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Génération frustrés : "pas de profil type des terroristes"… oui, mais quand même des racines identiques à ces dérives qui ensanglantent la France
©wikipédia

Typologie

Le 26 juillet, le procureur Molins déclarait qu'il n'y avait pas de profil-type de terroristes. Si la diversité existe de fait, il y a des tendances récurrentes, et cibler ces tendances permet de comprendre les différentes raisons pour lesquelles on en vient aujourd'hui à tuer pour l'Etat islamique.

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Alain Bauer

Alain Bauer

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Shanghai. Il est responsable du pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces et Crises (PSDR3C).
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Atlantico : Le procureur Molins a déclaré cette semaine qu'il n'y avait pas de profil-type de terroristes. Pourtant, il y a des caractéristiques qui semblent unir ceux qui aujourd'hui décident de passer à l'acte : ils viennent de familles où l'autorité s'est révélée défaillante, avec d'importantes fratries, sont originaires d'anciennes colonies musulmanes françaises. Qu'est-ce que nous apprennent ces caractéristiques communes ? Comment expliquer que la frustration sociale et culturelle puisse amener des individus à se radicaliser et à commettre des attentats ?

Alain Bauer : Je pense que le procureur Molins a tout à fait raison. Le terrorisme a grandement évolué depuis les années 1980-1990. Au départ, on avait affaire à des activistes politiques marqués par le communisme puis par l'islamisme révolutionnaire. Ces gens-là avaient tous un lourd passé en tant qu'activiste et l'attentat était en quelque sorte l'aboutissement de ce radicalisme. Mais depuis quelques années est apparu un nouveau type de criminels, qui n'a pas de passé politique et qui en arrive à la violence par le djihadisme. En France, nous n'en avons pas connu les répercutions jusqu'à Mohamed Merah. A partir de Mohamed Merah, tout ce qu'on a ce sont des criminalo-terroristes. Ce sont des gens qui ont un passé de délinquant, qui n'ont rien été d'autre que des délinquants et qui tout d'un coup passent à l'acte et deviennent des terroristes. Ce sont les cas de Coulibaly, des Kouachi, des Belges, etc. Aujourd'hui, il s'agit de la majorité des gens. Au sein de ce groupe très diffus, il y a trois sous-catégories. 

Tout d'abord, il y a le lumpenterrorist, terroriste de proximité, qui sort de chez lui avec un simple couteau, une arme qu'il s'est procuré facilement, un camion, et qui passe à l'acte comme ce fut le cas à Nice par exemple. Ils agissent de manière spontanée et traduisent en acte leur rage sociale par le biais du terrorisme. C'est un profil très spécifique.

Ensuite, il y a les dingues, c'est-à-dire des gens qui psychologiquement ont un problème connu et reconnu et qui ont besoin de passer à l'acte et de tuer, quelles que soient les raisons. Ils le font en se donnant une excuse : l'excuse de la période, celle qui est à la mode et suscite les vocations, c'est l'Etat islamique. 

Il y a enfin une troisième catégorie, dont on a été victime il y a longtemps, qu'on ne voit plus en France depuis mais qui pourrait ressurgir un jour, qui est celle du terrorisme étatique. L'Etat islamique pourrait, comme l'avait fait la Libye à une époque, envoyer ses guerriers directement en France pour commettre des attentats.

Aujourd'hui, on parle bien des terroristes : tout est passé au pluriel. Et si l'on regarde les caractéristiques, il n'y a plus de véritables traits communs. Il y a des pauvres et des personnes de classe moyenne, des chômeurs et des travailleurs, des gens passés en prison ou non, des personnes avec des situations familiales difficiles ou non. Il y a des fratries plus ou moins importantes. La plupart d'entre eux ne viennent pas de banlieues populaires. La diversité est totale : certains parents dénoncent, d'autres non. Considérer trop sérieusement un portrait-robot du terrorisme est un tropisme, pas une vérité scientifique. 

