Inégalités en France ? Ces chiffres qui risquent de vous choquer (tant ils diffèrent des discours révolutionno-misérabilistes…)<!-- --> | Atlantico.fr
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Pourquoi une partie de la classe politique s’enferme-t-elle dans des discours révolutionno-misérabilistes sur la question des inégalités ?
Pourquoi une partie de la classe politique s’enferme-t-elle dans des discours révolutionno-misérabilistes sur la question des inégalités ?
©©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Dystopie permanente

D’après une récente étude de l’Insee, la France affiche une meilleure distribution initiale des revenus que d’autres pays occidentaux, comme les Etats-Unis.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Joël Hellier

Joël Hellier

Joël Hellier est économiste et enseigne à l'Université de Nantes et de Lille 1. Ses travaux portent sur la macroéconomie des inégalités, l'économie de la mondialisation, l'éducation et la mobilité intergénérationnelle et l'économie du travail.
 

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Atlantico :  D’après une récente étude de l’Insee, 60% des ménages sont des bénéficiaires de la redistribution étendue. 90% des individus de plus de 60 ans perçoivent d’ailleurs davantage qu’ils ne contribuent. Dès lors, à qui le système aujourd’hui en place profite le plus selon vous ?

Pierre Bentata : Le système redistributif français bénéficie en effet aux déciles de revenus les plus faibles ainsi qu’à une partie des retraités : celles et ceux qui avaient des salaires moyens et qui n’ont pas investi eux-mêmes par l’intermédiaire de complémentaires, qui ne se sont pas constitué de patrimoine.

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Bénéficiaires nets du système de redistribution français

En réalité, cependant, il m’apparaît plus éloquent de répondre à la question en la retournant. Ce qu’il faut demander, me semble-t-il, c’est bien cela : qui ne profite pas du système redistributif en France ? Ce sont les classes moyennes, stricto sensu ; ce qui correspond concrètement à tous ceux dont les moyens les hissent au-dessus des 30% les plus pauvres sans leur permettre de rejoindre les 30% les plus riches. En tout et pour tout, cela représente 40% de la population. On a donc 40% de contributeurs nets sur la redistribution, qui font vivre le système.

L’évolution démographique observée au sein des mouvements sociaux n’a donc, à cet égard, rien de bien étonnant. Depuis les Gilets Jaunes, ce n’est plus un milieu ouvrier qui se rebelle, c’est bel et bien la classe moyenne, ce qu’avait d’ailleurs annoncé Nicolas Bouzou dans son livre “Le chagrin des classes moyennes” il y a quelques années. Ce sont elles qui soutiennent à bout de bras le système.

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Est-ce à dire que notre modèle est fondamentalement défaillant ? Cela va dépendre de ce que l’on souhaite. Si l’objectif premier c’est la redistribution et la réduction des inégalités, il fonctionne. En revanche, si on pose la question de l’efficacité du mode de financement alors oui, des failles apparaissent. Elles sont même évidentes, puisque ce sont des catégories qui ne sont pas aisées qui, proportionnellement, vont participer le plus à l’effort de redistribution dans le pays. 

Joël Hellier : La redistribution profite incontestablement aux plus démunis. Mais son financement repose de plus en plus sur les classes moyennes car les plus riches ont de multiples voies pour réduire leur imposition. Au-delà de 4000 euros par mois environs, le système fiscal devient régressif (le taux d’imposition baisse), même si le montant de l’impôt augmente. 

Selon cette même étude, la France affiche une meilleure distribution initiale des revenus que d’autres pays occidentaux, comme les Etats-Unis, en plus de profiter d’une meilleure redistribution au final. Faut-il comprendre qu’il serait pertinent de modifier le système en place ou cela illustre-t-il au contraire la pertinence de ce dernier ?

