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Génération GoPro : je me vois donc j'existe
Génération GoPro : je me vois donc j'existe
©Reuters

L'existentialisme du 21e siècle

Oubliez le "je pense donc je suis" de Descartes, aujourd'hui, pour exister il faut être vu partout et sous son meilleur jour : Facebook, GoPro, "Am I pretty or ugly?"... la jeune génération ne jure plus que par son image et par l'opinion que de parfaits inconnus peuvent avoir d'elle et de ses "exploits".

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : L'entrée triomphale de la marque GoPro à la bourse de New York fin juillet témoigne de la tendance fulgurante des jeunes à filmer leurs expériences, tendance qui les engage par ailleurs dans une course au sensationnalisme. Peut-on parler d'un besoin spécifique de la jeunesse d'aujourd'hui de mettre en images sa vie ? Comment l'expliquer ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Dans le cas de GoPro, l’idée est de promouvoir que chacun peut être un héros. Pendant plusieurs années, la marque a incité les jeunes à filmer des scènes où ils apparaissaient dans des situations extrêmes. Actuellement, c’est un chien à deux pattes qui en est la mascotte, l’idée étant d’utiliser le thème du handicap pour montrer que "la vie, c’est 10% de ce qui nous arrive, 90% de ce qu’on en fait".

Les jeunes qui mettent leur vie en images, notamment par des vidéos extrêmes, répondent à ce slogan, même sans le savoir. C’est-à-dire qu’ils veulent montrer qu’ils font quelque chose de leur vie, qu’ils sont capables de réussir, de gérer le danger, la peur ou les aléas de la vie et d’en triompher. Autrement dit, qu’ils ont les ressources identitaires nécessaires pour correspondre aux canons de l’individualisme contemporain tel qu’il s’amorce dans les années 60. Car, c’est bien au besoin spécifique de répondre aux normes de l’individualisme contemporain que correspond la mise en images de soi.

Pour expliquer rapidement cette normativité, on peut dire que jusque dans les années 60, l’individu se devait de suivre le sentier d’un destin collectif balisé de cadres objectifs et stables : des règles, des normes, des hiérarchies, des comportements fixes et automatiques, et des rapports d’autorité et d’obéissance. Dans la seconde moitié du XXème siècle, c’est une autre normativité qui apparaît. En effet, l’individu contemporain se doit d’inventer sa vie en la dotant d’un sens personnel, et ce à partir de ressources et de compétences qui lui sont propres. Enjoint de faire preuve d’initiative, de performance et d’authenticité, l’individu actuel se trouve face à une contrainte intérieure ouvrant son identité à l’indétermination. Dès lors, la question centrale pour lui n’est plus ce qui lui est permis de faire, comme dans la première moitié du XXème siècle, mais ce qui lui est possible de faire. L’individu contemporain doit répondre à une norme identitaire lourde selon laquelle il pourrait tout réaliser à condition de s’en donner les moyens.

Cette norme s’est trouvée renforcée par la crise. En effet, l’individu actuel est toujours enjoint d’être un forceur de possibles alors que le contexte économique et social ferme le champ des possibles. Cette situation est d’autant plus difficile à vivre quand on est jeune et que l’on doit construire sa vie. D’où le besoin spécifique de mettre en images sa vie pour montrer que l’on est capable de la bâtir et de la réussir. A ce besoin répondent également des technologies qui permettent de se mettre en scène sous cet angle, en héros, de l’extrême ou du quotidien, répondant aux normes d’initiative, d’authenticité et de performance de l’individualisme contemporain.

Sommes-nous entrés dans l'ère du "on me voit donc je suis" ? De quels troubles de l'identité ce phénomène peut-il être le symptôme ?

Dire que l’on est entré dans l’ère du "on me voit donc je suis" me semble un peu caricatural. Il existe bien un besoin d’exposition de soi plus importante liée aux injonctions de l’individualisme contemporain et permise par les technologies actuelles. Parmi les normes auxquelles l’individu actuel doit répondre, l’authenticité figure en bonne place. C’est-à-dire qu’il est censé tout dire de lui, tout montrer afin d’attester de son authenticité en reléguant aux oubliettes les coulisses de la vie sociale, à savoir l’intimité. On est donc plutôt dans l’ère de l’injonction d’authenticité.

