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Inde : la difficile émancipation des femmes face au fléau de la violence
©ARUN SANKAR / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Antonmattei publie "L'Inde de tous les possibles" chez Michalon. L’Inde juxtapose une incroyable diversité de peuples, de langues et de religions. Vers 2030, l'Inde sera, devant la Chine, le pays le plus peuplé au monde. Demain, tout est possible pour l'Inde, le pire comme le meilleur. Extrait 2/2.

Pierre Antonmattei

Pierre Antonmattei

Pierre Antonmattei est l'auteur d'une biographie de Gambetta (Michalon, 2000). Féru d'histoire et de géostratégie, il a, depuis de nombreuses années, centré ses recherches sur le cas indien.

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À votre place, je rentrerais chez moi bien tranquille, dit-il tout en lui tapotant les seins de sa baguette. Gentiment. Tap, tap. Comme s’il était en train de choisir des mangues dans un panier, désignant celles qu’il voulait qu’on emballe et qu’on lui livre. L’inspecteur Mathews semblait reconnaître d’instinct ceux à qui il pouvait s’en prendre et ceux contre lesquels il ne pouvait rien… Quand ils quittèrent le commissariat*, Ammu était en pleurs… 

Arundathi Roy (38), très engagée dans le combat des femmes et très connue en Inde, qui a reçu le Booker Prize pour le roman Le dieu des petits riens, dont est tirée cette citation, la plus haute distinction littéraire du monde anglo-saxon. Elle y évoque sur un mode détaché, d’autant plus faussement badin que la réalité décrite est accablante, le viol subi par Jammu, l’héroïne de son roman, dans un commissariat de police. Car les viols et violences sexuelles sont fréquents en Inde. Les statistiques officielles ont fait état de 32 500 viols en 2014, soit sept fois plus que quarante ans auparavant, alors que la population dans le même temps n’a fait que doubler. Ce chiffre est certainement en dessous de la réalité, tant sont dissuasives les menaces exercées contre les victimes, ainsi que la crainte du déshonneur et de la honte qui frappe les femmes violées. Leur situation est plus difficile quand le viol a pour conséquence la naissance d’un enfant, la mère comme l’enfant étant davantage stigmatisés. Il arrive que le violeur propose le mariage à sa victime, solution qui traditionnellement était recommandée par les juges en cas de plainte, car considérée comme effaçant sa faute. Beaucoup de femmes dans cette situation acceptent ce compromis pour pouvoir économiquement survivre ainsi que leur enfant. Cette solution était aussi recommandée quand l’auteur du viol était un policier, ce qui évitait de faire des vagues. Peu de gens comprenaient que cela ne peut guère permettre de fonder un foyer harmonieux et qu’il n’est pas admissible d’obliger une femme à cette contrainte honteuse. En outre, quand une femme mariée a été violée et même si aucun enfant ne naît de ce viol, elle est répudiée sans autre recours que de retourner dans sa famille d’origine, si celle-ci y consent. Sinon il ne lui reste que la prostitution. Bien sûr, un grand nombre d’ONG s’efforce de prendre en charge ces femmes en difficulté, mais leurs moyens ne leur permettent pas de traiter tous les cas. Une estimation officieuse du bureau national indien de recensement de la criminalité a conclu que le nombre réel* de viols avoisinait 250 000 par an. Les États où leur nombre pour un million d’habitants a été le plus important en 2013 (dernière année pour laquelle une statistique détaillée était disponible) sont New Delhi (146,18) suivi par  l’Assam (113,9), le Rajasthan (83,1), 1’Haryana (75), l’Andhra Pradesh (73) et le  Jammu-et-Kashmir (61). Au sud de l’Inde, le Tamil Nadu a un taux très faible (21,9), alors que l’État voisin du Kerala a un taux trois fois plus élevé (62,4). Juste à côté de l’Assam, au taux très élevé, le Nagaland a un taux très faible (6,1 %). Il faudrait des études sociologiques pour expliquer ces différences. En tout cas, des progrès réels sont intervenus dans la lutte contre les viols. Depuis une vingtaine d’années, est apparu un puissant mouvement de femmes dénonçant ces crimes et faisant pression sur les gouvernements pour que les coupables soient jugés et condamnés. De plus, les grands médias (presse et réseaux sociaux) n’hésitent désormais pas à rendre compte de très nombreux viols et violences sexuelles dont sont victimes les Indiennes. De la sorte, par ce moyen, j’ai eu connaissance de très nombreux cas de viol, tous plus sordides les uns que les autres. J’en citerai trois, qui ont eu un retentissement particulièrement important dans l’opinion en Inde et même au-delà. La première affaire, dite Park street gang rape case, fut exemplaire, surtout au regard de la forte personnalité de la victime. Suzanne Jordan était la fille d’une famille d’enseignants missionnaires très connue à Kolkata. Au moment du drame, en février 2012, elle était âgée de 37 ans, séparée de son mari, mère de deux filles et dirigeait un call center. Devant rejoindre un ami qui était en retard pour aller à leur club anglo-indien, elle se rendit d’abord dans un nightclub et  commit l’imprudence d’accepter la proposition que lui fit un homme de la conduire à sa destination alors que deux autres hommes étaient dans la voiture. Tous les trois la violèrent puis la jetèrent dehors. Elle porta naturellement plainte mais fut vilipendée par une bonne partie de la bonne société parce qu’elle était une mère seule et parce qu’elle avait commis le crime d’avoir voulu se distraire, au lieu de se cloîtrer chez elle. On mit clairement en doute sa moralité sur le thème qu’elle l’avait bien cherché. Pendant un an, elle choisit l’anonymat par souci de sécurité. 

