Guerre en Ukraine : le gaz, le meilleur atout de Vladimir Poutine pour négocier avec les Européens ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Marc Endeweld publie « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien » aux éditions du Seuil.
Marc Endeweld publie « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien » aux éditions du Seuil.
©Mikhail Klimentyev / Sputnik / AFP

Bonnes feuilles

Marc Endeweld publie « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien » aux éditions du Seuil. Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, les commentateurs se perdent en conjectures. L’émotion sature le discours médiatique et masque les guerres secrètes qui se déroulent en coulisses du théâtre des opérations ukrainien. Dans un monde entré dans une nouvelle guerre froide, où l’énergie devient une véritable arme, les Etats-Unis, la Chine et la Russie jouent tous, à travers ce conflit, leur partition sur l’échiquier mondial du nucléaire. Extrait 1/2.

Marc Endeweld

Marc Endeweld

Marc Endeweld est journaliste indépendant, ancien grand reporter à Marianne. Il a publié plusieurs ouvrages dont "Le grand Manipulateur" (Stock, 2019) et L'ambigu Monsieur Macron (Flammarion, 2015).

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« Peut-être que Poutine a voulu envoyer une carte postale sur le gaz l'été dernier », me dit une figure de l'industrie de l'énergie en France en pleine invasion russe de l'Ukraine. Que s'est-il passé à l'été 2021 ? Sur le marché du gaz mondial, les prix ont commencé à monter, et ont monté encore. Inexorablement. À l'écart des gros titres des médias. Puis, en septembre, certains ont fini par s'inquiéter.

Mon interlocuteur m'explique le fonctionnement d'un deal gazier entre États : « Dans tous les contrats de gaz bilatéraux sont fixées une quantité de gaz minimale et une quantité de gaz maximale de livraison. En général, les fournisseurs, comme Gazprom, se situent dans la moyenne haute des contrats. Ensuite, le montant des facturations est constitué à partir d'une formule de prix secrète, avec une part non fixe négociée sur le marché en prix spot. Or, l'été dernier, au moment des premières livraisons, Gazprom décide de ne livrer que le minimum prévu dans les contrats. L'effet a été immédiat : les utilities, les compagnies dans l'énergie, et les États sont allés chercher ailleurs, et les prix ont augmenté dès le mois d'août. »

En année normale, les livraisons de gaz sont en effet effectuées dès l'été, permettant à chaque pays européen de reconstituer ses réserves, stockées dans de gros réservoirs souterrains et aériens installés un peu partout sur le territoire. Ces réserves sont ensuite utilisées durant l'hiver. En 2021, changement de décor : quand les Russes finissent par assurer le reste de leurs livraisons de gaz auprès des pays européens au cours de l'automne, les prix sur le marché ont déjà beaucoup augment& Jackpot pour Gazprom, et sans doute une manière pour Vladimir Pouline de signifier aux États européens, notamment l'Allemagne, dont l'industrie est très dépendante du gaz russe, qui est le patron. « C'était manifestement un signal aux Européens qui n'a pas été compris », estime ma source. « Heureusement » pour l'Europe, l'hiver 2021-2022 aura été très doux. Les températures du mois de novembre ont atteint des records de chaleur.

C'est méconnu, mais le prix de l'électricité est lui-même déterminé à partir de la matière première la plus chère pour en fabriquer, en l'occurrence le gaz, afin de lisser les coûts sur le marché. En France, c'est l'ancien patron d'EDF, Marcel Boiteux, en poste dans les années 1960, qui a mis en place ce système, bien avant que l'Union européenne ne l'adapte pour son marché unique de l'énergie. Une hausse du prix du gaz a donc un impact direct sur le prix de l'électricité, y compris dans un pays comme la France, où l'électricité produite est principalement issue de l'énergie nucléaire. En cas de pic de consommation, EDF avait l'habitude par le passé de recourir au charbon. Aujourd'hui, pour répondre à de telles hausses de la demande sur le réseau, c'est le gaz qui est privilégié.

Au final, en France comme en Europe, c'est bien le prix du gaz qui détermine le prix de l'électricité, et donc le gaz russe. Un sujet sensible, d'autant que, par un effet démultiplicateur, lorsque le prix du gaz double, le prix de l'électricité quadruple. Les Français, trop longtemps bercés par les publicités faisant de l'électricité nucléaire une arme d'indépendance énergétique, ont négligé l'enjeu géopolitique du gaz.