Fahrad Khosrokhavar : Le problème est bien qu'il n'y a pas un profil : il y a des profils, quatre ou cinq peut-être. Il y en a qui sont de quatrième, troisième ou deuxième génération d'immigrés. Il y en a qui ont des problèmes psychologiques majeurs et d'autres non, certains qui ont des familles monoparentales et d'autres non, d'autres des psychopathologies, des psychologies défaillantes, etc. Il y a de plus en plus de personnes de classes moyennes, il y en a qui vont en Syrie, il y en a qui ont un profil de banlieue, et d'autres pas du tout. Il est difficile de dresser un portrait très précis à partir de cela. 

Il y a aussi la question des femmes, qui n'ont pas encore commis d'attentat. Mais rien ne prouve que cela n'arrivera pas, on sait que certaines sont très radicalisées aujourd'hui et pourraient correspondre à de prochains terroristes, sans pour autant en être certains. 

Parmi les jeunes de banlieues, il y a deux types très clairement définis : il y a ceux qui sont "normaux", c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de problèmes psychologiques avérés. Et il y a ceux qui ont des problèmes psychologiques manifestes. Pour ne donner qu'un cas, Abaoud n'avait pas de problèmes psychologiques majeurs, du moins prouvés. En revanche, Merah avait des problèmes psychologiques avérés et reconnus par le psychologue de la prison dans laquelle il était passé. De même, le jeune de 19 ans qui vient de tuer un prêtre avait été diagnostiqué avec des problèmes mentaux graves depuis l'âge de six ans. Il y a donc d'un côté les déséquilibrés et ceux qui ne le sont pas. 

Je veux dire par là qu'il n'y a pas un seul profil, mais qu'on peut étudier les différents profils en créant cette typologie. 

Pareil pour les questions d'autorité parentale, ou de cadre parental. Si en effet nombreux sont ceux qui se trouvent dans des cadres défaillants, le fait d'être dans une famille monoparentale ne signifie pas automatiquement que l'on soit malade ! Et le tueur de Nice par exemple, dans une tout autre catégorie, n'a jamais connu la banlieue. 

Dans quelle mesure ces symptômes peuvent-ils être liés à une perte des valeurs et des cadres structurants dans la société ? A quand peut-on faire remonter ce phénomène ?

Alain Bauer : Cela n'a rien à voir. Ces crises identitaires sont récurrentes, et ce depuis la Narodnaïa Volia au XIXe siècle jusqu'à nos jours. Il y a toujours au départ une crise identitaire. Elle est accentuée par une dimension particulière qu'on appelle l'effet secondaire de l'immigration, pas parce que ce sont des immigrés, mais parce que la seconde génération cherche à se retrouver une identité, ce qui pèse un peu dans l'environnement général. Mais comme vous avez aujourd'hui des convertis qui sont entrés dans le système, cela même n'est plus tout à fait vrai aujourd'hui.

Fahrad Khosrokhavar : On peut le dire, mais tous ceux qui ont des pertes de valeurs dans la société ne deviennent pas terroristes. Le problème du passage au terrorisme est lié à une certaine conjoncture, à des amis, à la fréquentation d'un milieu, au passage éventuel en prison… Cette conjoncture de ce que l'on peut appeler des "préconditions" et sa constitution individuelle aboutit à la création du terroriste, même s'il ne faut pas nier une part de liberté chez ces individus, sauf chez ceux qui ont des problèmes mentaux aigus, et qui peuvent facilement passer sous influence dans un certain cadre qui varie.

"Face à la difficulté de détecter des gens qui basculent dans le terrorisme en quelques semaines, il faut surtout détecter ceux qui portent les idées qui y mènent : anti-sémitisme, complotisme, discours anti-francais", déclarait Malek Boutih dans Atlantico (lire ici) le 17 juillet dernier. Pensez-vous que c'est en s'attaquant à ceux qui propagent ces discours que l'on peut combattre intelligemment et sur le long terme le surgissement de ces terroristes ?