Pierre Bentata : Il existe beaucoup de mécanismes, même en amont de la redistribution, qui ont un effet redistributif fort ; y compris au-delà de la fiscalité d’ailleurs. C’est vrai pour tout l’écosystème du travail (qui comprend notamment le droit du travail dans son ensemble, l’existence de salaires fixés, les quotas d’heures, etc)... Ceux-ci permettent l’existence d’un fort effet redistributif dès le départ. C’est un excellent amortisseur en période de crise, mais il a tendance à lester le pays pendant les phases ascendantes de cycle. Nous profitons donc moins des poussées de croissance et, mécaniquement, les mieux protégés sont aussi ceux qui en profitent le moins lors de ces dernières.

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En 2013, Thomas Piketty prédisait que l’augmentation inexorable des inégalités entraînerait la chute du capitalisme. Ce fut aussi l’année où elles cessèrent de croître…

Joël Hellier : La distribution avant impôt des revenus est factice si elle ne prend pas en compte le chômage. En fait, la France préfère avoir plus de chômeurs non pauvres alors que d’autres pays (Royaume Uni, Allemagne) préfèrent avoir plus de travailleurs pauvres. Le choix entre ces deux options n’est pas immédiat car l’objectif, ce sont des travailleurs non-pauvres. D’autant plus que, dans la plupart des cas, les mini-jobs des travailleurs pauvres ne débouchent pas sur des emplois viables. En fait, il serait pertinent de modifier le système pour les raisons invoquées en réponse à la question précédente.

Depuis le début de la crise sanitaire, certains Français se montrent de plus en plus critiques à l’égard des classes sociales les plus aisées du pays, perçues pour certaines comme ayant profité de la période covid au détriment du reste de la population. D’aucuns n’hésitent d’ailleurs pas à comparer la fortune des personnalités les plus riches du pays à la situation des plus démunis. Une telle juxtaposition fait-elle sens, d’un point de vue économique ? Est-elle représentative de la réalité des inégalités du pays ?

Pierre Bentata : Non, pas du tout. Rappelons, en effet, que lorsque l’on parle des plus riches du pays, il est question de nos plus grands milliardaires comme la famille Bettencourt ou Bernard Arnault. Or, il n’y a rien sur le plan économique qui permette de comparer leur situation à celle des plus pauvres. Ce n’est pas cohérent. Evidemment, d’un point de vue social ou d’un point de vue psychologique, c’est une comparaison qui peut parfaitement se comprendre. Il n’est pas étonnant d’avoir l’impression que quelque chose déraille quand on voit la fortune des plus riches augmenter alors que dans le même temps la situation se dégrade pour le reste de la population. Ceci étant dit, il importe de rappeler qu’il n’y a là ni lien de cause à effet ni corrélation entre ces deux états de faits. 

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L’inflation, qui pourrait elle faire l’objet d’une comparaison, n’est pas le fait des plus riches. Elle provoque de facto un effet d’enrichissement des ménages dont le patrimoine est valorisé par la montée des prix, qui bénéficient donc des effets positifs du phénomène. Cette valorisation, bien souvent, compense les effets négatifs de l’inflation et provoque ce qui peut être perçu comme un enrichissement injuste. Pour autant, il reste sans impact sur les classes moins aisées. Si les classes sociales aisées l’étaient moins, les pauvres ne seraient pas moins pauvres.

Joël Hellier : Il est très difficile de répondre à votre question car cela dépend de ce que vous voulez analyser économiquement et des personnes que vous considérez. De plus, les dernières informations sur les ‘super-riches’ (Bernard Arnault, Françoise Bettencourt) concernent la richesse et non le revenu, et sont largement tributaires de cours des actions en bourse.

Du point de vue strictement économique, deux éléments me semblent importants. D’une part, l’idée selon laquelle l’enrichissement des riches permettrait d’enrichir les pauvres s’est avérée fausse comme en témoignent les évolutions observées ces quarante dernières années. D’autre part, l’idée selon laquelle il suffirait de taxer les riches, en particulier les super-riches, pour réduire les inégalités est tout aussi fausse.