Puis elle prit conscience que cette attitude ne menait à rien, car ses violeurs connaissaient son adresse. Au lieu d’endosser le rôle de victime, elle décida de consacrer son temps à la défense des femmes violées et de lutter contre l’impunité trop fréquente des auteurs. Elle multiplia les réunions, les interviews, les articles de presse et donna des conseils aux victimes. Elle participa activement à la sensibilisation du public indien sur la nécessité de punir les responsables. Elle mourut d’une encéphalite à 40 ans en mars 2015, sans connaître l’épilogue de son affaire, qui vit ses violeurs condamnés à 10 ans de prison et à payer une forte amende, versée à ses deux filles. L’énergie de Suzanne Jordan a fait d’elle une figure emblématique, porteuse d’optimisme pour les femmes qui veulent que leur pays change.

Seconde affaire, le 16 décembre 2012, à New Delhi, après une séance de cinéma, un couple décida de prendre un bus privé, faute de taxi. Quatre hommes violèrent alors la jeune femme, une étudiante de 23 ans, puis la battirent à coups de barre de fer rouillé, entraînant sa mort. L’homme, pris au piège à l’arrière du véhicule derrière des rideaux tirés, fut aussi battu et dépouillé. Ce drame déclencha une immense vague d’indignation et de grandes manifestations dans tout le pays, ainsi que dans le monde entier. Pour une fois rapidement, soit neuf mois plus tard, les agresseurs furent arrêtés et condamnés à mort. Depuis lors, chaque année, le 16 décembre, les associations et mouvements féministes indiens ont à cœur de rappeler cette tragédie, qui leur a donné plus de force et d’énergie pour interpeller l’opinion et le gouvernement, en réclamant la fin de l’impunité des violeurs et des mesures énergiques pour mettre fin à leurs agissements. À la fin de 2015, l’un des agresseurs, qui était mineur au moment du crime et avait purgé sa peine de 3 ans de prison, a été libéré, ce qui a soulevé une tempête de protestations et entraîné une réforme de la justice des mineurs dans le sens de plus de rigueur. Son avocat a affirmé qu’il était confié à une ONG pour sa réinsertion. 

Le 7 juin 2017, la police arrêta deux des trois auteurs d’un crime particulièrement odieux commis quelques mois auparavant, un viol collectif sur une jeune femme et le meurtre de son bébé, une petite fille de neuf mois. Ils s’appelaient Yogendra, Amit et Jaïkesh, venus de Bulandsharh à Gurgaon. Après le drame, la victime raconta aux forces de police l’enfer qu’elle avait subi. À la suite d’un différend avec son mari, elle se dirigeait en portant son bébé vers la résidence de ses parents au village de Khandsa quand un chauffeur de camion lui proposa de l’y conduire, moyennant quoi il tenta de la violer dans son camion. Comme elle résistait, le conducteur la jeta dehors avec sa fille sur une grande route. Elle fut alors abordée par trois hommes éméchés qui l’amenèrent de force en voiture dans un endroit reculé où ils commencèrent à la violenter. Gênés par les cris de sa fille, ils tentèrent de les étouffer, puis, n’y parvenant pas, la tuèrent en tapant sa tête contre une pierre. Après quoi, ils recommencèrent à violer la mère pendant quatre heures puis disparurent. Celle-ci qui n’avait pas conscience que sa fille était morte se précipita dans l’hôpital le plus proche où elle apprit la triste vérité. Ce crime particulièrement sordide montre à quel point, en particulier dans le nord de l’Inde, une femme seule devient immédiatement une proie. La seule justification de leurs actes mise en avant par les deux hommes arrêtés fut qu’ils avaient bu trop de bière… 

Alors que les femmes originaires d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie étaient jadis relativement épargnées, on a assisté depuis quelques années à une augmentation de viols ou d’agressions sexuelles à l’encontre de femmes étrangères. J’ai eu connaissance d’une dizaine de cas de ce type, concernant des femmes de tout âge.

