Hyperconnexion des enfants aux écrans : et les experts consultés par le gouvernement firent des propositions… totalement déconnectées<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Ce rapport confirme un certain nombre de travaux qui convergent depuis quelques années sur un point de saturation, et de dangerosité, des expériences liées à l’exposition aux médias digitaux.
Ce rapport confirme un certain nombre de travaux qui convergent depuis quelques années sur un point de saturation, et de dangerosité, des expériences liées à l’exposition aux médias digitaux.
©BERTRAND GUAY / AFP

Amishland

Un rapport d'experts a été révélé hier et remis aujourd'hui au gouvernement. Il recommande de restreindre l'accès aux écrans pour les enfants, avec une interdiction totale pour les moins de trois ans et une utilisation limitée pour les enfants plus âgés.

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

Voir la bio »
Stéphane Hugon

Stéphane Hugon

Stéphane Hugon est sociologue, enseignant, et co-fondateur d’Eranos, une société de conseil en transformation culturelle.

Voir la bio »

Atlantico : Ces annonces sont-elles contestables ? Pensez-vous que ces experts confondent les écrans avec lusage qui en est fait ?

Stéphane Hugon : Ce rapport confirme un certain nombre de travaux qui convergent depuis quelques années sur un point de saturation, et de dangerosité, des expériences liées à l’exposition aux médias digitaux. Le fait avéré aujourd’hui est que les sollicitations de notre attention par les écrans se sont accrues de manière exponentielle depuis les dernières années. Au point d’arriver à une crise sanitaire que le rapport détaille — d’abord des problèmes de concentration, d’endormissement, de mémorisation, mais aussi des impacts cognitifs et psychologiques notables. J’ai pu diriger dernièrement des travaux de recherche appliquée et d’arbitrage sur les domaines de l’économie de l’attention qui vont dans le sens de ce rapport. L’usage excessif et désordonné des technologies, soutenu largement par des ruses mise en oeuvre notamment par les réseaux sociaux (dark design, hameçonnage cognitif, persuasive design, peu importe le terme) a engendré des situations d’addiction qui sont connues depuis longtemps. Ce que révèle le rapport, c’est l’ampleur massive du phénomène, et des propositions de réponses.

Pierre Beyssac : Dès le titre du rapport, "Enfants et écrans", le problème est mal posé : le terme d'"écran" mélange des pratiques qui n'ont rien à voir, du visionnage classique d'émissions télévisées aux réseaux sociaux comme Tiktok, en passant par Pronote (un environnement numérique de travail de l'éducation nationale). Certaines propositions sont étranges, d'autres très cœrcitives, d'autres encore, très floues. Emmanuel Macron semble avoir décidé que les "écrans" sont dangereux. Cette approximation étant devenue vérité à force d'être répétée, une commission a donc été priée de réduire l'usage des écrans.

On sent tout au long des recommandations la gêne des experts pour formuler des propositions pertinentes en mesure de répondre à l'injonction du président. Quelques recommandations ne sont pas nouvelles, par exemple les limites à 3 ans, en crèche, école primaire, etc, même si on ne peut pas parler de consensus scientifique en la matière. Certaines d'entre elles sont déjà dans la loi.

On a du mal à comprendre à quel niveau les propositions se placent : recommandations de bonnes pratiques ? Proposition de législation ? Demander à nouveau l'application de mesures qui sont déjà des obligations légales ne revient-il pas à admettre les limites de celle-ci ? À quel moment cessera-t-on de faire de l'Education nationale la boniche de chaque lubie présidentielle, avec des personnels qui ont mieux à faire ?

Le rapport a été finalisé par le cabinet du ministre de la santé. On est donc en présence de recommandations de portée générale, alors que précédemment ce type de mesure était cantonné à l'Education nationale.

En tenant compte de la place des écrans dans notre quotidien, et celui des jeunes, peut-on considérer que les propositions des experts sont réalistes ? Devons-nous réfléchir à une régulation des usages plutôt qu’à une interdiction ?

Pierre Beyssac : En pratique, on ne peut probablement avoir ni l'un ni l'autre. Le rapport manifeste beaucoup de bonnes intentions, mais sa façon d'appréhender les enfants comme des "malades" à soigner avec une série "d'ordonnances" est illusoire dans un monde où le numérique est aussi omniprésent qu'utile à tous.