Ceci dit, je rejoins l’inquiétude de votre question en ceci : à travers l’exposition de soi, on demande à autrui de valider sa propre capacité à pouvoir se réaliser en tant qu’individu contemporain. Il peut exister des troubles identitaires ou psychologiques liés à cette validation. Tout d’abord, si cette dernière n’a pas lieu, étant donné son caractère fondamental pour l’individu contemporain, il peut avoir le sentiment de ne pas être assez conforme à l’idéal normatif de création permanente de soi par soi requis par l’individualisme contemporain. C’est-à-dire qu’il va avoir le sentiment de ne pas savoir être lui-même, de ne pas savoir correctement inventer sa vie et son identité. Autrement dit, la validation par autrui parasite le rapport à soi-même et la construction identitaire, puisque l’identité de l’individu est considérée comme n’ayant de valeur que si elle est validée par autrui après avoir été totalement exposée.

L'utilisation de l'image comme moyen d'exister aux yeux d'autrui n'est pourtant pas un phénomène nouveau. Qu'est-ce qui est spécifique à cette génération ? 

Effectivement, l’utilisation de l’image comme moyen d’exister aux yeux d’autrui n’est pas un phénomène nouveau. L’époque actuelle a cependant deux spécificités qui se conjuguent. La première : les injonctions de l’individualisme contemporain renforcées par la crise. La seconde : la possibilité de se donner à voir à un autrui inconnu, distant et démultiplié, grâce aux technologies modernes.

C’est dans le rapport à cet autrui inconnu, distant et démultiplié que réside la spécificité propre à la génération actuelle. On demande à cet autrui de valider qui on est alors qu’on ne sait pas qui il est. Paradoxal, non ? Comme s’il y avait une sorte d’interruption du rapport à l’autre. Comme si tout se passait dans un seul sens : celui qui expose son identité à autrui en vue de la faire valider, sans possibilité de réciprocité. Poussé à l’extrême, ce phénomène aboutit à l’aliénation de l’individu, c’est-à-dire qu’il perd toute capacité à se définir autrement qu’à travers les exigences d’autrui.

Selfies et vidéos font l'objet de montages et de mises en scène soignées. Faut-il y voir une volonté de modeler le réel ? Pourquoi ?

J’y vois plus une mise en scène de soi au sens que lui donne Erving Goffman. Pour résumer rapidement, ce sociologue utilise la métaphore du théâtre pour étudier les interactions. Il distingue la façon dont l’individu se comporte en "coulisses", c’est-à-dire quand il n’est pas confronté au jugement d’autrui, et sur "scène", c’est-à-dire quand il est soumis au jugement d’autrui.

Concernant les selfies et les vidéos dans lesquels le montage et la mise en scène sont soignés, je dirais que c’est une façon de se présenter sur "scène" comme étant conforme aux injonctions de l’individualisme contemporain tout en se préservant une partie de soi qui n’appartient qu’à soi. Celle qui ne fait l’objet ni de retouche, ni de mise en scène, ni de montage. Autrement dit, c’est une façon de reconquérir une forme de liberté par rapport à la validation de soi par autrui en se ménageant un rapport de soi à soi dans lequel personne d’autre que soi n’intervient. En résumé, c’est une forme de résistance à l’aliénation que peut constituer le regard de cet autrui inconnu, distant, démultiplié, avec qui aucune interaction, aucune réciprocité n’est possible.

Dans le même temps se multiplient les vidéos de jeunes filles demandant aux internautes de juger si elles sont jolies ou non. Que vont-elles chercher sur la toile ? S'attendent-elles au déferlement d'avis, parfois violents, qui accompagnent nécessairement leur démarche ?

"Am I pretty or ugly? Be honest", c’est cela ? Ce sont des jeunes filles qui mettent en ligne des vidéos dans lesquelles elles demandent aux internautes de se prononcer sur leur beauté. On les voit seules dans leur chambre face à  leur webcam. Elles expliquent que leurs amis les plus proches les trouvent jolies mais que d’autres personnes de leur collège ou de leur lycée leur disent le contraire. D’autres ajoutent qu’elles se comparent aux images des magazines et n’y ressemblent pas. D’autres encore racontent qu’elles viennent de rompre avec leur petit ami et qu’elles craignent de ne plus plaire à personne, parce qu’elles ne savent pas si elles sont jolies ou non. Elles demandent aux internautes de leur dire la vérité.