En plus des viols, dans la vie ordinaire en Inde, les femmes sont régulièrement harcelées sexuellement dans les lieux publics, sur leurs lieux de travail et dans les transports en commun, si bien que dans certaines villes, on place les femmes et les hommes dans des wagons différents. De telles mauvaises habitudes existent certes dans beaucoup de pays* mais en Inde, elles sont particulièrement fréquentes. Cette accumulation a conduit nombre de pays émetteurs de  touristes visitant l’Inde à faire des recommandations aux femmes s’y rendant, voire à conseiller d’éviter un certain nombre de régions et de villes. À l’évidence, le nord de l’Inde est problématique pour les femmes, notamment l’Uttar Pradesh, mais aussi New Delhi, baptisée capitale indienne du viol par nombre de médias. Le Madhya Pradesh, au centre de l’Inde, est également pointé du doigt. Naturellement, il convient d’éviter toute généralisation excessive et il y a beaucoup d’endroits où les femmes occidentales ont peu à craindre, notamment dans le sud. Il n’en demeure pas moins que les faits sont patents et que les autorités, qui, à juste titre, ambitionnent de faire de leur pays une grande destination touristique, ont intérêt à réagir vite, faute de quoi leurs ambitions ne se réaliseront jamais. Globalement, il apparaît que les viols et violences sexuelles sont pratiqués par des hommes de tous les milieux, faisant partie à 94 % de l’entourage ou du voisinage de la victime. 

Le film remarquable appelé La saison des femmes, réalisé en 2015 par la cinéaste indienne Leena Yadav au Gujarat et au Rajasthan et nominé au Festival international du film de Toronto, a donné une image réaliste d’une autre réalité, les viols perpétrés dans les familles au sens large du terme. La réalisatrice du film a raconté que dans plusieurs villages, elle avait été empêchée de tourner par des hommes – souvent jeunes – car ceux-ci l’accusaient de vouloir corrompre leurs femmes… En principe, le film devait être projeté en Inde, sauf intervention de la censure… Les viols collectifs sont plutôt pratiqués par des jeunes, qui tuent souvent leurs victimes, pensant ainsi échapper à la justice et ils semblent plus fréquents en ville qu’à la campagne. Mais leur nombre dans les zones rurales est sans doute sous-estimé car il est plus facile d’y faire disparaître les cadavres des  victimes. Précaution souvent illusoire car l’usage maintenant répandu de la police technique et scientifique permet en Inde comme ailleurs d’identifier les auteurs avec un bon degré de certitude. Le constat de la fréquence de ces viols suivis de meurtres montre à quel point beaucoup d’hommes ne considèrent les femmes que comme des objets sexuels et non des êtres humains, encouragés par un patriarcat et un machisme moyenâgeux qui persistent surtout dans l’Inde rurale, sans être totalement absents des grandes villes. L’éducation des garçons est donc à cet égard un enjeu fondamental. Des responsables haut placés dans la société indienne (politiciens, hommes d’affaires, vedettes de cinéma ou sportifs connus), souvent arrogants et sûrs de leur impunité, pratiquent des viols, en abusant de leur pouvoir et font souvent tout pour échapper aux conséquences de leurs actes. Mais de plus en plus, grâce aux interventions des médias, des associations de femmes et à la justice, ils finissent par être condamnés. 

En zone rurale, l’absence fréquente de toilettes fait que les femmes, obligées d’aller se soulager dans les champs, se font généralement accompagner par une ou plusieurs de leurs compagnes, par crainte d’être agressées. Les modes opératoires des violeurs sont très variés, utilisant souvent la ruse En zone urbaine, les violeurs, opérant en voiture, agressent souvent des collégiennes sur leur trajet. Au total, la proportion des mineures concernées est plus élevée en Inde que dans les autres pays. 

La question qui se pose naturellement est celle de la politique et de l’action des autorités à l’encontre de ces délits et crimes commis contre les femmes. Il est juste de dire que la prise de conscience de la réalité a fortement progressé, grâce aux mouvements  féministes et à l’action des médias et des réseaux sociaux. En février 2015, à  propos du viol d’une religieuse catholique de 73 ans, survenue non loin de Kolkata (ex-Calcutta), le Premier ministre actuel,  Narendra Modi, condamna avec force les viols et agressions sexuelles et affirma la volonté de son gouvernement de les combattre. Le 8 mars 2015, à l’occasion de la journée des femmes, il réitéra cet engagement. Quelques semaines plus tard, il ajouta que le problème des viols et violences sexuelles ne devait pas constituer un sujet de politisation. Pourtant, il y a tout lieu de penser que les violentes campagnes antichrétiennes (et aussi anti-musulmanes) des organisations extrémistes hindous ne sont pas étrangères aux viols ci-dessus mentionnés. De plus, dans la réalité, 22 % des viols seulement donnent lieu à une condamnation, car, en majorité, les coupables appartiennent au groupe familial ou voisinage de la victime. Il est donc nécessaire que des orientations précises soient données aux forces de police et à la justice, qui par excellence, relèvent de décisions politiques. Mais il reste manifestement beaucoup à faire pour que l’Inde conjure ses démons. De surcroît, les viols dans les commissariats ou par des policiers à l’extérieur, s’ils sont moins nombreux, n’ont pas disparu.

Extrait du livre de Pierre Antonmattei, "L'Inde de tous les possibles", publié aux éditions Michalon

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