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Grève du 5 décembre : bloquer le pays est-il une stratégie payante ? Petit retour sur les conflits des 50 dernières années
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Mobilisation contre la réforme

Le mouvement social contre la réforme des retraites vient de débuter ce jeudi 5 décembre. A cette occasion, Atlantico revient sur les mouvements sociaux en France depuis 1968 et dresse le bilan économique et social des manifestations de l'histoire contemporaine française.

Frédéric Tristram

Frédéric Tristram

Frédéric Tristram est historien et spécialiste de la politique fiscale en France.

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Atlantico.fr : Alors que débute aujourd’hui un mouvement social que certains estiment pouvoir être massif, mouvement  contre la réforme des retraites et plus largement contre la politique du gouvernement, Atlantico revient sur les mouvements sociaux en France depuis 1968. Qu’ont-ils annoncé comme phase économique et social ? Quelles réformes ont-ils retardé ? Quel est, en somme, le bilan économique et social des manifestations de l’histoire contemporaine française ?

Quelles sont les grandes conséquences des grèves de 1968 sur l’économie ? Ont-elles amorcé un mouvement de libéralisation de l’économie et du marché du travail ?

Frédéric Tristram : Il faut distinguer les conséquences à court terme et à plus long terme. A court terme, dès 1968, il y a eu un choc de relance par la demande de type keynésien. Il y a eu par exemple des augmentations importantes du SMIG et des augmentations de salaires, augmentations qui étaient contenues dans le protocole des Accords de Grenelle. Il y a un certain nombre d’avantages qui ont été conférés au salariat, complétés dans les années qui ont suivi. Nous allons par exemple célébrer cette année le 50ème anniversaire du SMIC, créé au début de l’année 1970. Le choc de la demande peut expliquer en partie les très bonnes  performances de l’activité économique des années 1970. C’est aussi un élément d’explication des performances de la France en termes de croissance sous la présidence de Pompidou. La croissance n’a en effet jamais été aussi élevée qu’avant le choc pétrolier de 1973-1974. Il y a eu ensuite une rupture structurelle dans le rythme de la croissance.

Sur le long terme, mai 1968 a initié ou favorisé l’émergence d’une nouvelle phase de l’économie française. Le mouvement a en effet fragilisé les deux forces politiques qui, sur un plan différent, étaient assez favorables à une forme de l’intervention de l’Etat dans l’économie, c’est-à-dire d’une part le gaullisme, d’autre part le communisme, qui sont les deux grands perdants des évènements de 1968. L’interventionnisme public fragilisé, des modes de conception, de consommation et de perception de la société plus individualistes ont été de leur côté renforcés. Cela a pu par conséquent conduire à une forme de libéralisation de l’économie. A cet égard, 1968 a pu conduire à une libéralisation qui fut par ailleurs portée par d’autres courants, à partir de la fin des années 1960, notamment des courants qu’on qualifie un peu abusivement de néolibéraux, en tout cas d’un libéralisme renouvelé, dans la foulée de Milton Friedman et de Friedrich Hayek. Le changement de paradigme dans la perception de l’économie s’est donc fait aussi à cet égard à la faveur de 1968. Tout le soubassement culturel et politique de 1968 a amené au changement économique des années 1970.

Pourtant, à très court terme, les revendications de 1968 sont celles qui vont être entendues à nouveau pendant la grève autogestionnaire de l’usine Lip de Besançon en 1973, c’est-à-dire des revendications assez éloignées du libéralisme économique. Ces revendications ont-elles eu des effets sur l’économie et la société ?

1968 est un évènement complexe. Il y a d’une part des revendications classiques du monde ouvrier pour une augmentation des salaires. Et puis il y a des modes de contestation un peu plus originaux et des revendications plus originales, en effet en faveur de l’autogestion. On va les retrouver chez Lip en 1973. Elles vont à l’encontre des centrales syndicales les plus classiques comme la CGT. Ces nouvelles revendications sont en effet liées à l’émergence d’une nouvelle forme de syndicalisme : la CFDT a été créée, je le rappelle, en 1964. Ce syndicalisme va diffuser le terme d’autogestion alors que ni le parti communiste, ni la CGT, qui dominaient la gauche et les mouvements sociaux ne se reconnaissent dans ce terme.

