Guerre d’Algérie : quelle est la responsabilité du général de Gaulle dans le massacre d'Oran ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le général De Gaulle.
Le général De Gaulle.
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Bonnes feuilles

De tous les événements liés à la guerre d’Algérie, aucun n’a subi une occultation aussi complète que le massacre subi à Oran, le 5 juillet 1962, soit quelques mois après les accords d’Évian, par une partie de la population européenne de la ville. C’est pourtant celui dont le bilan est, de très loin, le plus lourd : en quelques heures, près de 700 personnes ont été tuées ou ont disparu sans laisser de traces. Extrait de "Oran, 5 juillet 1962", de Guy Pervillé, publié aux éditions Vendémiaire (2/2).

Guy  Pervillé

Guy Pervillé

Guy Pervillé est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse Le Mirail, spécialiste de l’histoire de l’Algérie coloniale ainsi que de la guerre d’Algérie. Il a notamment publié Pour une histoire de la guerre d’Algérie (2002), La Guerre d’Algérie (Que sais-je, 2007), Atlas de la guerre d’Algérie (2003), Les Accords d’Evian, succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne, 1954-2012 (2012) et, chez Vendémiaire, La France en Algérie, 1830-1954 (2012).
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La thèse de Jean-François Paya est encore plus hasardeuse quand il persiste à supposer que l’attitude passive des forces françaises le 5 juillet à Oran s’expliquerait par ce qu’il appelle un « deal » entre le gouvernement français et Ben Bella ou Boumediene, le premier laissant les seconds rétablir l’ordre à Oran en échange d’une reconnaissance des accords d’Évian. Cette hypothèse audacieuse a été clairement démentie par les documents du Comité des affaires algériennes publiés par le général Faivre en 2000. Si un tel « deal » peut correspondre à une certaine réalité, ce serait au plus tôt à partir de la mi-août – avant que le général de Gaulle soit informé du texte du programme de Tripoli, saisi par l’armée française et transmis le 8 septembre avec un commentaire critique par le second de l’ambassade de France à Alger, Louis de Guiringaud666 ; mais plutôt à partir de la fin novembre ou du début décembre 1962, quand le gouvernement de Ben Bella sembla accepter de reconnaître la validité de ce qui restait des accords d’Évian après le départ de la masse des Pieds-Noirs » – en tout cas pas le 5 juillet.

En effet, le général de Gaulle avait, dans l’après-midi du 5 juillet, donné des instructions très claires à l’ambassadeur Jeanneney lors de la réunion du Comité des affaires algériennes : la France reconnaissait comme gouvernement légitime de l’Algérie l’Exécutif provisoire chargé d’organiser au plus vite l’élection d’une Assemblée nationale constituante algérienne. La fusion de cet exécutif provisoire avec le GPRA, partenaire quasi officiel de la France depuis les accords d’Évian, était néanmoins acceptable, mais pas la reconnaissance du « Bureau politique » de Ben Bella, qui n’était même pas mentionné. En effet, la France devait rester parfaitement neutre dans les luttes politiques entre Algériens, comme De Gaulle l’avait répété à maintes reprises devant ses ministres, selon le témoignage d’Alain Peyrefitte. La défense de la sécurité des Français d’Algérie faisait néanmoins partie des tâches prioritaires du nouvel ambassadeur ; mais elle n’avait pas inspiré la rédaction d’instructions claires et nettes aux forces armées, parce que le général de Gaulle craignait que « l’intervention d’initiative » entraînât les forces françaises trop loin. Il craignait surtout que la France se laissât enrôler comme alliée par l’une des coalitions algériennes contre l’autre, mais aussi, comme il l’avait dit à l’ambassadeur Jeanneney, de reprendre la guerre d’Algérie contre les Algériens momentanément réconciliés, ce qui aurait donné une victoire posthume à l’OAS : deux craintes qui avaient de quoi freiner la réaction militaire française aux troubles d’Oran. On ne sait toujours pas avec une entière certitude si le général Katz avait demandé des ordres directement au général de Gaulle le 5 juillet, même si cela paraît très vraisemblable, ni à quelle heure et combien de fois il aurait pu lui parler, ni ce que celui-ci lui aurait répondu ; les archives de l’Élysée ne sont pas encore entièrement ouvertes.