Les auteurs du rapport expliquent que les propositions sont à prendre "en bloc", alors que les 29 actions, organisées en 6 "axes", sont de nature très disparate et d'un pragmatisme variable.

Par exemple, pour la mesure 8, "Soutenir le déploiement ferme du DSA à l’égard des sites pornographiques, pour forcer à l’adoption des 8 outils de contrôle de l’âge déjà disponibles, et investir dans le même temps dans la production de ressources adaptées aux questions légitimes des enfants sur leur vie affective et sexuelle" : le gouvernement essaie en vain d'y parvenir depuis bientôt une loi de 2020. Cette saga à rebondissements, mais toujours sans solution, a déjà été évoquée de nombreuses fois dans vos colonnes

La mesure 12 "Autoriser l'accès aux seuls réseaux sociaux éthiques à compter de 15 ans" nécessiterait de définir ce qu'est un réseau "éthique". La proposition 28 souhaite "Assurer la soutenabilité des moyens nécessaires par la déclinaison du principe pollueur payeur alimentant un fonds dédié de financement de la recherche, des politiques publiques et acteurs vertueux". On peine à entrevoir ce que cela signifie en pratique. La proposition 13, radicale, prévoit entre autres : "à partir de 11 ans : téléphone sans connexion Internet ; à partir de 13 ans : téléphone connecté sans accès aux réseaux sociaux ni aux contenus illégaux".

Entre 11 et 13 ans, nos enfants ne pourraient donc pas profiter d'une cartographie ou d'itinéraires GPS, de Wikipédia, ni d'autres services depuis un appareil mobile ?

Le numérique est aujourd'hui un moyen d'exercice de nos droits d'accès à la connaissance, et de nos libertés fondamentales. Voulons-nous sérieusement priver nos enfants de ces droits ?

Stéphane Hugon : Les recommandations ne me semblent pas excessives. Elles sont à la mesure du phénomène à traiter. La place du temps d’écran est devenue tellement disproportionnée que seule des actions fortes peuvent prétendre à répondre à la situation, même si ce n’est pas dans notre culture de prendre de telle décisions. Les recommandations des experts seront difficiles à appliquer, car le monde digital, à l’inverse de beaucoup d’autres techniques, ou industries culturelles, échappent globalement à la plupart des dispositifs réglementaires qui s’appliquent aux autres supports. Pensons à la presse, au cinéma, à la radio, et même aux supports publicitaires conventionnels qui sont soumis à un encadrement assez strict. Comme souvent, c’est en se rendant à l’étranger ou dans des environnements qui ne sont pas soumis à ces règles qu’on se rend compte à quel point le paysage d’images dans lequel on baigne dans notre culture française est construit et régulé, notamment dans l’espace public. Le digital jouit encore d’une sorte d’enclave, qui touche à la fois le modèle économique, publicitaire, narratif.

Nest-ce pas aux parents de contrôler la consommation d’écrans des enfants ? Sommes-nous face à une logique « liberticide » en soumettant ces interdictions ? Faut-il former les parents, ou l’Education nationale, sur les enjeux spécifiques des écrans, y compris sur les sujets liés au harcèlement ?

Stéphane Hugon : En réalité, cet envahissement saisit la place qu’on lui laisse. Le temps d’écran se loge exactement dans les difficultés relationnelles d’un adolescent avec ses parents ou son entourage. Il révèle aussi un problème de légitimité du récit global de ceux qui devraient proposer une explication et un sens sur la société contemporaine, une histoire collective engageante. L’anomie digitale dévoile la désynchronisation des imaginaires sociaux et de ses instituions. On a donc les technologies qu’on mérite.

