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Grève de la RATP : radioscopie des inégalités qui hérissent les Français (et de celles dont ils s’accommodent)
©ERIC FEFERBERG / AFP

L'opinion

Sur le front social et avec la sortie du nouveau livre de Thomas Piketty sur les idéologies justificatrices des inégalités, de nouvelles thématiques ont fait irruption et compliquent les prédictions sur le potentiel incendiaire du dossier des retraites.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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David Nguyen

David Nguyen

David Nguyen est directeur conseil en communication au Département Opinion et Stratégies d'Entreprise de l'Ifop depuis 2017. Il a été conseiller en cabinet ministériel "discours et prospective" au ministère du Travail (2016-2017) et au ministère de l'Economie (2015-2016). David Nguyen a également occupé la fonction de consultant en communication chez Global Conseil (2012-2015). Il est diplômé de Sciences-Po Paris. 
 
Twitter : David Nguyen
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Atlantico.fr : L'opinion est actuellement marquée par la sortie du livre de Thomas Piketty sur les inégalités et par les interrogations sur les régimes de retraites. Dans quelle mesure le thème des inégalités sociales (de revenu, de patrimoine, etc.) a fait irruption dans l'opinion ces dernières années ?

David Nguyen : Je ne pense pas qu’on puisse parler d’irruption : la question des inégalités sociales a toujours fortement structuré le débat public en France. Un sondage réalisé en 2010 par l’Ifop pour la fondation Jean-Jaurès montrait que la France apparaissait comme l’un des pays au sein duquel le sentiment d’accroissement des inégalités était le plus fort : 80% des Français estimaient que les inégalités avaient augmenté au cours des 10 dernières années, contre par exemple 42% des habitants des Etats-Unis ou 58% des Espagnols.

La même question posée en 2015 révélait que les Français étaient toujours 80% à penser que les inégalités s’accroissaient. Il y a donc toujours eu une très forte sensibilité à cette problématique et les attentes vis à vis des pouvoirs publics suivent cette inclinaison. Selon un sondage de l’Ifop réalisé en juin 2019 consacré aux priorités des Français pour les mois à venir, la réduction des inégalités sociales apparaissait en deuxième position, devant la lutte contre l’islamisme radical, l’accélération de la transition énergétique ou la réduction de la dette publique.

Philippe Crevel : En France, l’évolution des revenus depuis la crise financière est une évolution très faible, avec comme caractéristique que, dix ans après la crise, on est quasiment au même niveau qu’en 2008. Observons les différents déciles. Les 20% les plus pauvres sont en dessous de leur niveau de 2008. Les 10% les plus riches sont très légèrement au dessus de leur niveau de 2008. Mais l’écart reste faible, il s’est creusé de 2 points. Il n’y a pas eu d’évolutions très divergentes sur le revenu ces dix dernières années. C’est vrai quand on examine décile par décile, c’est-à-dire par tranche de 10%. Si on passe à 1%, voir si on se concentre sur les 0,1% les plus riches - donc une tranche très réduite de la population - on peut voir les écarts se creuser. Mais c’est sur une petite catégorie de français, très limitée. 

Si on regarde nos partenaires européens, les écarts se sont plutôt creusés d’avantage qu’en France.

Si on prend le ratio des revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres, le ratio est de 3.5, après distribution sociale et après impôt. Il est constant depuis plus d’une dizaine d’années. Donc là-dessus, il n’y a pas de montée des inégalités en France contrairement au ressenti au sein de la population. 

Au niveau du patrimoine, les écarts sont plus importants. Du fait de la valorisation du patrimoine immobilier ces vingt dernières années et du patrimoine financier ces vingts dernières années, les inégalités se sont accrues. Sur ces dix dernières années, c’est l’immobilier qui est responsable de la montée de l’écart croissant entre les plus pauvres et les plus riches, en ce qui concerne le patrimoine. Les placements financiers connaissent des mouvements plus erratiques, et ont un moindre effet sur la composition du patrimoine en France, qui est essentiellement, pour les deux tiers, un patrimoine immobilier. Donc entre celui qui n’a pas de patrimoine immobilier et celui qui en a un, évidemment il y a eu un creusement qui s’est effectué du fait du doublement, en moyenne, du patrimoine immobilier. Je précise que c’est une moyenne, car c’est avant tout un phénomène urbain, de métropole. 

Sur la question du revenu, vous avez évoqué les inégalités de revenu après redistribution. Quand on se penche sur cette question avant redistribution, y a-t-il une différence?

Philippe Crevel : Avant redistribution elles se sont creusées. C’est vrai. C’est dû aux revenus en particulier des personnes qui ont moins de trente ans, des personnes qui connaissent l’interim, les CDDs, voir le chômage. Ces personnes ont été en plus grand nombre avec la crise de 2008, ce qui a creusé l’écart avec ceux qui bénéficiaient de revenus immobiliers, entre autres. C’est donc vrai que la crise a eu la conséquence majeure d’accroître, avant redistribution, les inégalités de revenu. En revanche, le système de protection sociale et les impôts, qui ont augmenté assez fortement à partir de 2010, ont compensé cet écart de revenu d’activité. 

