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Inde-Pakistan : pourquoi les risques d’escalade militaire sont significatifs
©Reuters

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La crise du Cachemire met aux prises deux puissances nucléaires. S'il n'y a pas de risque immédiat de guerre généralisée, la possibilité d'escalade est loin d'être nulle.

Bruno Tertrais

Bruno Tertrais

Directeur-adjoint à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Spécialiste des questions stratégiques

Dernier ouvrage paru : La revanche de l'Histoire, aux Editions Odile Jacob

 

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Atlantico: Dans le contexte actuel de tension entre Inde et Pakistan, comment évaluer les risques d'escalade ?

Bruno Tertrais : Ils sont significatifs, pour des raisons à la fois politiques et militaires.

Du côté indien, la pression de l’opinion et des milieux politiques est très forte. On estime volontiers que Delhi a trop longtemps été faible face à des provocations considérées comme ordonnées ou à tout le moins autorisées par Islamabad – ce qui reste à démontrer pour l’épisode cachemiri récent, mais peu importe. Et le BJP, le parti nationaliste qui est aux commandes, est en campagne électorale… La doctrine militaire indienne prévoit désormais un raid rapide et massif en territoire pakistanais en cas d’escalade.

Du côté pakistanais, ce sont les militaires sont aux commandes : le Premier ministre Imran Khan n’a pas la capacité de leur tenir tête. Or ils sont enclins à mettre de l’huile sur le feu. C’est très ostensiblement qu’a été annoncée hier (26 janvier) la tenue d’une réunion de la National Command Authority, qui contrôle les forces nucléaires…  

Dans ce cadre, la possession de l’arme nucléaire peut encourager des initiatives malencontreuses : on peut se sentir protégé « à l’ombre » de l’arsenal nucléaire.

Et il y a bien sûr le risque inhérent à toute crise : la mauvaise interprétation de l’intention adverse à un moment donné, le déficit d’information, les accidents non prévus… Bref le « brouillard de la guerre » cher à Clausewitz.

Or il y a, à l’inverse, peu de « freins » à l’escalade. Les Etats-Unis ont souvent joué un rôle clé, en faisant l’intermédiaire entre les deux capitales, en faisant pression sur le Pakistan, ou en leur faisant peur en évacuant leurs ambassades comme cela s’était passé en 2002. Pour l’instant, ils sont aux abonnés absents. Et leurs moyens de pression sur Islamabad sont plus limités aujourd’hui. L’Arabie saoudite pourrait être un médiateur utile mais il n’est pas sûr qu’elle ait le savoir-faire et l’expérience nécessaires. Quant à la Chine, elle joue un jeu prudent, mais s’abstient en tout cas de soutenir le Pakistan.  

Concernant la question nucléaire, quels sont les seuils d'engagement des deux pays, et comment évaluer la situation actuelle à l'aune de ces seuils ? 

Il y a une forte asymétrie entre les deux, qui découle largement des potentiels économiques et militaires classiques, ainsi que de facteurs géographiques.

Tout en restant assez vague, le Pakistan a fait savoir que si certains seuils étaient franchis – pénétration en profondeur des forces indiennes, dislocation de l’appareil militaire… - il n’hésiterait pas à employer l’arme nucléaire en premier, sans doute de manière limitée dans un premier temps, y compris, si nécessaire, sur le contingent blindé indien qui auraient pénétré sur son territoire.

L’Inde a, elle, une doctrine très rigide : si elle a affirmé depuis l’origine que, comme la Chine, elle aurait une doctrine de « non-emploi en premier », elle n’en a pas moins précisé les contours de son seuil nucléaire en 2003. Elle déclare que tout emploi de l’arme nucléaire, même de faible ampleur – sur ses forces au Pakistan, par exemple – déclencherait une riposte massive. Et ne s’interdit pas de riposter avec des armes nucléaires en cas d’emploi d’armes chimiques ou biologiques.

Ces doctrines comportent une large part d’affichage politique – et d’ailleurs Delhi et Islamabad ne croient pas nécessairement que la doctrine affichée de l’autre partie soit nécessairement la « vraie » doctrine qui serait appliquée en temps de guerre. D’ailleurs le non-emploi en premier est de plus en plus critiqué en Inde. Et les Pakistanais le voient…    

Alors que les deux pays détiennent l'arme nucléaire, dont le rôle est précisément de s'inscrire dans une logique de dissuasion, peut-on estimer en l'espèce que ces armes rempliront à nouveau ce rôle dans la crise actuelle ? 

J’avais écrit dès 2001, dans un ouvrage intitulé L’Asie nucléaire – qui était d’ailleurs le premier en Europe à traiter de l’ensemble de la problématique nucléaire asiatique – que ce que les stratèges appellent le « paradoxe de la stabilité-instabilité » jouerait probablement en Asie. Derrière cette expression abstraite se cache une thèse simple, inspirée du comportement des Américains et des Soviétiques au temps de la guerre froide : une fois deux Etats dotés de l’arme nucléaire, le risque de guerre majeure diminue (stabilité), mais le risque d’affrontement indirect ou d’escarmouches augmente (instabilité). C’est exactement ce qui s’est passé en Asie du sud, où les deux protagonistes semblent ne pas craindre l’escalade en raison du risque nucléaire.

On constate d’ailleurs que si les deux Etats ont agité le spectre du nucléaire à plusieurs reprises depuis 1998, ils ne semblent pas – en dépit de ce qui a parfois été dit dans la presse occidentale – qu’ils aient jamais mis leurs forces nucléaires en alerte. Ce qui est plutôt un signe de sagesse.

Mais s’il n’y a pas de risque immédiat de guerre nucléaire, l’excès de confiance en soi, qui caractérise les deux parties est toujours dangereux. On peut donc dire que si le risque d’une escalade vers le conflit à grande échelle est limité par la possession des armes nucléaires, il est loin d’être nul. Et que le risque nucléaire – l’échec de la dissuasion – dans un tel scénario, serait alors très fort.   

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