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Greenwashing : pourquoi la décision du n°4 mondial du transport maritime de ne plus naviguer en Arctique est moins vertueuse qu’elle veut en avoir l’air
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Coup de froid sur le vert

CMA-CGM, n°4 mondial du transport maritime, aurait décidé de ne "jamais naviguer en Arctique". Problème : cet "engagement fort" est en réalité du greenwashing.

Mikaa Mered

Mikaa Mered

Mikaa Mered est professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI) à Paris. Son ouvrage Les Mondes polaires (PUF, 2019) sortira en librairie le 16 octobre.

 

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Au sommet du G7 à Biarritz, le Président de la République a voulu montrer à quel point la France était à la pointe du combat mondial pour sauver le climat. Pour ce faire, une après-midi dédiée aux entreprises engagées pour la protection de la planète se tenait ce vendredi à l'Élysée. Durant cette après-midi, le PDG de CMA-CGM a annoncé que son groupe — n°4 mondial derrière Maersk (Danemark), MSC (Suisse) et COSCO (Chine) — "n'utiliserait pas la Route Maritime du Nord", en Arctique. Revenons sur cette décision qualifiée d'"audacieuse" et reprise avec force par le président Macron.

Cette "Route Maritime du Nord" (RMN) attise les convoitises depuis plus de 500 ans (depuis 1523 en France). Elle est en fait une partie du Passage du Nord-Est (PNE) qui connecte, via l'Arctique, les Océans Atlantique et Pacifique. Elle est intégralement située dans les eaux russes. Le PNE attire aujourd'hui les leaders du transport maritime — mais aussi des câbles sous-marins (pour internet et le trading à haute fréquence) ou encore de la croisière — car cette route réduit environ de moitié le temps de trajet des navires entre l'Europe et l'Asie du Nord-Est.

Selon les types de navires, le PNE est déjà praticable aujourd'hui plus ou moins longtemps. Les navires conventionnels (dépourvus de renforcements pour naviguer dans les glaces), peuvent l'emprunter 3 mois par an. Un brise-glace nucléaire peut y naviguer toute l'année ou presque. Àl'horizon 2050, le PNE sera praticable par des navires conventionnels toute l'année, et en autonomie l'été — c'est-à-dire sans avoir besoin d'être escortés par des navires brise-glaces. Les brise-glaces pourront eux ouvrir le Passage Arctique Central, la route du Pôle Nord.

Selon diverses études publiées ces cinq dernières années dans des revues à comité de lecture ou des think-tanks sérieux, le PNE et les autres routes arctiques pourraient capter 5 à 20 % du trafic maritime entre l'Europe et l'Asie d'ici 2050. Les enjeux sont potentiellement colossaux. En effet, cela représente potentiellement plusieurs centaines voire milliers de milliards d'euros de marchandises transitant par l'Arctique. C'est la raison pour laquelle toutes les marines nationales des grands pays de l'hémisphère nord s'intéressent fortement à l'Arctique aussi.

De plus, cette perspective signifie un futur manque à gagner non-négligeable pour les hubs portuaires et les canaux des mers du sud (Dubaï, Suez, Panama, Singapour...). C'est la raison pour laquelle ils s'investissent désormais diplomatiquement et/ou commercialement en Arctique. Mais sans même attendre 2050, plusieurs études publiées ces derniers dix-huit mois ont montré que passer par le PNE sur des rotations Shanghai-Rotterdam pour des navires de taille moyenne (3000-4000 conteneurs) était déjà rentable aujourd'hui, l'été, par rapport au Canal de Suez… Chine, Japon, Corée, Russie, USA, Norvège, Finlande, Allemagne, Royaume-Uni, Islande, Canada, Pays-Bas : tous s'investissent diplomatiquement et/ou commercialement pour développer ce nouvel axe maritime.

CMA-CGM va donc à contre-courant mais est-il vraiment "audacieux" et écolo ?

