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Interdiction de l’adultère en Turquie : jusqu’où Erdogan osera-t-il défier l’Europe ?
©Reuters

Un pas de plus

La Turquie songe à criminaliser de nouveau l'adultère après une dépénalisation à la fin des années 90. En 2004, la proposition était déjà revenue sur la table mais avait rencontré l'opposition laïque et le pays avait fait marche arrière en raison des pressions exercées par les dirigeants de l'Union européenne. Aujourd'hui, difficile de voir qui pourrait s'opposer à la volonté d'Erdogan en la matière.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : La Turquie est en train de réfléchir à une criminalisation de l'adultère. Cette idée, vieux serpent de mer en Turquie avait toujours été ajournée  sous les pressions de l'Union européenne. Maintenant que la question de l'adhésion à l'UE ne fait plus débat, jusqu'où la Turquie pourrait-elle aller dans ses réformes et quel est l'objectif du pays à terme ?

Laurent Leylekian : Il me semble que nous devons désormais imaginer le pire, c’est-à-dire à moyen terme une République islamique de Turquie sur le modèle iranien à la différence que la Turquie est sunnite. Bref, le retour effectif du sultanat aboli par Atatürk. C’est une hypothèse qui semblait encore irréaliste il y a cinq ans mais la situation a progressivement changé : En fait – comme l’a récemment souligné un think tank américain – l’Occident a tant perdu son ascendant et son emprise effective sur la Turquie – qu’Erdogan peut maintenant mettre en place son programme islamiste quasiment sans aucune restriction.

La petite bourgeoisie anatolienne et le monde rural qui ont fait son succès continuent de le soutenir tandis que l’opposition structurée ne parvient plus à s’exprimer : d’une part, elle n’a plus de modèle alternatif crédible à proposer et d’autre part aucun leader qui puisse sérieusement contester Erdogan n’émerge pour l’instant des partis d’opposition. En outre, confrontée aux purges et aux parodies de procès, la société civile occidentalisée est de plus en plus contrainte de se murer dans le silence, un peu comme « l’émigration intérieure » sous le troisième Reich. Il y a encore des îlots de résistance – comme ce procureur qui a engagé des poursuites contre les responsables d’une chaîne ultranationaliste pour « incitation à la haine » mais c’est devenu vraiment marginal dans un pays où le programme politique islamiste s’appuie sur une tradition d’Etat nationaliste.

Beaucoup d’observateurs considèrent que l’on s’approche d’un système totalitaire et je ne vois guère qu’un retournement de tendance économique qui puisse peut-être arrêter Erdogan dans ses ambitions de faire du pays une République islamique. Quoique dans un système réellement totalitaire, les considérations de cet ordre soient inopérantes jusqu’à l’effondrement final.

Est-ce que les liens économiques qui continuent d'unir l'Union européenne et la Turquie peuvent encore peser dans la balance et servir de moyens de pression ?

Sans doute pas parce que l’Union européenne elle-même ne met pas vraiment son poids économique au service de sa vision politique propre ; en tout cas pas avec la Turquie qui bénéficie des prérogatives de l’Union douanière. En outre, quand on regarde la structure des échanges de la Turquie, on voit que l’Union européenne reste prépondérante bien sûr mais, depuis dix ans, la part des exportations comme des importations va croissante avec l’Asie et notamment la Chine. Et plus récemment, la Turquie s’est également ouverte aux investissements russes en raison des alliances conjoncturelles sur la question syrienne.

Enfin, l’Europe reste tétanisée par la question des migrants et croit pouvoir retarder les échéances des problèmes en ménageant Erdogan. On peut paraphraser Churchill : « Vous avez voulu éviter les sanctions économiques guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez migrants ». En fait, l’ascendant pris par un homme tel qu’Erdogan doit beaucoup aux lâchetés occidentales.

Si l'Union européenne et la Turquie semblent de plus en plus s'éloigner tant diplomatiquement qu'économiquement que deviendraient les turcs politisés disséminés à travers l'Europe ?

C’est une vraie question car les Turcs d’Europe comme les citoyens européens d’origine turque constituent l’une des communautés les plus endogame et refermée sur elle-même (comme le montre encore l’affaire du drapeau turc de Mâcon). C’est une constante soulignée par de nombreuses études. Il y a une certaine responsabilité des Etats de l’Union qui ont en quelque sorte sous-traité la prise en charge de ces populations à l’Etat d’origine, mais en vérité sans doute pas plus que pour d’autres communautés. La différence, c’est que la Turquie, ce n’est pas l’Algérie ou le Maroc mais c’est un Etat qui a une longue tradition impériale, qui a une stratégie globale et qui perçoit ces populations comme un outil d’influence, voire comme une « arme ».

Deux exemples récents : la mise en place à partir d’Ankara de manifestations massives de Turcs dans divers pays européens (Allemagne, Pays-Bas) en soutien à l’aventure militaire turque en Syrie ; où le vote négatif au Parlement néerlandais du parti Denk, constitué quasiment exclusivement de ressortissants turcs ou d’origine turque, sur une résolution de reconnaissance du génocide arménien soutenue par toutes les autres formations politiques.

C’est un vrai problème car une grande partie de ces communautés turques, loin de s’intégrer aux structures sociopolitiques européennes crée leurs propres formations sur une base ethnique, bien qu’elle s’en défende. J’ai cité Denk aux Pays-Bas mais nous avons eu le PEJ lors des dernières législatives en France. Pire, les Européens politisés d’origine turque qui dérogeraient aux consignes d’Ankara se voient désormais menacés physiquement en Europe même. C’est le cas par exemple de ces parlementaires néerlandais – généralement de gauche – qui ont voté la résolution sur le génocide arménien ou de Cem Özdemir, leader des Verts allemands, qui a dû être mis sous escorte policière …. A Munich !

Il me semble donc urgent – si ce n’est pas trop tard – que les Etats de l’Union arrachent ces populations des mains d’Ankara pour reprendre en main leur éducation et leur intégration. Ceci passe sans doute par le démembrement des innombrables structures islamistes ou nationalistes turques qui opèrent librement en Europe et qui constituent le bras armé de l’assujettissement des Turcs d’Europe envers Ankara.

Idéalement, il faudrait aussi un volet répressif à cette action car certaines de ces structures – en particulier les organisations ultranationalistes – ont également des activités maffieuses (drogue, prostitution). Je suis cependant loin d’être certain que les services concernés aient pris la mesure de l’ampleur du problème et de son importance. N’oublions pas qu’en Turquie, l’islamisme n’est que le masque actuel du nationalisme et non pas l’inverse.

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