Immigration, délinquance, politique du chiffre : le discours volontariste de Valls au filtre des faits<!-- --> | Atlantico.fr
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La dernière déclaration sur les Roms de Manuel Valls a défrayé la chronique médiatique.
La dernière déclaration sur les Roms de Manuel Valls a défrayé la chronique médiatique.
©Reuters/Charles Platiau

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Moyens humains, contraintes budgétaires, évolution des normes juridiques, etc. Autant d'éléments qui limitent l'action du premier flic de France malgré le discours martial qu'il tient sur de nombreux sujets de sécurité.

Christophe Soullez

Christophe Soullez

Christophe Soullez est criminologue et dirige le département de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). Il est l'auteur de "Histoires criminelles de la France" chez Odile Jacob, 2012
et de "La criminologie pour les nuls" chez First éditions, 2012. 

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Atlantico : Les informations publiées mercredi 9 octobre par Le Figaro révèlent que les expulsions quotidiennes de clandestins auraient baissé de 40% par rapport à 2012, en dépit des déclarations de M. Valls qui affirmait qu'il désirait "un maximum d'éloignements". Peut-on dire pour autant que l'on constate un écart entre les propos et l'action du ministre de l'Intérieur sur le sujet ?

Christophe Soullez : Les statistiques montrent, en effet, une baisse des expulsions mais qui est aussi la conséquence d’une diminution de l’activité des services de police et de gendarmerie en matière de constatation des infractions à la police des étrangers.

Il y a plusieurs hypothèses et sûrement aussi plusieurs explications cumulatives à cette baisse. La première relève des choix politique : la lutte contre l’immigration irrégulière n’est peut-être plus une des premières priorités des autorités et, par conséquent, les instructions visant à accentuer la recherche de ce type d’infractions ne sont plus aussi fermes qu’avant.

Mais cette hypothèse est peut-être aussi le corollaire d’une autre orientation qui vise à permettre aux policiers et aux gendarmes de se concentrer sur d’autres formes de délinquance jugées plus préoccupantes pour la sécurité de la population et demandant un investissement plus important. Car il faut bien comprendre, que dans une situation financière contrainte et face à une criminalité protéiforme, les policiers et les gendarmes ne peuvent être sur tous les fronts en même temps et qu’il y a une véritable nécessité à prioriser leur activité. Ainsi s’ils s’investissent moins sur la recherche d’immigrés en situation irrégulière ils ont aussi, en théorie, plus de temps pour s’intéresser à l’élucidation des cambriolages ou à la lutte contre les vols avec violences par exemple. La gestion des priorités conditionnent donc aussi les résultats en matière de constatation et d’élucidation.

Les nouvelles normes juridiques ont semble-t-il aussi eu une influence sur la diminution des éloignements. Conséquences de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) du 6 décembre 2011 (Affaire C-329/11) qui a décidé que "la directive retour s’oppose à une législation nationale qui impose une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier au cours de la procédure de retour". Consécutivement il a été précisé par la CJUE que le délit de séjour irrégulier ne pouvait être suffisant pour justifier un placement en garde à vue. Suite à cet arrêt, la Cour de cassation a rendu un avis le 5 juin 2012 établissant que "le ressortissant d’un Etat tiers mis en cause, pour le seul délit prévu par l’article L. 621-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers, n’encourt pas l’emprisonnement lorsqu’il n’a pas été soumis préalablement aux mesures coercitives visées à l’article 8 de ladite directive et qu’il ne peut donc être placé en garde à vue à l’occasion d’une procédure diligentée de ce seul chef". A partir de la date de cet avis on constate une forte diminution des gardes à vue. Ainsi, par exemple, leur nombre a diminué entre le second semestre 2011 et le second semestre 2012 de près de 80 % (- 17 564 gardes à vue), passant de 22 355 à 4 791. Par conséquent, selon les services de police, en les privant de la possibilité de retenir plus de 4 heures (temps de la vérification  d’identité) une personne dans l’incapacité de justifier la légalité de sa présence sur le territoire national, comme le permettait la garde à vue, on restreint de facto la capacité desdits services à établir le caractère irrégulier du séjour.

