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Il se lit désormais plus de romans policiers que de romans tout court et voilà ce que ça dit sur l’état de notre psychologie collective
©DOMINIQUE FAGET / AFP

Motivations

En France, un livre sur quatre vendu est un polar. Ce genre littéraire domine les ventes, toutes catégories sociales confondues. Que recherchent les lecteurs dans ce miroir souvent sombre et pessimiste de notre époque, et de nous-mêmes ?

Alice Jacquelin

Alice Jacquelin

Alice Jacquelin est doctorante en littérature comparée à l'Université de Poitiers où elle prépare une thèse sur la genèse et l'émergence sur le sous-genre du "country noir" en régime médiatique, sous la direction de Denis Mellier. Elle est intervenue à l'Université Américaine de Paris sur "Benoît Minville et Pierric Guittaut : l'avènement d'un country noir à la française ?" lors d'une journée consacrée  aux 70 ans de la Série Noire de Gallimard, avec laquelle elle a aussi collaboré en tant que lectrice. Elle co-organise le 2 mai 2018 à l'Université de Poitiers une journée d'étude intitulée "Quand le noir se met au vert: polar, ruralité et écologie (Etats-Unis, France, Europe).

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Atlantico : Au-delà de l'attrait pour le suspense et l’énigme, quelles sont les motivations profondes des lecteurs les plus férus de polar ?

Le champ du polar étant très vaste, il répond à différents types d’attentes selon l’époque et les crises qui la traversent. La catégorie la plus ancienne est le « roman d’énigme » à la Conan Doyle et Agatha Christie, qui fait essentiellement appel à la réflexion et aux capacités de déductions du lecteur dans le but de résoudre un mystère. Ensuite, le roman noir des années 20 est apparu aux Etats-Unis dans le contexte de l’entre deux guerres, une période sombre où règne un pessimisme très lourd qui caractérise la figure du détective désabusé, observateur cynique d’une société corrompue mais personnage intègre et redresseur de torts. Dashiell Hammett crée le premier détective « hardboiled », « dur à cuir » avec son détective Sam Spade et Raymond Chandler prend la suite avec Philip Marlow. Ce ne sont pas des représentants de l’ordre mais qui ont une éthique personnelle tout en évoluant dans les bas-fonds et les marges. On retrouve cette caractéristique de l’homme droit chez détectives hardboiled de James Ellroy (notamment le Quatuor de Los Angeles), qui malgré leurs ambiguïtés et leur fréquentation des milieux marginaux, rassure le lecteur par leur intégrité morale dans un monde qui n’en a plus. Jean-Patrick Manchette, grand commentateur du roman noir américain dans ses Chroniques, disait de ces détectives qu'ils étaient « Tous moraux, ces mecs » (cité par Philippe Corcuff dans Polars, philosophie et critique sociale)

Dans les romans noirs où les crimes sont résolus et les coupables punis, peut-on dire que le lecteur recherche un retour à la stabilité d’un ordre établi et à une certaine soif de justice, permettant de se rassurer dans un monde chaotique ?

On peut trouver cette attente parmi les lecteurs, mais elles sont en réalité plus complexes. Il existe en effet, à l’opposé de ces attentes, un courant de polars dans lesquels l'enquêteur est en fait le meurtrier comme dans The killer inside me de Jim Thompson qui, dès 1952, décrit la vie en apparence banale d’un jeune policier du Texas, qui s’avère être un criminel pervers masquant habilement ses crimes, ou encore des polars écrits du point de vue du meurtrier psychopathe et sadique comme dans Un tueur sur la route de James Ellroy. Alors que le Martin Plunkett d'Ellroy est un marginal, on trouve aussi la figure contemporaine du sociopathe parfaitement intégré dans American Psycho de Bret Easton Ellis.

En revanche, on observe aujourd’hui une certaine attente de justice sociale chez les lecteurs. L’étude sociologique réalisée par Annick Collovald et Erik Neveu -Lire le noir- montre que souvent, les gens issus de milieux populaires qui ont réussi à faire des études et à intégrer des professions intellectuelles sont des lecteurs assidus de polars car ils se retrouvent dans ces personnages au parcours social chaotique, et voient un sens à leur trajectoire personnelle. Certains auteurs de polars, notamment américains, comme Harry Crews ou Donald Ray Pollock par exemple, ont connu ce parcours, d’où cette identification car ils incarnent cet idéal de justice sociale et de mérite.

Par ailleurs, les polars peuvent répondre à des angoisses très personnelles, dans la mesure où les personnages sont décrits sans jugement et où leurs failles apparaissent comme tout à fait banales et humaines. Qu’il s’agisse de petits malfrats, de dealers, de prostituées ou du héros lui-même, les fragilités humaines s’incarnent dans tous les personnages. Par exemple, de nombreux récits mettent en scène un enquêteur qui retourne sur les lieux de son enfance pour élucider un crime et qui va être confronté soudainement à ses traumatismes passés, l’intérêt de l’énigme étant finalement celui-là. Enfin les polars répondent à l'angoisse existentielle en donnant à voir « une vision de l'absurdité tragique de l'existence » comme l'écrit Benoît Tadié dans Le polar américain, la modernité et le mal.

Le réalisme noir est également une peinture sociale, inscrite dans l’histoire littéraire avec l’œuvre d’Emile Zola entre autres. Quels sont les sujets de société qui émergent aujourd’hui ?

Un courant est en train d’apparaître sur les milieux marginaux dans les zones rurales. Le « country noir » ou « rural noir » existe aux Etats-Unis depuis longtemps, mais de plus en plus d’auteurs français écrivent sur ce sujet, par exemple Aux animaux la guerre de Nicolas Matthieu ou Si tous les dieux nous abandonnent de Patrick Delperdange. Ce qui est logique, car les milieux évoluant à la marge ont subi la gentrification des villes, ils se sont déplacés en banlieue pendant un temps et peu à peu reculés aujourd’hui dans des zones rurales et quasi invisibles. Le polar n’est plus l’apanage des zones urbaines qui concentrent la délinquance et le crime, il suit ce déplacement dans des territoires abandonnés et s’attache plus à la description des personnages et au contexte sociétal  -les zones à défendre par exemple- qu’au crime ou à l’énigme, qui ont même totalement disparus du récit. 

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