La théorie dite du ‘ruissellement’ est fausse car elle présuppose que l’augmentation des profits et du revenu des plus riches se traduit par une hausse de l’investissement et de la productivité, ce qui ne s’est pas produit, bien au contraire. Un exemple : nombre d’entreprises ont utilisé leurs profits pour racheter leurs actions, ce qui permet d’enrichir (en patrimoine) les actionnaires restants. De même, les investissements spéculatifs ont fortement augmentés ainsi que les dépenses ostentatoires (le secteur du luxe ne s’est jamais aussi bien porté). En fait, dans la grande majorité des pays avancés, et même au niveau mondial, la croissance du produit et de la productivité ont été beaucoup plus faibles depuis vingt ans que dans les années soixante et soixante-dix.

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Enfin, la taxation des riches est en grande partie chimérique car, dans une économie globalisée, ils peuvent très facilement échapper à l’impôt en délocalisant leurs activités ou en migrant vers des pays fiscalement plus accueillants. Dans ce cas, on gagne plus en les taxant moins car autrement ils quittent le pays. 

En France, le modèle social repose notamment sur un volet fiscal et sur la redistribution. Ce système permet-il efficacement de réduire les inégalités ? A quoi ressembleraient-elles avant intervention étatique et, comparativement, quel est leur niveau réel après coup ?

Pierre Bentata : Pour se faire une idée sur la question, il est possible de regarder les chiffres de Piketty et de ses co-auteurs… mais l’on peut aussi s’attarder sur ceux du World Inequality Forum, dont la base de données (la World Inequality Database) analyse précisément la puissance de l’effet redistributif, notamment dans l’Hexagone.

Ce dernier, grâce à notre modèle de fiscalité, est très fort en France. Dans les faits, c’est même l’un des plus élevés au monde. Plus important encore, peut-être, cet effet redistributif n’a cessé de se renforcer.

Si on regarde l’écart entre les 90% des Français les moins riches et les 10% les plus riches, on observe qu’il s’établit à environ 1 pour 5 avant redistribution. Après coup, il tombe à 1 pour 3. Dès lors, il apparaît que l’effet redistributif permet d’atténuer la disparité de revenu entre les 10% les plus riches et le reste de la population de 28%, note le World Inequality Forum. Même en 2010, alors que le dispositif était déjà particulièrement puissant, cet effet était deux fois plus faible. Du point de vue de la redistribution, notre système n’est pas seulement efficace : il l’est même de plus en plus. Les données enregistrées, qui remontent jusqu’à 1900, montrent que c’est vrai également sur le temps long.

Joël Hellier : Mon point de vue est que le système français de redistribution est peu efficace car il allie un prélèvement très élevé pour un résultat moyen.

Première remarque : quand on parle de redistribution, il ne faut pas s’arrêter aux prestations en argent (assurance chômage, aides au logement, RSA, mesures contre la pauvreté, etc.). Il est essentiel de prendre en compte le système éducatif et le système de santé, qui sont en fait les vecteurs principaux de la redistribution. De ce point de vue, la France commence par créer des inégalités de qualification via le système éducatif, puis les inégalités ainsi créées sont réduites par le système redistributif lorsque les individus entrent dans la vie active.

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Effets de la redistribution, par niveau de qualification 

Autre incohérence : on prend d’une main ce que l’on rend de l’autre. Un système efficace devrait prendre aux ménages aisés pour redistribuer vers les ménages modestes. Or, il existe en France une conception de l’égalité qui consiste à donner la même chose à tout le monde (prestations familiales, santé, éducation etc.). Cela se traduit ipso facto par des prélèvements extrêmement élevés dont une grande partie repart vers les ménages aisés.

Certains de ces discours reposent sur l’idée que les inégalités exploseraient en France. Ce n’est pourtant pas ce qui ressort à la seule lecture d’indicateurs chiffrés comme le coefficient de gini… Que peut-on dire de leur évolution ?

Pierre Bentata : Attardons-nous un instant sur les indicateurs qui sont typiquement utilisés par Oxfam : à les observer, il y a en effet de quoi penser que les inégalités explosent en France. C’est pourtant une illusion… laquelle ne tient que parce que ces indicateurs sont complètement tronqués. Objectivement, sur le plan économique, ils n’ont pas de sens et ne témoignent donc pas d’une quelconque réalité empirique.