Il semble donc que les modifications de la législation aient eu des conséquences sur la caractérisation des infractions liées au séjour irrégulier et que la diminution des éloignements est aussi liée à ces nouvelles normes juridiques

Enfin de nombreuses interrogations existent encore sur les modalités de comptage des éloignements qui dépendant de multiples acteurs et même sur la définition et le périmètre de cette mesure. 

La question qui serait la plus pertinente ne repose pas sur le nombre d’éloignements mais sur le ratio entre le nombre d’infractions aux conditions générales d’entrée et de séjour des étrangers et les éloignements effectifs.

La dernière déclaration sur les Roms de Manuel Valls a défrayé la chronique médiatique. Si l'on sait que certains camps ont été démantelés depuis 2012, quel est le bilan global du locataire de la Place Beauvau en la matière ?

Aujourd’hui il est difficile d’avoir un bilan chiffré des démantèlements puisque ces données relèvent de l’activité des services de police et n’apparaissent pas dans les statistiques sur les crimes et délits enregistrés. Seul le ministère de l’Intérieur serait éventuellement en mesure de fournir des chiffres. Il semblerait toutefois que Manuel Valls ait poursuivi l’action de ces prédécesseurs en ne remettant pas en cause ces démantèlements dès lors, bien entendu, qu’ils faisaient suite à une décision judiciaire. Il n’y a donc pas eu de coup d’arrêt concernant cette politique visant à exécuter des décisions de justice suite à des installations illégales de campements. Et, d’une certaine manière, ceci est plus que normal car la loi doit être la même quel que soit le gouvernement et notamment lorsqu’il s’agit d’exécuter des décisions judiciaires. C’est cela l’Etat de droit.

Par ailleurs, Manuel Valls a déclaré qu'il souhaitait en finir avec la "politique du chiffre" qui imposerait une trop grande pression sur les forces de l'ordre. Cela a-t-il été suivi d'effets sur le terrain ?

Dire que l’abandon de la politique du chiffre est effectif dans tous les commissariats et toutes les brigades de gendarmerie serait un peu présomptueux. Nous sommes dans un pays ou l’administration reste assez conservatrice, fortement centralisée et où les vieilles habitudes ont parfois la vie dure. Par conséquent le chiffre reste encore très présent comme élément de référence de l’activité quotidienne de nos forces de sécurité. Et d’ailleurs abandon de la politique du chiffre ne doit pas signifier le rejet de toutes données chiffrées et encore moins celui d’éventuels indicateurs d’activité des services.

Les données sont essentielles à la connaissance des phénomènes criminels, à l’étude des profils des auteurs et des victimes, ou encore à la mesure de l’efficience de nos services. Mais le chiffre ne doit pas être l’alpha et l’oméga d’une politique publique. Ce sont des éléments qui peuvent permettre de mieux orienter l’action dès lors qu’ils sont utilisés pour ce qu’ils sont et qu’ils le sont avec les précautions inhérentes à un système qui peut être soumis à de nombreuses influences extérieures volontaires ou involontaires.

Ainsi, par exemple, les statistiques policières ne reflètent pas la délinquance mais l’activité d’enregistrement des services de police et des unités de gendarmerie. La différence n’est pas mince quand on sait aujourd’hui, grâce à l’enquête de victimation INSEE/ONDRP mises en place en 2007, que de nombreuses victimes (une majorité) ne vont pas déposer plainte. De même, la modernisation des systèmes d’information peut également entraîner des perturbations de l’appareil statistique et rendre peu lisible les données statistiques. C’est notamment ce qui se passe depuis janvier 2012 en zone gendarmerie et ce qui arrivera dans les mois qui viennent en zone police. Il faut admettre que la statistique n’est pas une science exacte et que, parfois, elle aussi peut connaître des baisses de régime.

Par ailleurs les chiffres ne doivent pas cacher certaines évolutions criminelles qui n’apparaissent pas nécessairement dans les statistiques. Et c’est pour cela qu’il est essentiel de procéder aussi à des analyses plus fines, dites qualitatives, sur certaines formes de criminalité et notamment sur le crime organisé par exemple.