Lorsque l’on regarde ces vidéos, il est évident que les réponses qu’elles s’apprêtent à recevoir sont fondamentales pour elles. On remarque que rares sont celles qui ne se sont pas soigneusement maquillées avant de faire la vidéo, qu’elles adoptent des attitudes et des poses qu’elles associent à la beauté. Il est assez clair que ce qu’elles disent c’est "miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle" en pensant comme le célèbre personnage de conte à qui cette phrase est associée "miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle". Tout comme les jeunes réalisant des vidéos dans lesquelles ils réalisent des exploits sportifs extrêmes, elles attendent une validation de leur identité par un autrui inconnu, distant et démultiplié. A une différence près : elles indexent qui elles sont sur leur apparence alors que ceux qui font des vidéos extrêmes se définissent à travers une action. Elles sont donc plus passives, et quelque part plus démunies face à la validation d’elles-mêmes par autrui. En effet, on peut toujours améliorer ce que l’on fait, mais il est difficile de modifier totalement son apparence, à moins d’avoir recours à des opérations de chirurgie esthétique multiples comme dans l’émission de téléréalité Extreme Makeover.

S’attendent-elles à la violence des avis qui font suite à leurs vidéos ? Oui, un peu, puisqu’elles demandent invariablement de juger avec honnêteté mais sans méchanceté gratuite. Mais elles espèrent malgré tout qu’il n’y aura pas de violence et surtout qu’on leur donnera un avis favorable qui mettra fin à leur insécurité identitaire.   

Quels risques cette hyper-exposition publique fait-elle courir à ceux qui s'y adonnent ? Conditionne-t-elle les adultes qu'ils deviendront ou s'agit-il simplement d'une phase dont on peut sortir relativement indemne ?

Le risque est de donner à autrui un pouvoir total sur soi. Ce pouvoir est symboliquement très fort puisqu’il revient à laisser autrui dire qui l’on est sans se donner à soi-même une possibilité de se définir autrement. C’est donc une grande partie de sa liberté que l’on perd.

Ceci dit, comme on l’a vu, il existe des formes de résistance chez les personnes qui font ces vidéos. Notamment par le fait d’utiliser le montage et la mise en scène afin de donner à autrui ce qu’il veut voir (ou ce qu’on pense qu’il veut voir) et rester soi-même pour soi. De la même façon, il existe des vidéos qui tempèrent la force de "Pretty or ugly ?", comme "je suis grosse et alors !". Autrement dit, des vidéos dans lesquelles des jeunes filles qui savent ne pas correspondre aux canons de beauté des magazines trouvent dans les vidéos un moyen d’expression pour se revendiquer comme étant libres d’être telles qu’elles sont, et heureuses d’être ainsi. Leurs vidéos sont alors de véritables manifestes de revendication de leur liberté à ne pas répondre aux canons de la beauté.

Cette capacité de résistance peut venir de la personne elle-même. Ou être favorisée par les parents. Pour revenir sur "Pretty or ugly", les jeunes filles expliquent fréquemment qu’elles profitent de l’absence de leurs parents pour faire leur vidéo. Donc elles préfèrent parler de leurs doutes à n’importe qui plutôt qu’à leur entourage ou à leurs parents. De là à conclure qu’elles n’ont pas une bonne communication avec leurs parents, il n’y a qu’un pas que l’on peut franchir assez facilement.

Le fait que certains fassent des vidéos qui vont à l’encontre de l’hyper-exposition quand elle répond aux exigences de l’individualisme contemporain montrent que l’on peut tout à fait en sortir indemne voire plus fort.

Pour les personnes qui veulent correspondre aux critères de l’individualisme contemporain, quels qu’ils soient, le rôle des parents et des adultes proches est fondamental pour expliquer qu’il ne s’agit que d’un idéal normatif que personne ne peut satisfaire totalement, et ce en apprenant aux jeunes à regarder les images pour leur faire comprendre que la vie de tous les jours est différente. Et que l’on peut être heureux et réussir sa vie, même si on ne répond pas aux critères de validation par autrui dans le rapport d’hyper-exposition. Pour cela, utiliser les reportages qui montrent par exemple aux jeunes filles les "avant/après" que permet Photoshop peut être très utile.

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