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Calcul du coefficient de Gini pré et post redistribution en France

Oxfam, ainsi que les relais d’opinions qui reprennent cette analyse, comparent des éléments qui n’ont pas vocation à l’être. Comparer des revenus avec du patrimoine, ainsi que cela peut être fait quand on oppose le salaire moyen au patrimoine de Bernard Arnault, n’a pas de sens sur le plan économique. Le calcul est faux, même s’il donne le sentiment qu’un véritable fossé se creuse. Cela amène à des paradoxes absurdes et sous-entend qu’il faudrait taxer les gens sur la totalité de leur patrimoine, chaque année… Comme si, tous les ans, ils étaient redevables d’un achat réalisé une unique fois. C’est sur la base de cette hypothèse qu’on en arrive à l’idée que Bernard Arnault ne paie que 1% d’impôt sur le revenu. En appliquant ce mode de calcul à l’ensemble des contribuables propriétaires, on découvrirait alors qu’eux aussi ne paient pas plus de 1% d’impôt sur le revenu.

Rappelons, néanmoins, qu’un bien immobilier ne constitue pas un revenu. C’est, au mieux, un revenu fictif, qui sera d’ailleurs taxé au moment de la revente dudit bien. Cette logique engendre d’autres absurdités : on en vient à considérer que le propriétaire d’un terrain estimé à 100 000 euros est aussi riche qu’un autre individu percevant 100 000 euros annuels… Alors même que le second bénéficie d’un revenu qui se reproduit tous les ans.

Autre illustration du mauvais calcul des inégalités par Oxfam : selon leur rapport, les 20% des gens les plus pauvres habiteraient tous en Occident. Le problème ? Ils ne sont pas nécessairement pauvres, mais l’organisme se base sur une formule encore une fois erronée. Cette dernière consiste à observer la “richesse nette”, qui comprend l’ensemble des revenus ainsi que du patrimoine d’un individu, duquel est soustrait l’ensemble de ses dettes. Dès lors, les gens les plus pauvres apparaissent, selon cet indicateur, comme ceux qui ont plus de dettes qu’ils n’ont de patrimoine. Or, les banques ne prêtent pas aux individus les plus défavorisés et c’est donc d’individus relativement riches dont il est ici question. Ces chiffres sont ubuesques et ne veulent rien dire.

Joël Hellier : Les inégalités n’ont pas explosé en France. Mais elles ont plus augmentées que ne le suggèrent les données statistiques. En effet, ces données comparent des revenus en termes nominal, ce qui consiste à supposer que les prix et l’inflation sont identiques pour tous les revenus. En fait, les postes qui ont le plus augmentés ces dernières années (loyers, transport, énergie, aujourd’hui alimentation) sont des dépenses largement incompressible dont le poids est beaucoup plus élevé pour les ménages modestes que pour les ménages aisés. Ainsi, l’inflation a été nettement plus forte pour les premiers que pour les seconds. En termes de pouvoir d’achat, les ménages modestes ont donc beaucoup perdu. 

Pourquoi une partie de la classe politique s’enferme-t-elle, selon vous, dans des discours révolutionno-misérabilistes ?

Pierre Bentata : Parce que ça fait vendre, me semble-t-il. Cela attire de l’électorat et ce n’est pas étonnant : c’est beaucoup plus facile d’attirer à soi des voix en clivant la société, en créant différents groupes pour mieux en attirer certains à soi, dès lors que l’on peut désigner un bouc-émissaire. 

En revanche, il sera plus difficile d’expliquer les réelles raisons du décrochage de la France par rapport à d’autres pays riches. Il faudrait reconnaître la mise en place de mauvaises politiques publiques, le caractère trop dispendieux de l’Etat…

Surtout, cette stratégie évite de mettre le doigt sur ce qui est vraiment problématique : si la redistribution fonctionne, ce n’est en revanche pas le cas du reste de l’Etat providence. Les services publics ne fonctionnent pas, l’éducation et l’hôpital ne vont pas bien, et il devient urgent de les réformer. Or, puisque nous comptons parmi les plus dépensiers du monde, ce n’est pas simplement une question de budget et expliquer tout cela, c’est nettement plus complexe que de se contenter d’un “il faudrait prendre aux riches pour que cela marche”.

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