Ce slogan est utilisé dans les années 1970 sur fond de poussée d’une gauche socialiste-CFDT. Mais il n’y a eu que peu de manifestations concrètes et d’applications de ce slogan. On peut en voir les conséquences dans ce qu’on appelle l’économie sociale et solidaire aujourd’hui mais ce tiers secteur n’a qu’un poids faible économiquement parlant : il reste un phénomène marginal.

Donc le phénomène Lip n’a eu que peu d’influence à court et à long terme sur l’économie. En revanche, il marque l’émergence d’un syndicalisme autogestionnaire, dominé par la CFDT, où l’influence d’un christianisme de gauche est encore très présente malgré la déconfessionnalisation de 1964. 

Quel autre mouvement social est significatif de ce qui se passe dans les années 1970 ? Sur quoi va-t-il déboucher ?

Le mouvement dans la sidérurgie en 1979 est emblématique de la désindustrialisation structurelle qui touche certains secteurs de l’économie française dans les années 1970. Il vient du déclin structurel de la sidérurgie, en particulier de la sidérurgie lorraine. Il y a une montée des ouvriers sur Paris, et à Paris, près de l’Opéra, des manifestations importantes en mars 1979. Pour la première fois sans doute lors d’une manifestation de ce type, on voit apparaître des phénomènes de casseurs, dont on ne sait pas très bien si ce sont des manifestants ou des éléments qui appartiennent à l’extrême-gauche et qui se seraient infiltrés, les syndicats dénonçant quant à eux des provocations. Des violences importantes ont été signalées, des voitures brûlées, des vitrines de banque brisées. On retrouve donc les images d’aujourd’hui. C’est un évènement symbolique de ce point de vue-là.

Le secteur de l’industrie sidérurgique est entré en crise structurellement à cause de coûts élevés, mais aussi à cause de mauvais choix industriels, en particulier le projet de Fos-sur-Mer. Le défaut d’investissement était aussi important et les investisseurs s’étaient déchargés sur l’Etat : il y a eu une quasi-nationalisation de la sidérurgie dans les années 1970. C’est la restructuration prévue par le gouvernement Barre qui a conduit aux violences que j’ai évoquées.

Le mouvement est donc représentatif d’un phénomène de désindustrialisation qui va toucher les vieilles industries (textile, métallurgie, sidérurgie, etc.) datant de la seconde, voire de la première, vague d’industrialisation.  Par ailleurs, il marque un renouvellement des formes de la manifestation, avec l’apparition de ce qu’on appelle des casseurs.

Comment les manifestations de décembre 1986, d’opposition à la loi Devaquet, et le mouvement cheminot par ailleurs, ont-elles influé sur l’économie ?

Dans les deux cas, il y a mobilisation d’une partie de la gauche contre un projet de libéralisation de l’économie pour le mouvement cheminot ou de réforme de l’université pour le mouvement étudiant.
Les conséquences pour l’université sont profondes. Cela a cristallisé une position des syndicats étudiants contre toute forme de sélection à l’université, position qui persiste aujourd’hui. Cela a identifié un mouvement étudiant contre un certain nombre de thèmes : refus donc de la sélection à l’entrée de l’université, antiracisme avec la mort de Malik Oussekine. Ce sont des thèmes récurrents des manifestations étudiantes depuis 30 ans. C’est un des éléments (mais il n’est pas le seul) qui a limité les possibilités de réformes de l’université, ce qui explique la situation actuelle de l’enseignement supérieur.

Quelles conséquences ont eu dans le même ordre d’idée les mouvements étudiants de 1994 (contre le Contrat d’Insertion Professionnelle) et le mouvement de 2006 (contre le Contrat de Première Embauche) ?

Ce sont à chaque fois des manifestations étudiantes contre des mesures qui vont dans le sens d’une flexibilisation du marché du travail pour les jeunes. Le CIP était une sorte de SMIC jeune. Il s’agissait d’essayer de fluidifier le marché du travail en jouant sur le niveau de salaire. Vu dans l’autre sens, le mouvement est symptomatique du début des revendications contre la précarité et les dérégulations du marché du travail. Le fond de ces deux mouvements, c’est le phénomène de changement de mode de production. Dans nos sociétés actuelles, le marché du travail devient plus fluide et cela crée des mécanismes de précarisation, dont on retrouve des formes dérivées dans l’uberisation. C’est pour cela que ces deux dates sont importantes.