Mais nous savons néanmoins, grâce au livre de Jean-Jacques- Jordi, que rien n’aurait dû se passer le 5 juillet, si le GPRA avait respecté la promesse de ne pas célébrer l’indépendance avant le 6, faite par Saad Dahlab au ministre Louis Joxe le 14 juin 1962 ; ce qui explique l’absence en Algérie le 5 juillet du Haut-Commissaire Christian Fouchet, reparti le 4 vers la France, et celle de l’ambassadeur Jeanneney, qui ne devait rejoindre son poste que le 6. Cette erreur de jugement manifeste, signe d’une imprévoyance injustifiable et prouvant l’inconscience de la gravité de la situation à Oran que le général Katz a reprochée plus tard à tous ses supérieurs militaires et civils, a privé la France d’un représentant qualifié en Algérie le jour même où sa présence active aurait été le plus nécessaire.

On doit signaler encore la lenteur avec laquelle le gouvernement français a pris peu à peu conscience de l’extrême gravité de ce qui s’était passé, mais aussi le fait que le travail minutieux de Jean-Marie Huille a permis, dès 1963, au secrétaire d’État Jean de Broglie d’être informé du bilan du 5 juillet (près de 700 morts et disparus) aussi précisément que le sont, depuis 2011, les lecteurs du livre de Jean-Jacques Jordi. De ce fait, nous devons aussi constater que le massacre du 5 juillet 1962 à Oran a été probablement l’événement le plus sanglant de toute la guerre d’Algérie, et que l’escamotage complet de sa mémoire par les gouvernements français qui se sont succédé pendant près d’un demi-siècle représente l’exemple le plus parfait de censure mémorielle en France, très loin devant le 17 octobre 1961 qui est aujourd’hui infiniment plus connu, ou tout au moins beaucoup plus souvent mentionné que lui.

Ces réflexions me semblent beaucoup plus utiles que le développement exagéré de la querelle à laquelle nous assistons depuis le mois d’août 2013 entre Jean Monneret et Jean-François Paya sur le site Études coloniales667. Le premier est un historien particulièrement rigoureux, le deuxième un chercheur amateur aux intuitions stimulantes, mais leur débat ne peut aboutir aussi longtemps que des témoignages et documents nouveaux, venant surtout d’Algérie, n’auront pas renouvelé profondément les connaissances que nous avons aujourd’hui. Au contraire, il me paraît beaucoup plus urgent de demander au nouveau gouvernement français, nommé par le président François Hollande, quelle suite il entend donner au livre de Jean-Jacques Jordi, réalisé à la demande de l’ancien président de la Mission interministérielle aux rapatriés Renaud Bachy grâce à de larges dérogations accordées par l’ancien Premier ministre François Fillon. Pourquoi la nouvelle majorité présidentielle lui accorde-t-elle si peu d’attention, alors qu’elle consacre un tel déploiement mémoriel au 17 octobre 1961 et qu’elle a rendu officielle la commémoration du 19 mars 1962 ? Cette lacune béante de la politique mémorielle officielle est injustifiable.

D’autre part, il faut remarquer qu’une partie non négligeable de nos connaissances actuelles provient des recherches de quelques historiens algériens, principalement de la thèse de Karim Rouina et des deux communications de Fouad Soufi. Il me paraît important de maintenir et de développer cette coopération nécessaire, en tenant compte des obstacles que la politique mémorielle très contraignante des autorités algériennes oppose à un libre développement des recherches historiques. Le problème est de savoir quel est le meilleur moyen d’y parvenir. Est-ce au moyen d’une pétition internationale, comme celle qu’a lancée un collectif réuni autour de Jean-Pierre Lledo depuis le mois de juillet 2013, qui dénonce un « crime contre l’humanité », et suggère que « tant que toutes les archives françaises et algériennes ne seront pas ouvertes, on pourra supposer que des milliers d’innocents subirent ce triste sort », et que « quel que soit le nombre, l’ampleur du massacre, sa simultanéité dans tous les quartiers d’Oran à la fois, la mobilisation d’une immense logistique laissent penser qu’il a été programmé, organisé et coordonné à un très haut niveau, même si la participation à la curée de la foule hystérisée a pu faire croire à des événements “spontanés” »668 ? Mais pourquoi ne pas se contenter du bilan déjà si lourd, si solidement établi par Jean-Jacques Jordi ? Et surtout, pourquoi inverser ce qui me paraît bien être le classement des causes possibles par ordre de certitude décroissante, en donnant arbitrairement plus de crédibilité au complot supposé du colonel Boumediene qu’à l’effet logique de quatre mois de harcèlement des quartiers musulmans d’Oran par l’OAS ? Jean-Pierre Lledo a fait l’expérience de la censure : son excellent film, Algérie, histoires à ne pas dire, sorti en 2008, s’est vu refuser l’autorisation de diffusion par la ministre de la Culture algérienne, à cause de son enquête sur des sujets tabous tels que les massacres du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois et du 5 juillet 1962 à Oran669. L’enjeu de la nouvelle initiative qu’il a prise est encore une fois celui de la liberté de l’information et de l’histoire en Algérie. D’accord avec lui sur ce but, je me demande si cette nouvelle initiative a des chances de succès, ou si elle ne risque pas plutôt de durcir davantage la position officielle des autorités algériennes.

