre étrangère certains thèmes propres à la république française, comme on peut le constater par exemple avec les débats divers et variés sur la question de la laïcité, qu’une grande partie des élites américaines ne comprend pas, et qu’une partie de la jeunesse française formée par ses épigones locaux ne comprend plus.

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