Ces manifestations ont eu pour effet de maintenir des normes plus traditionnelles qu’ailleurs sur le marché du travail en France. Le marché du travail français reste plus régulé en France que dans d’autres pays.

Les grèves et les manifestations d’aujourd’hui rappellent celles de 1995. Qu’est-ce que ce vaste mouvement contre la réforme Juppé a provoqué ?

La mobilisation est double. D’une part, il y a eu la mobilisation contre la réforme des régimes spéciaux, qui a réussi. Il y a eu d’autre part une opposition à la réforme Juppé sur le plan du changement des modes de gouvernance de la sécurité sociale. Sur ce point-là, les manifestants n’ont pas obtenu gain de cause. Il y a eu une transformation profonde de cette gouvernance. A partir de 1995, on a renforcé le rôle de l’Etat dans la gestion des organismes sociaux. En 1996, on a la première loi de financement de la Sécurité Sociale, donc une apparition au premier plan (car son rôle en sous main était important) de l’Etat dans la gestion des organismes sociaux, au détriment des partenaires sociaux qui sont marginalisés. Cela va dans le sens, très probablement, d’une orientation nouvelle, de long terme, des mécanismes de protection sociale : une orientation assistancielle, avec un financement assuré plus par l’impôt que par les cotisations sociales.

La réforme des régimes spéciaux a été bloquée. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu depuis les années 1990 (la première réforme date de 1993) des ajustements profonds du régime de retraite. Les réformes successives n’ont cependant pas été des réformes structurelles : on n’a pas changé les régimes de retraite. On a permis sa pérennisation par des changements paramétriques. Le cadre est resté inchangé.

En fait, si l’on reprend toutes ces manifestations des années 1990 et 2000, on voit qu’elles viennent de la remise en question du compromis social de 1945. Ce compromis est fragilisé par les transformations des modes de production, de l’environnement économique général (mondialisation, développement des échanges, disciplines budgétaires à l’échelle européenne, fin de la facilité que conféraient les mécanismes de dévaluation) et de la démographie. Elles ont donc retardé l’adaptation à un nouveau mode de production et à un nouveau mode de relations internationales dans le domaine économique.  

Il y a peut-être eu un effet sur la croissance. Dans le cas français, il y a eu un arbitrage : moins de réactivité à la croissance, plus de chômage, moins de travailleurs pauvres et d’inégalités. C’est le choix français depuis une trentaine d’années. Une des grandes caractéristiques de la France depuis 1980, c’est que les inégalités n’ont pas augmenté alors qu’elles se sont accrues dans d’autres pays.

Après 2008, le grand mouvement social, c’est celui des gilets jaunes. Quelles seront selon vous ses conséquences à long terme ?

Il y a deux types d’interprétations des gilets jaunes. L’interprétation d’une certaine gauche radicalisée, c’est que c’est une révolte contre le néolibéralisme. A mon avis, il ne s’agit pas de cela.

Les gilets jaunes, c’est une révolte de classe moyenne inférieure, c’est-à-dire des gens qui sont des actifs, aux revenus modestes ou moyens. L’origine de la contestation, c’est le poids des prélèvements obligatoires, en l’occurrence la taxe sur le carburant. Pour réguler les effets de la mondialisation et le changement des modes de production, l’Etat a forcément développé sa dépense sociale, de nature assistancielle, qui distingue fortement ceux qui payent, et ceux qui reçoivent. La dépense sociale est focalisée sur un certain nombre de catégories, mais ces gens ne faisaient pas partie des gilets jaunes. Au contraire, ce sont des gens qui sont juste au-dessus, et qui ne bénéficient pas la nouvelle orientation de l’Etat-Providence, mais qui en subissent les conséquences financières en termes de prélèvements. C’est donc une révolte contre les formes nouvelles de l’Etat-Providence, qui privilégient les mécanismes de redistribution verticale. La cause profonde des gilets jaunes, c’est une rupture du lien contributif.

Cela va avoir des conséquences à long terme. Les pouvoirs publics n’ont pas exactement compris ce qui se passait. Emmanuel Macron a immédiatement augmenté les prestations sociales plutôt que d’essayer d’agir sur des revenus salariaux.

Propos recueillis par Augustin Doutreluingne

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