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Humanisation du vrai, pragmatisme, culot : les causes principales de la disparition de la vérité
©www.flickr.com/photos/mindonfire/5024261419

Bonnes feuilles

Bertrand Vergely poursuit sa réflexion stimulante sur le transhumanisme et montre la dangerosité totalitaire que le désir d'immortalité fait peser sur la société humaine toute entière. Il poursuit sa réflexion amorcée dans La Tentation de l'homme-Dieu sur le désir d'immortalité, désir proprement totalitaire de faire advenir une société parfaite. Extrait de "La destruction du réel La fin programmée de l'humain a-t-elle commencé ?" de Bertrand Vergely publié aux Editions Le Passeur. (2/2)

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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25 JANVIER 2018. Dans une tribune publiée dans un hebdomadaire, Jacques Rougeot, professeur émérite de langue française à l’université de Paris IV-Sorbonne, écrit : « Dans un théâtre de Florence en Italie, Carmen de Georges Bizet a été représentée avec une fin qui contredit totalement le texte du livret. Au lieu que ce soit l’héroïne qui meurt, tuée par son amant délaissé, c’est elle qui retourne la situation et qui abat celui qui devait être son meurtrier. La femme reste maîtresse du terrain. Ce dénouement falsifié est le produit de la mode idéologique qui fait fureur depuis quelque temps, le féminisme exacerbé. Interrogé à ce sujet, le directeur du théâtre de Florence a déclaré : “À notre époque marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable que l’on applaudisse le meurtre de l’une d’elles.” »

Cet incident survenu à Florence est révélateur. Dans un monde où le réel entendu comme manifestation de l’Autre à travers la matière, la vie, les hommes, l’histoire et la métahistoire tend à disparaître, il n’y a pas que l’origine qui tend à s’estomper ou bien encore l’humain. Le vrai entendu comme fait tend à s’effacer lui aussi. La cause principale d’une telle disparition ? Il y en a plusieurs.

La principale relève de ce que l’on peut appeler l’humanisation du vrai. On parle de vérité. Mais n’est-ce pas abstrait ? questionnent ceux que la vérité dérange. La première des vérités n’est-elle pas la vérité des hommes ? Il n’y a pas de discours sans un sujet humain à sa base. Ni sans les destinataires humains de ce discours. En ce sens, le discours de vérité passe par l’humanité de ce discours. Comme le soulignent les sciences humaines, quand on parle on ne peut négliger les conditions sociales et historiques dans lesquelles cette parole se tient. Dans le cas de l’affaire Carmen à Florence, cet accent mis sur l’humain, le social, le sociétal, l’historique, est flagrant. Pourquoi la fin de la pièce a-t-elle été changée ? Parce que ce qui compte a résidé dans le contexte humain, social, sociétal et historique. La vérité de la pièce ? Quand il s’agit du sociétal, du politique et des hommes, qu’importe. Le sociétal, le politique et les hommes doivent passer d’abord. Ils sont plus vrais que la vérité et doivent le demeurer.

Le pragmatisme explique aussi le changement de rapport à l’égard de la vérité. Si un mensonge permet d’arranger les choses, après tout, ne soyons pas trop regardants. Ne commençons pas à nous lancer dans d’inutiles croisades au nom de la vérité en jouant les redresseurs de torts et les pères la vertu. Dans le cas de l’affaire Carmen à Florence, là encore, ce pragmatisme est flagrant. Certes, la fin de la pièce est malmenée. Mais si c’est pour la bonne cause ? Si, en bousculant les codes qui font de l’œuvre d’art quelque chose d’intouchable, on permet de sortir de l’image de la femme victime, n’est-ce pas une bonne chose ? Faire progresser la cause des femmes n’est-il pas bien plus important que la vérité de l’art ?

Enfin, le culot explique le changement à l’égard de la vérité. Il est courant aujourd’hui d’entendre dire : « À chacun sa vérité. » En apparence, cette formule parle de subjectivité à propos du vrai. En vérité, elle marque l’ouverture au droit de se donner tous les droits. Ainsi, lors d’un échange avançons que la vérité est subjective. On devient intouchable. La discussion s’arrête. Ce qui est logique. Quand, pour ne pas changer d’avis, quelqu’un qui a tort se retranche derrière le droit à l’existence et la liberté d’expression, on est coincé. Que dire à quelqu’un qui protège son opinion fausse en faisant de celle-ci une affaire d’existence ou bien encore de droit ? On ne va pas l’empêcher d’exister et le contraindre par la force de reconnaître son erreur. Quand dans une situation on en arrive au « parole contre parole », la discussion est close. Quand on en arrive au « à chacun sa vérité », il en va de même. Dans l’affaire Carmen à Florence, ce procédé n’est pas ouvertement utilisé. En arrière-fond toutefois, c’est lui qui est mis en œuvre. Quand le directeur du théâtre est interrogé, pour se justifier, que dit-il sinon : « Et si cela nous plaît que Carmen se termine ainsi ? » Que dire ? Que faire ? On ne va pas mettre ce directeur en prison parce qu’il lui plaît de déformer Carmen !

Humanisation du vrai. Pragmatisme. Culot. Mettons tous ces éléments côte à côte. On a les ingrédients qui permettent, en s’arrangeant avec tout, de faire disparaître non seulement le réel mais la vérité. Ce qui interroge. Plus de réel, plus de vrai, pour faire bouger les choses, les faire avancer, les faire progresser, les améliorer, est-ce une bonne idée ? Pour qu’il y ait progrès encore faut-il que ce progrès soit réel et qu’il soit vrai, afin d’être un progrès réel et vrai. S’il n’y a plus ni réel ni vrai, comment le progrès va-t-il s’y prendre pour devenir un progrès réel et vrai ?

Dans le Carmen qui a été représenté à Florence, la femme de tuée est devenue tueuse. Cette mutation libère-t-elle la femme ? Ce qui libère l’humanité n’est-il pas qu’il n’y ait plus de tueurs et non qu’il y ait des femmes tueuses et pas simplement tuées ? Le machisme explique depuis toujours qu’il faut tuer pour vivre. En faisant de la femme une tueuse, la production du Carmen de Florence a-t-elle servi la cause des femmes ? N’a-t-elle pas entretenu le machisme archaïque de l’humanité en faisant de la femme une femme masculine aussi violente que ceux qui n’aspirent qu’à être des mâles dominants ?

L’origine est aujourd’hui malmenée pour des raisons politiques et sociétales. L’humain est malmené pour des raisons de profit financier. Le vrai est malmené non par la politique ou la finance mais par nous tous. Par souci effréné de préserver notre confort nous avons tendance à nous arranger avec tout. Résultat, non seulement nous nous mentons à nous-mêmes mais le mensonge est devenu un mode d’être. « La vérité vous rendra libres », est-il dit dans l’Évangile de Jean2. « La vérité est révolutionnaire », rappelle Gramsci3. « Il faut arrêter de mentir », souligne Soljenitsyne dans son discours de Stockholm4. Si nous voulons ne pas nous faire laminer par le totalitarisme soft qui menace, il va falloir retrouver la puissance de ces enseignements.

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