Certes, le choc a été moins rude en France que dans d'autres pays européens (comme l'Allemagne, qui, avant le conflit, dépendait pour 55 % du gaz russe), car la hausse des prix de l'énergie à l'automne a été « lissée » à la suite de la décision gouvernementale de geler le tarif régulé (à partir du 1 octobre). Pour un coût de 30 milliards d'euros, les Français ont continué à consommer de l'énergie sans se rendre compte qu'elle était déjà trop chère. Depuis, l'exécutif n'a pas jugé bon d'engager un vaste plan d'économie d'énergie. L'échéance présidentielle a-t-elle joué dans cet attentisme ? Notre interlocuteur est circonspect :

« En 1973 et 1974, lors du premier choc pétrolier, ce fut le branle-bas de combat. Là, c'est comme si on avait supprimé le thermomètre. Les Français se disent "on a le nucléaire, on est protégé". Or, en ce printemps, le prix spot électrique sur le marché tourne entre 250 et 300 euros. Alors que d'habitude, en début de printemps, on est à 20. » De fait, dans l'inflation qui commence à poindre, la part de la hausse des prix de l'énergie n'est pas négligeable.

Moscou sait qu'il possède avec le gaz l'une de ses meilleures cartes. Lorsque Poutine décide fin avril 2022 de fermer unilatéralement le robinet à la Pologne et à la Bulgarie, les punissant de leur soutien trop actif à l'Ukraine, c'est l'affolement chez les Européens. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dénonce fortement ce coup de pression du Kremlin : « L'annonce de Gazprom est une nouvelle tentative de la Russie de nous faire du chantage au gaz. C'est injustifié et inacceptable. Et cela montre une fois de plus le manque de fiabilité de la Russie en tant que fournisseur de gaz. » Un chantage jusqu'à présent consenti par les Européens : en 2021, les 155 milliards de mètres cubes importés de Russie ont représenté 40 % de la consommation européenne de gaz. « Si la situation se tend encore, Poutine est capable d'imposer un embargo sur le gaz à l'ensemble de l'Europe », s'inquiète un industriel français. Un diktat rendu possible par le fait que la Russie se tourne désormais vers la Chine pour exporter son énergie. Si l'Europe se trouve dans la dépendance du gaz russe, la réciproque n'est plus vraie.

En 2005, seules 5 % des exportations de pétrole russe partaient en Chine, aujourd'hui c'est 30 %. Depuis décembre 2019, un pipeline de gaz fonctionne entre la Sibérie et la Chine. Et, début mars 2022, quelques jours seulement après le début de l'invasion de l'Ukraine, Chine et Russie ont signé un mégacontrat pour la construction d'un nouveau gazoduc entre les deux pays, avec une capacité de transport pouvant atteindre 50 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit presque autant que les 55 milliards de mètres cubes de Nord Stream 2 - ce gazoduc qui devait relier directement la Russie à l'Allemagne par la mer Baltique, projet suspendu du fait de la guerre.

Vladimir Poutine manie à la perfection l'arme du gaz. Le maître du Kremlin a toujours fait des dossiers énergétiques un des pivots de sa diplomatie. Sur le front géopolitique, la stratégie russe du gaz en Europe était très claire ces dernières années : contourner le plus possible l'Ukraine pour livrer les pays européens sans avoir à payer de taxes au passage, et affaiblir du même coup un pays qui ose depuis de nombreuses années défier le Kremlin en se rapprochant de l'Union européenne. En 2011, à Vyborg, au nord-ouest de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine, alors chef du gouvernement russe, explicite la conception russe de la « sécurité énergétique » en soulignant que le gazoduc Nord Stream (premier du nom) qui vient d'ouvrir entre la Russie et l'Allemagne mettrait fin « à la tentation de l'Ukraine de bénéficier de sa position exclusive ». Au forum économique international de Saint-Pétersbourg, la même année, le PDG de Gazprom, Alexeï Miller, est lui aussi très clair : « Surmontez votre peur de la Russie, ou manquez de gaz. » Pour l'Ukraine, cette stratégie russe sur le gaz est potentiellement une catastrophe : Naftogaz, société publique, contribue chaque année à hauteur de 10 % au budget de l'État.

De fait, la multiplication depuis bientôt vingt ans des conflits sur le gaz entre la Russie et l'Ukraine, mais également l'accélération du dérèglement climatique ont amené plusieurs grandes puissances à intégrer la notion de « sécurité énergétique » à leurs problématiques de défense, certains états-majors en faisant même une priorité. Pas la France : « Encore en 2017, quand on évoquait le sujet de l'indépendance énergétique, on vous regardait avec des grands yeux au sein de l'État français », déplore l'un des représentants de l'industrie nucléaire hexagonale. Qui ajoute : « Les Russes se sont réjouis de la décision d'Angela Merkel de sortir du nucléaire. Ils savaient qu'ils allaient pouvoir tenir les Allemands par le gaz. »

Extrait du livre de Marc Endeweld, « Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien », publié aux éditions du Seuil

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