Il est vrai que le fait de ne pas fixer d’objectifs chiffrés aux forces de l’ordre en matière de baisse des faits constatés est surement un élément qui contribue à une meilleure exhaustivité de la collecte et donc à un meilleur enregistrement des faits. Cela va aussi permettre aux services de police d’orienter et d’adapter leur action en fonction des situations locales et donc du type de criminalité à traiter en priorité. Enfin cela contribue sûrement à avoir une vision de moyen terme sur la manière de traiter la délinquance. Ainsi, l’élucidation des cambriolages ou des vols avec violences demandent plus de temps que la constatation d’usages de stupéfiants ou d’infractions à la police des étrangers. Donc les résultats ne sont pas nécessairement visibles à court terme dans les données statistiques. Et pourtant n’est-il pas plus utile de consacrer du temps à ces infractions qu’à des délits facilement élucidables mais moins nuisibles pour la société ?

Sur le plan de la lutte contre la délinquance, sur laquelle le ministre de l'Intérieur affiche une communication volontariste, quels sont concrètement les leviers sur lesquels son ministère peut faire bouger les lignes ? 

Les marges de manœuvre d’un ministre de l’Intérieur sont toujours assez ténues. Elles le sont encore plus dans un contexte budgétaire contraint où les réformes ne peuvent être que limitées compte tenu des moyens pouvant être déployés.

Ainsi les grandes réformes de la police et de la gendarmerie, qui ont profondément marquées l’histoire du ministère, ont toutes été accompagnées d’un volet budgétaire important : de la création des brigades mobiles de police judiciaire (les brigades du Tigre en 1907) aux lois d’orientation et de programmation relative à la sécurité de 1995 et de 2002 en passant par la loi de modernisation de la police nationale de 1985.

Par ailleurs police et gendarmerie sont des organisations plutôt bien huilées qui poursuivent leurs missions quel que soit le gouvernement en place. Les pratiques professionnelles, l’activité des services, l’organisation même des patrouilles ou de la gestion des dossiers, ne changent pas du jour au lendemain à l’arrivée d’un nouveau ministre.

Je pense que ce qui est important pour un ministre de l’Intérieur c’est de définir clairement une stratégie et surtout d’avoir une approche à moyen terme de son action afin que policiers et gendarmes aient une vision claire de leur horizon et des actions qu’ils peuvent mener dans la durée. Il faut aussi accepter, même si c’est difficile pour un responsable politique, de prioriser les actions. Faire des choix signifie que, pour un certain temps, policiers et gendarmes se concentrent sur telle ou telle forme de délinquance et prêtent un peu moins d’attention à une autre.

Le ministre peut aussi agir sur les moyens qui sont accordés aux forces de sécurité notamment, par exemple, en matière de développement des nouvelles technologies. Ainsi, les fichiers de police, dès lors qu’ils sont encadrés et contrôlés, sont des outils qui peuvent considérablement améliorer l’efficacité des services. Là il dispose de marges de manœuvre.

Il doit bien entendu inscrire son action dans le cadre d’une vision partenariale de la prévention et de la lutte contre la délinquance. Dans ce domaine on sent bien que Manuel Valls est dans la droite ligne de la loi du 21 janvier 1995 sur la complémentarité des différents acteurs étatiques, municipaux et privés.

Il est aussi nécessaire de construire une approche partagée entre le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice. Et là, comme l’ont montré les récents débats, ce n’est pas toujours très simple. Pourtant le ministère de l’Intérieur ne peut être tenu, seul, pour comptable de la hausse ou de la baisse des crimes et délits. Police et gendarmerie ne sont que des éléments d’un dispositif qui regroupe de nombreux autres acteurs qui doivent aussi prendre toute leur part dans cet objectif de lutte contre le crime et de protection de nos concitoyens. Pour prendre une image, sur un navire, vous disposez d’un mat, d’une voile et d’un gouvernail. Si l’un des trois vient à manquer vous n’avancez plus ou vous avancez mal. En matière de lutte contre le crime si tous les acteurs ne vont pas dans le même sens, ne parviennent pas à travailler ensemble et ne bénéficient pas de moyens identiques, le naufrage n’est pas loin…

Propos recueillis par Théophile Sourdille 

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