Dans son communiqué, le groupe va même jusqu'à dépeindre sa décision comme quelque chose de sacrificiel : "CMA-CGM fait le choix résolu de protéger l'environnement et la biodiversité de la planète MALGRÉ l'avantage compétitif majeur que représente cette route". En réalité, cette décision n'est ni audacieuse ni sacrificielle. Elle s'explique surtout par six facteurs industriels, marketing et stratégiques bien moins séduisants. L'écologie est ici instrumentalisée et aucun média ne l'a expliqué au grand public jusqu'à maintenant.

1/ Même si CMA-CGM voulait pénétrer le marché Arctique (ce qu'il a étudié depuis au moins 2012), le groupe ne dispose aujourd'hui d’aucun navire à capacités glaces, à l’inverse de plusieurs de ses concurrents directs, dont COSCO et Maersk. Le coût d'entrée serait donc important.

2/ Selon une étude réalisée par Hervé Baudu avec CMA-CGM en 2019, si l'avantage de passer par l'Arctique est bien réel, cet avantage est trop faible à ce stade pour envisager des investissements massifs —ce qui tranche d'ailleurs avec les études réalisées par COSCO, plus optimistes.

3/ Si la question des marées noires n'est plus un problème aujourd'hui grâce à l'émergence de technologies de récupération rapides et efficaces (LAMOR), il n'empêche que les gros porte-conteneurs du groupe nécessiteraient l’escorte de deux brise-glaces à cause de leur largeur. Auquel cas, sans même marée noire, l'image d'un navire CMA-CGM escorté par 2 brise-glaces, potentiellement nucléaires, pourrait être à elle seule dévastatrice auprès de l'opinion publique si elle était utilisée dans une campagne de dénigrement menée par une ONG ou un compétiteur.

4/ Comme l'a dit un directeur régional du groupe lors d'un événement public il y a deux mois auquel j'assistais, la direction pense justement pouvoir gagner de nouveaux clients en pointant du doigt ses concurrents qui naviguent en Arctique, et en particulier le n°1 mondial Maersk. L'idée est relativement simple : déployer une stratégie commerciale méthodique à l'échelle locale vis-à-vis des clients afin d'inciter ces-derniers à laisser tomber les armateurs polluant l'Arctique pour leur préférer le groupe français, bien plus respectueux de l'environnement.

5/ Enfin, CMA-CGM n’aura tout simplement pas besoin d’aller s'aventurer en Arctique car son partenaire COSCO, dans le cadre de l'"Ocean Alliance", est en train de développer les routes arctiques à son compte. Dit autrement, le groupe français est de toutes façons déjà en retard.

6/ Enfin, le groupe marseillais a naturellement beaucoup investi sur la Méditerranée, aussi bien côté européen que côté Maghreb avec, par exemple, le hub de Tanger Med (Maroc), 1er port d'Afrique. Dès lors, CMA-CGM n'a tout simplement pas intérêt à développer les routes arctiques.

En somme, CMA-CGM joue donc intelligemment en Arctique avec ses forces et ses faiblesses. Il n'est pas surprenant que le groupe joue à fond la carte écolo pour essayer d'empêcher ou de ralentir le développement des routes arctiques, surtout avec l'appui du Président. Cet effort sera vain à moyen et long terme car les forces en présence sont trop fortes et trop multiples pour que les routes maritimes de l'Arctique ne se développent pas. Cependant, cela permettra au moins à CMA-CGM d'en retirer des bénéfices d'image importants à court terme.

En résumé, comme lorsque Donald Trump dit qu'il veut acheter le Groenland, il faudrait essayer d'analyser l'info au lieu de simplement relayer des communiqués de presse faciles… surtout quand l'écologie est instrumentalisée à des fins industrielles, marketing et/ou stratégiques.

Pour aller plus loin, ne ratez pas le livre de Mikaa Mered, Les mondes polaires, à paraître au PUF le 16 octobre.

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