Et l’on retrouve cette dynamique à d’autres moments de notre histoire sociale des médias et des techniques. La dangerosité des écrans est réelle lorsqu’elle isole les enfants - mais aussi les adultes - et qu’elle arraisonnent à la fois à un silence et à une forme de sidération. L’effet n’est pas du tout le même lorsque la consommation d’images génère une socialité et une circulation de la parole. La télévision, le cinéma, la presse le sont nativement. Les réseaux sociaux, lorsqu’ils sont le support d’une conversation, deviennent des expériences de socialisation qui sont également bénéfiques aux publics. Voyez par exemple comment le téléphone s’est invité dans les échanges, les tables de café, pour soutenir un argument, illustrer par une image ou sourcer une opinion. Ici le temps du digital encourage une convivialité. A l’inverse, l’effet est totalement différent lorsque le rythme est imposé par l’écran lui-même, scrolling (défilement d’écrans) à l’infini, succession d’images sans aucun fil narratif, cursivité absurde et enfermement dans des images dont le montage n’a aucun sens… Là aussi, le rapport détaille la perversion des dispositifs.

Pierre Beyssac : Le rapport traite effectivement ces points dans son axe 5, "Mieux outiller, mieux former au numérique et mieux accompagner les parents, les enseignants, les éducateurs et tous ceux qui interviennent auprès des enfants, tout en organisant une société qui remet l’écran et le numérique à leur juste place", avec des propositions intéressantes, mais parfois paternalistes.

Le point 26 adopte ainsi un ton très moraliste vis-à-vis des adultes eux-mêmes : "Promouvoir des lieux et des temps « déconnectés » et sans écran, notamment pour encourager les adultes à se poser la question de leur propre rapport aux écrans".

Pensez-vous que l'interdiction des écrans dans les crèches et les classes maternelles pourrait empêcher les enfants de développer les compétences technologiques nécessaires pour réussir dans un monde de plus en plus numérique ?

Stéphane Hugon : La limitation des écrans est certainement une nécessité. Les compétences technologiques pour accéder à ces services sont en réalité extrêmement faibles. L’enjeu n’est pas de savoir utiliser une tablette ou un écran, mais bien plutôt de construire une opinion ou un argument. Donc on ne perd rien à écarter les écrans des jeunes publics. Bien au contraire. L’enseignement de la lecture, de l’intériorité qui a été caractérisé la culture occidentale est un atout indispensable à la compréhension du monde et au développement de l’imaginaire. L’immédiateté et la simplicité d’usage des écrans est d’ailleurs bien plus avancée sur les réseaux sociaux que sur bon nombre d’autres interfaces qui seraient plus utiles… Et une manière de bien saisir ce monde de plus en plus numérisé passe davantage par la culture générale, voire même le codage (la programmation informatique)…

Pierre Beyssac : L'interdiction des écrans en crèche peut éventuellement se justifier, même si là encore la mesure surprend par son simplisme binaire.

Plus tard, une telle interdiction exagérément large peut retarder des apprentissages élémentaires autour du numérique, aujourd'hui aussi utile que la lecture. On risque de créer une fracture numérique entre les enfants habitués grâce à leur environnement familial, et ceux qui auront été "protégés" des écrans par un État bienveillant.

Quel est limpact pour une puissance comme la France si nous nous enfermons dans une allergie au numérique et aux écrans ?

Stéphane Hugon : Inversons plutôt la question. Quel serait l’impact à moyen d’une société qui aurait perdu totalement ses capacités critiques, sa culture générale et sa capacité de jugement ?

Pierre Beyssac : Au-delà des mesures du rapport, on assiste à un pilonnage généralisé contre le numérique, omniprésent donc bouc émissaire pratique de tous les maux, qu'on tente même aujourd'hui de rendre co-responsable de meurtres de collégiens.

Parallèlement, le gouvernement regrette régulièrement le retard pris par la France et l'Europe en matière de sociétés du numérique, qui obère désormais notre souveraineté.

Or, la meilleure manière d'avoir des services fidèles aux valeurs que nous souhaitons défendre est que nos pays les développent.

Pour que toute notre société s'approprie au mieux ces technologies, peut-être faudrait-il arrêter d'en dégoûter nos futurs adultes en leur martelant jour après jour dans les médias ou à l'école que le numérique n'est qu'un désastre sanitaire, un danger pour la planète ou la démocratie, une addiction malsaine, etc.

Malgré ses défauts et limites, qu'il faut reconnaître, le numérique fait partie intégrante de nos vies et conditionne l'exercice de la plupart de nos libertés. Puisque nous souhaitons protéger nos enfants, évitons de jeter le bébé avec l'eau du bain.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !