Guerre des drones, combats de haute intensité et retour d’expérience du conflit russo-ukrainien<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Bayraktar TB2, un drone fourni par la Turquie, est devenu le symbole de la résistance contre l'invasion russe.
Le Bayraktar TB2, un drone fourni par la Turquie, est devenu le symbole de la résistance contre l'invasion russe.
©Birol BEBEK / AFP

Robotisation

La robotisation du champ de bataille est une tendance de fond qui s’observe depuis plusieurs décennies avec l’usage de drones aériens pour le renseignement et le traitement de cibles.

Thierry Berthier

Thierry Berthier

Thierry Berthier est Maître de Conférences en mathématiques à l'Université de Limoges et enseigne dans un département informatique. Il est chercheur au sein de la Chaire de cybersécurité & cyberdéfense Saint-Cyr – Thales -Sogeti et est membre de l'Institut Fredrik Bull.

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Atlantico : La guerre en Ukraine confirme la place désormais indispensable des drones armés, y compris des drones kamikazes. Ce conflit va-t-il accélérer la robotisation du champ de bataille ? Quelle sera la place de l’homme dans les futurs conflits armés ?

Thierry Berthier : La robotisation du champ de bataille est une tendance de fond qui s’observe depuis plusieurs décennies avec l’usage de drones aériens pour le renseignement et le traitement de cibles. Cela a été le cas en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou en Arménie. Chaque nouveau conflit accélère l’intégration et l’emploi de robots armés terrestres ou de drones aériens dans le dispositif militaire des belligérants. Le robot remplace l’humain partout où cela est possible, efficace, rentable, partout où l'usage du système robotisé abaisse le risque sans abaisser la performance. Le robot allonge la persistance dans la mission en remplaçant la présence humaine dans des zones de combat difficiles pour un combattant humain. Un drone aérien pourra rester en vol 24 heures, sans pilote à bord, en remplissant sa mission de collecte de données pour le renseignement. Un groupe de robots terrestres dédiés au déminage de zones piégées peut intervenir sur de grandes surfaces en éloignant l’opérateur du risque d’explosion. Un robot mule pourra traverser une zone à découvert, sous le feu ennemi, pour réapprovisionner en munitions une unité engagée dans le combat. La mule pourra aussi faciliter l'évacuation de blessés, sans mettre en danger les personnels. Cette persistance dans la mission, en abaissant le risque, constitue un tournant décisif dans les opérations militaires. A cela s’ajoute la grande diversité de robots efficaces dans tous les milieux : terrestres, aériens, spatial, marins, sous-marins, cyberespace.

Les robots terrestres chenillés peuvent se déplacer sur tout type de terrains. Ils peuvent prendre toutes les formes pour se faufiler dans des environnements très encombrés, ils peuvent monter un escalier, ouvrir des portes, actionner des leviers ou se déplacer en milieu souterrain, sans liaison avec leur base de contrôle. Certains d’entre eux sont capables d'explorer un environnement inconnu (une grotte ou un bunker) et de le cartographier de manière autonome. Les robots humanoïdes n’ont pas encore été déployés sur un théâtre d’opérations militaires mais cela ne saurait tarder. Les robots aériens (vecteurs aériens) sont disponibles dans tous les formats, envergures, poids et prix. Chacune de ces machines possède une efficacité et un niveau de performance sur un type d'opération militaire. Les micro-drones quadcoptères sont utilisés quotidiennement par les armées russe et ukrainienne pour « nettoyer » une tranchée en larguant des grenades à la verticale des combattants ciblés, avec une précision centimétrique.  Ces drones sont souvent des drones commerciaux industriels transformés en lance grenade via un système rudimentaire porteur de charge. Ces systèmes très bon marché font des ravages dans les tranchées ennemies ou lors de déplacements d'unités de combat en terrain découvert. Des drones à voilure fixe porteurs de 2 à 3 kilos d’explosifs sont utilisés comme drones kamikazes contre toutes sortes de cibles de haute valeur : blindés, chars, pièces d’artillerie, camions de ravitaillement, système radars et communication. Il s’agit dans ce cadre de munitions rôdeuses qui constituent, à elles seules, une petite révolution dans l’art de la guerre. De très faible coût de production, rudimentaires, multipliables presque à l’infini, elles permettent de détruire chez l’adversaire des cibles de haut niveau tactique, souvent très coûteuses. Le ratio de destruction : [ratio = coût de la munition rôdeuse / coût de la cible] favorise nettement l’attaquant et oblige la cible à déployer des moyens de protection sophistiqués. Ce ratio de destruction est l’un des premiers facteurs accélérant la robotisation du champ de bataille. Un autre facteur concerne l’économie des vies humaines et le « prix du sang » dans la zone d’immédiate confrontation.  Lorsqu’il devient possible d’opérer des systèmes robotisés à la place des combattants humains sans abaisser la performance, alors l’arbitrage s’effectue en faveur de l'engagement des machines. Ces dynamiques contribuent à retirer l'humain de la zone d'immédiate conflictualité au profit des robots.

Faut-il s’attendre à une modification des doctrines militaires dans le monde ?

Oui, clairement. La robotisation du champ de bataille rebat les cartes en apportant de nouvelles capacités d’engagement d’unités robotisées en appui d'unités classiques. La coopération Homme-Machine est l’un des grands enjeux de puissance en 2023. Chaque armée doit se préparer à des confrontations de haute intensité impliquant des systèmes robotisés multi-milieux, furtifs, hypervéloces et très agressifs. Mécaniquement, ces systèmes hétérogènes font monter le taux de létalité chez l'adversaire lorsqu'il s'expose et permettent de résister plus longtemps dans une stratégie d’attrition. La robotique militaire nous interroge sur la place du combattant humain : doit-il être maintenu dans la boucle opérationnelle ? hors de cette boucle ?  ou au-dessus de la boucle, en chef d’orchestre d’unités robotisées ? Comment envisager la place de l’homme dans un espace de combat sur lequel il n’a que très peu de chance de survie face aux machines ennemies ?  Ce déséquilibre des chances de survie nous renvoie à notre extrême fragilité corporelle, qui n’a pas changé depuis le début de l’histoire des guerres. Cette fragilité doit nous interroger sur l’éthique de l’engagement :  Est-il éthique d’envoyer au combat un groupe de soldats humains face à une unité robotisée armée ennemie, constituée de mini drones aériens kamikazes qui accélèrent de 0 à plus de 200 km/h en moins d’une seconde et qui détectent presque instantanément toute présence humaine ? Les chefs militaires américains ont déclaré que cet ordre ne serait pas éthique et qu’il fallait adapter les doctrines d'engagement.

La mécatronique, associée à l’intelligence artificielle, produit des robots de plus en plus autonomes. Cette association « IA + robotique » modifie les pratiques et réduit les délais de la boucle OODA (Observation, Orientation, Décision, Action) qui structure toute opération militaire.

La récente affaire du ballon espion chinois abattu par l’armée de l’Air américaine illustre un premier changement : Le Pentagone a facilement donné l'ordre de détruire ce ballon-drone inhabité. Cette facilité dans l’ordre de destruction n’aurait certainement pas été la même avec un aéronef piloté par un équipage à bord. On imagine l'escalade potentielle après la neutralisation de pilotes chinois dans l'espace aérien américain... Avec l'emploi de drones, le prix du sang est préservé, les robots sont actionnés et sont détruits sans provoquer d'escalade. La prolifération mondiale de la robotique et des drones modifie la pratique du commandement, les règles d’engagement et les arbitrages capacitaires. Ainsi, l’armée japonaise a annoncé vouloir remplacer ses hélicoptères de combat par des drones d’attaques téléopérés.  

Ce choix capacitaire marque aussi un changement de doctrine face aux menaces grandissantes du voisin chinois. Une puissance régionale comme la Turquie déploie une base industrielle de défense extrêmement innovante, performante en s’appuyant sur l’industrie robotique. Là aussi, il s’agit d’une orientation à la fois stratégique et géopolitique qui ne se réduit pas au seul segment technologique. La Turquie innove en inventant une « diplomatie des drones » et un « Soft Power de la robotique » qui rencontre le succès, notamment en Afrique de l’Ouest. De la même façon, L’Iran s’impose comme une nouvelle puissance militaire sur le segment des drones aéroterrestres. L’inde et Israël adoptent des stratégies similaires. Dans chacun de ces cas, les doctrines militaires sont adaptées aux nouveaux paramètres de la robotisation du champ de bataille. 

Sommes-nous à l’aube d’une révolution dans notre manière de concevoir et de mener des conflits armés ? 

Nous nous situons clairement au-delà de l’aube. Le jour s’est levé sur cette troisième révolution, à l’instar des deux premières révolutions qui ont transformé l’art de la guerre : l’invention de la poudre à canon au 7eme siècle en Chine et de la bombe atomique en 1945. La place de l’homme sur le champ de bataille évolue désormais sous l’effet conjugué des progrès de l’intelligence artificielle, de la robotique, des capteurs optroniques, des matériaux, des moyens de communications et du consentement individuel à l’engagement.  Au niveau cognitif et psychologique, la mise en œuvre de robotique armée influence le consentement du combattant humain au sacrifice ultime puisqu’il se trouve confronté à des systèmes qui ne lui laissent que très peu de chance de survie, dans un duel potentiel. Le déploiement massif de robots et de drones armés contribue à expulser le combattant humain hors de la première ligne de contact avec l’adversaire pour le remplacer par des systèmes téléopérés ou semi-autonomes. Les robots peuvent intervenir efficacement dans tous les milieux, sur terre, dans les airs, en surface, sous l’eau, dans l’espace et le cyberespace. Le processus d'engagement de systèmes robotisés « offensif- défensif » interdit tout retour en arrière. L’exemple des escadrilles ou de futurs essaims de drones aériens illustre parfaitement les mécanismes en cours : Comment lutter contre un groupe de 1000 drones aériens kamikazes porteurs de charges explosives qui convergent sur une cible ? Des canons de lutte anti-drones ont été développés mais ils ne suffiront pas à contrer ce type d’attaque saturante. La solution technique réside dans la conception d’essaims de drones « anti-drones », des essaims tueurs d’essaims capables de neutraliser, à niveau de vélocité identique ou supérieur, un essaim offensif. Dans cette configuration, la robotique en essaim agit successivement comme le glaive et le bouclier, soutenue par l’intelligence artificielle.  On peut objectivement y voir une forme d'emballement et de nouvelle course à l'armement hyper-technologique. 

À quoi ressemblera la guerre de demain ? Les États-Majors, français notamment, ont-ils conscience de ces enjeux ?  

Après une année d'une guerre russo-ukrainienne, on peut dresser la liste des tendances du champ de bataille 2.0. :

-        Une forte augmentation de l’intensité du combat,

-        Une augmentation de la précision des tirs de roquettes guidés conjointement par satellites et drones

-         L’arrivée imminente d’armements et missiles hypersoniques (vitesse supérieure ou égale à Mach5) obligeant à revoir les systèmes de défense. 

-        L’arrivée imminente d’essaims et d’hyper essaims armés (plus de 10000 drones en essaim), fortement autonomes, évoluant à très haute vitesse,

-        L’arrivée imminente d’unités robotisées hétérogènes coalisées sur une même cible, par exemple des escadrilles de drones maritimes de surface, de drones sous-marins, de drones aériens convergeant toutes sur un navire ennemi pour le détruire.

-        Des opérations de plus en plus puissantes dans le cyberespace ciblant les vulnérabilités de tous les robots dont on vient de parler.

-        Des opérations dans l’espace électromagnétique de brouillage et de déception.

Les États-majors sont parfaitement conscients de ces mutations. La France, en tant que puissance nucléaire, occupe une position particulière sur le segment de la dissuasion au sein de l'Europe. Sa base industrielle de défense est l’une des plus performantes du monde avec ses poids lourds industriels Thales, Nexter, MBDA, Safran, Dassault, Airbus, Naval Group. Cette base s'adapte en permanence face à aux nouveaux défis de la haute intensité et de la robotisation. L'écosystème des startups et de l'innovation de défense reste très dynamique également. L'industrie française des drones aériens et de la robotique terrestre rassemble des champions mondialement reconnus.

Le point critique à améliorer est celui du financement des startups « défense » pour lesquelles la levée de fonds s'apparente souvent à un long parcours du combattant. L'immense majorité des fonds d’investissement français refuse de participer aux tours de tables investisseurs de startups de la BITD (Base Industrielle Technologiques de Défense). Les fonds français mettent souvent en avant la contradiction entre leurs chartes ISR (Investissements Socialement Responsable) et le fait d'investir dans une société liée à l'industrie de défense. Ce verrou « idéologico- financier » s'ajoute à celui de refus de financer des projets « hardware ou industriels » face aux projets purement software qui nécessitent moins de moyens. Cette difficulté structurelle est à ce jour la plus préoccupante face aux enjeux de réarmement et du retour des guerres de haute intensité sur le sol européen.

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