Quand on parle de revenus, on parle à la fois du revenu du travail et du revenu du capital. Comment les inégalités ont-elles variées dans les deux catégories?

Philippe Crevel : Le revenu du capital avait fortement augmenté dans la première décennie, jusqu’en 2008. Depuis, les revenus du capital sont plutôt stagnants, voir en baisse, pour une raison simple: les revenus financiers, avec la baisse des taux d’intérêts, diminuent. Cette diminution est compensée en partie par les revenus immobiliers, mais moyennement car les loyers ne suivent pas la valorisation du capital. Les loyers ne doublent pas. Donc les revenus du patrimoine sont depuis la crise plutôt stagnants, voir déclinants.

Quand on parle d'inégalités, on peut évoquer à la fois les inégalités sociales et les inégalités en termes d'avantages acquis (comme les régimes spéciaux de retraites). Comment l'opinion s'oriente vis à vis de ces deux thèmes ? Est-elle plus sensible aux premières ou aux secondes ? 

David Nguyen : Il y a effectivement une cohabitation d’au moins deux définitions de l’égalité. D’un côté, une logique de solidarité conduit à se préoccuper d’abord d’inégalités sociales, de revenus ou de patrimoine par exemple, et à privilégier la redistribution comme politique publique. De l’autre, une logique d’universalité amène à se soucier avant tout des inégalités de statuts et à privilégier l’égalité juridique. Un sondage réalisé en 2015 laissait apparaître qu’une majorité de Français penchaient pour cette deuxième définition d’égalité des droits lorsqu’il s’agissait de définir une société juste.

Le soutien à la mise en place d’un système de retraite qui mettrait fin aux régimes spéciaux (66% favorables selon un sondage Ifop pour le JDD d’août 2019) s’inscrit dans cette logique. Attention toutefois, il y a d’un côté les principes et de l’autre l’application concrète. Si l’universalité conduit à un nivellement par le bas, par exemple du niveau des pensions des retraites, il faut s’attendre à de très fortes résistances.

Pendant longtemps, les Français ont soutenu les grèves dans le secteur public parce que les salariés d'entreprises de service public comme la RATP et la SNCF étaient considérés comme l'armature de la puissance française. L'évolution du regard sur l'Etat a-t-il aussi modifié la sensibilité aux inégalités ? En quoi ?

David Nguyen : Les Français ont aussi soutenu les salariés des entreprises publiques parce qu’ils estimaient leurs revendications comme légitimes (par exemple lorsque le métier de cheminot était associé à une tâche pénible) ou parce qu’ils partageaient leurs revendications comme ce fut le cas lors des grèves massives de 1995, largement soutenues par l’opinion publique. Toujours est-il que le regard sur l’Etat a effectivement changé au cours du temps. Selon un sondage de l’IFOP pour l’Opinion réalisé en mai 2018, le mot « État » suscitait 72% de réactions positives en 1999, contre 54% aujourd’hui.

Ce relatif désamour n’a pas non plus conduit à une chute drastique des attentes vis à vis de ce même État  : en mai 2018, 49% des Français jugeaient que l’État n’était pas assez protecteur en matière sociale, contre 31% qui l’estimaient trop protecteur et 20% bien dans son rôle. Passion égalitaire et culture jacobine ne s’effacent pas en un clin d’œil : si les Français peuvent être sensibles aux discours contre les « privilèges sociaux » ou « l’assistanat », ils peuvent se montrer plus frileux lorsqu’il s’agit de réformer concrètement le modèle social français et de prendre le risque de créer des perdants.

Philippe Crevel : Le ressenti de la montée des inégalités repose sur plusieurs facteurs. Il y a le facteur de la communication, celui de l’information, celui d’internet. Aujourd’hui, tout est sur la place publique, très rapidement. En plus, il y a les fake news, les rumeurs. Tout circule très vite: ce qui est vrai comme ce qui est faux.

Deuxièmement, auparavant l’inflation mettait de l’huile dans les rouages. On avait l’impression que ses revenus augmentaient même si ce n’était pas vrai. On voyait son salaire progresser. Aujourd’hui, il y a une stagnation des salaires, des revenus. Donc évidemment, il y a un ressenti négatif. On se dit je gagne toujours la même chose, ou même que ça diminue légèrement avec les cotisations sociales qui peuvent augmenter. Evidemment dans ces cas là on regarde son voisin qui a acheté une voiture ou qui a refait sa maison. Il y a une très forte sensibilité sur ce problème. 

La politique est assez erratique. On va par exemple passer des mesures qui vont frapper durement telle ou telle catégorie de la population. En particulier, prenons François Hollande dans sa première année de mandat, 2012: il taxe alors fortement les revenus financiers. Cela faisait suite à une mesure de Nicolas Sarkozy allégeant l’ISF. Puis, sous Emmanuel Macron, on est revenus sur les mesures de François Hollande. Certains ont l’impression que des catégories de la population se trouvent favorisées par des décisions fiscales quand en fait la situation est un peu plus complexe, puisqu’on voit qu’il y a des aller-retours permanent sur la fiscalité. Mais l’idée est que ceux qui bénéficient d’un allègement fiscal sont avantagés, et donc de facto pointés du doigt. 

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