Alain Bauer : Il a raison : mais la question est que le principal propagateur s'appelle Internet. L'imam-Internet est extrêmement efficace, et donc cette question pèse aussi énormément dans le dispositif. Il faut certes traiter des causes et des conséquences, mais il ne faut pas limiter le soutien à l'un ou l'autre ; et l'ampleur des réseaux sur Internet joue un rôle décisif dans cette affaire.

Fahrad Khosrokhavar : Je crois que ceux qui ont des problèmes psychopathologiques s'en moquent ! Il faut les mettre dans des hôpitaux psychiatriques, mais il faut pour cela qu'il y en ait assez, ce qui n'est pas le cas. On a fermé des lits depuis longtemps. Pour cela, on peut dire ce que l'on veut, mais sans mesure médicale cela ne marchera pas. Et pour les autres, je pense que des lois trop rigoureuses peuvent encourager l'occultation volontaire des projets et influences. Il y a beaucoup de cas de terroristes non fichés S, preuve que même en regardant les sites dangereux, on n'arrive pas à détecter tout le monde. C'est le cas de l'assassin de Nice. Les mesures qui pourraient en découler permettraient de gérer les fichiers S, mais laisseraient passer les autres dans les mailles du filet. Il faut bien comprendre que dans ces phénomènes-là, il n'y a pas de solutions miracles. Et souvenons nous que ce tueur est responsable de la mort de 84 personnes. Ce n'est pas n'importe quoi : c'est même énorme !

Pour ce qui est des fichiers S, on peut tenter de circonscrire leurs actions. Une personne condamnée pour fichier S à l'avenir ne pourra certainement pas bénéficier de la conditionnelle. Les mesures seront plus strictes à leur égard. La législation sur ce plan sera sans aucun doute plus répressive, parce que ceux qui ont un fichier S ne pourront plus bénéficier de la tolérance de la société compte tenu des dégâts commis ces derniers temps.

Plus largement, comment ces enseignements, ces caractéristiques communes, peuvent-elles permettre aux pouvoirs publics de mieux répondre à la menace terroriste ?

Alain Bauer : A partir du moment où l'on accepte la difficulté, il est possible de trouver une solution. La question après, c'est qu'on a très peu d'outils d'information et d'analyse. Du coup, on est noyé. C'est comme si vous à Atlantico deviez nécessairement diffuser toutes les informations de toutes les agences de presse. Vous auriez un site complet mais personne ne le lirait jamais. Et bien c'est la même chose pour les agences de renseignement : comment passer de la collecte, qui est excellente, à une analyse, qui est défaillante, et à une action qui a connu des jours meilleurs.

Fahrad Khosrokhavar : L'une des choses à faire concerne les cas de psychopathologies. On sait très bien que nombreux sont ceux qui souffraient de troubles avérés parmi les terroristes tués : Merah, le jeune de Rouvray et un certain nombre d'autres. Il s'agit de bien 20% des cas de terrorisme, sinon d'avantage, et qui commettent des attentats pour des raisons infra-idéologiques, pas pour des raisons idéologiques. Le cas le plus infra-idéologique est celui du pilote allemand de la Germanwings. C'est un cas très dangereux, il a tué une centaine de personnes. Mais rien, sinon un contrôle médical suivi, ne pourra changer quoi que ce soit. Il faut d'abord s'occuper de ces cas-là. Avec n'importe quoi, ils peuvent tuer beaucoup de monde. 

Et il faut bien comprendre que la multiplication d'attentats est un appel pour ces déséquilibrés. Ils voient un attentat et sont incités à l'imiter. J'ai eu des cas à la Merah, des personnes délirantes qui avaient vu Merah en 2012, et qui dans un premier temps disaient qu'ils voulaient faire pareil. Puis, ils s'identifiaient tellement qu'ils en venaient à dire "Je suis Merah!" Vous voyez l'effet boule de neige chez les gens psychologiquement dangereux !

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