Je suis néanmoins d’accord avec la conclusion du texte que j’ai reçu de lui le 15 octobre 2013, dans lequel il explicite son point de vue sur ce massacre en racontant comment il en a peu à peu pris conscience :

« Ce qui est sûr, c’est que le 5 juillet 1962 pèse lourd, très lourd sur la conscience des Oranais, qu’ils aient été des témoins actifs ou passifs de ces événements. Quand je demandai s’il avait vu quelque chose à mon copain d’enfance Smaïn qui lui se trouvait à Oran le 5 juillet (à Oran, inutile de dire le mot “massacre”. Évoquer le “5 juillet 62” suffit…), voici quelle fut sa réponse : “Tu sais, Jean- Pierre, quand on se rassemble entre copains de l’époque, on se dit que ce qui nous arrive à présent (la terreur islamiste), c’est pour payer ce qu’on a fait le 5 juillet670… »

Ce témoignage personnel et sincère montre bien que les citoyens algériens qui s’interrogent sur leur présent et sur leur avenir s’interrogent aussi sur leur passé, indépendamment des directives de l’État. C’est justement pourquoi l’intérêt bien compris de l’Algérie et des Algériens serait de lever enfin les tabous de l’histoire officielle. Le 5 juillet 1962 ne fut pas seulement la première célébration de l’indépendance de l’Algérie, proclamée un peu plus de cent-trente-deux ans après la capitulation d’Alger, le 5 juillet 1830 : ce fut aussi, à Oran, une explosion de violence qui n’avait pas eu d’équivalent durant toute la guerre, par sa concentration dans l’espace et dans le temps. Et cette violence ne s’explique pas uniquement par la faute de l’OAS, même si son acharnement durant quatre mois dans le harcèlement des quartiers algériens est un fait indéniable. Quelques historiens algériens ont contribué à démontrer par leurs travaux que le FLN-ALN avait eu aussi une lourde part de responsabilité dans cet événement et dans ses origines.

Plus d’un demi-siècle plus tard, le 5 juillet d’Oran devrait servir, aux Algériens comme aux Français, à démontrer qu’il n’est pas raisonnable d’enfouir la vérité sous un silence imposé par l’État. Bien au contraire, il devrait prouver aux uns et aux autres que la reconnaissance de tous les événements historiques, si douloureux qu’ils aient été, vaut mieux qu’une amnésie sélective pour faire en sorte que l’avenir soit meilleur que le passé. Les deux États, les deux peuples, ont objectivement le même intérêt à reconnaître tous les événements qui les concernent, pour éviter que des faits aussi douloureux les frappent de nouveau. Au lieu de s’enfermer dans ce que le regretté Guy Hennebelle appelait en 2003 « le duo maso-sado entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment », les Français et les Algériens seraient mieux inspirés de tirer les leçons de leur tragique passé commun en suivant l’exemple donné au monde par Nelson Mandela, quand celui-ci permit à ses compatriotes sud-africains de se réconcilier en reconnaissant tous les crimes commis par les uns et par les autres dans la lutte entre les partisans et les adversaires de l’apartheid, grâce à la commission Vérité et réconciliation671. C’est à quoi pourrait servir, dans les deux pays, la reconnaissance du massacre trop longtemps occulté qui eut lieu à Oran le 5 juillet 1962.

Extrait de "Oran, 5 juillet 1962 - Leçon d'histoire sur un massacre", de Guy Pervillé, publié aux éditions Vendémiaire, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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