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Gastronomie française, je t'aime, moi non plus..
Gastronomie française, je t'aime, moi non plus..
©REUTERS/Eric Gaillard

Plat de résistance

La gastronomie française a été récemment ajoutée au patrimoine mondial culturel immatériel de l'humanité par l'UNESCO. Pourtant, elle reste dénigrée par l'élite française. Francis Chevrier revient sur ce paradoxe, et l'opportunité qu'offre la reconnaissance de l'UNESCO, dans son livre "Notre Gastronomie est une culture". Premier extrait.

Francis Chevrier

Francis Chevrier

Francis Chevrier a créé et dirige l'Institut Européen d'Histoire et des Culture de l'Alimentation,  l'origine de la démarche de l'inscription de la gastronomie française au patrimoine de l'humanité de l'UNESCO.

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Malgré l’importance accordée par les Français à la gastronomie, celle-ci n’a jamais rencontré les bonnes grâces de leurs élites intellectuelles et culturelles, c’est là un intéressant paradoxe. Chef de cuisine brésilienne, Clarissa Alves, qui mène actuellement une recherche sur l’identité gastronomique de son pays à l’université François-Rabelais, observe que même dans un pays comme le nôtre, l’homme de cuisine, fût-il « grand chef », est relégué dans le monde des métiers manuels, qui ne sont pas très valorisés chez nous, contrairement au Japon par exemple: « La porte qui permet de passer de la salle à manger à la cuisine symbolise toujours aujourd’hui la frontière entre deux mondes, la bourgeoisie et la classe des intellectuels d’un côté, le monde ouvrier et celle des manuels de l’autre. Il aura beau avoir été couronné “meilleur de France”, l’homme de cuisine reste un “ouvrier”. »

De manière plus générale, force est de constater le statut d’infériorité réservé en Occident à la gastronomie par rapport à d’autres pratiques culturelles. Jean-François Revel pointait à sa manière cet aspect dans Un festin en paroles : «Bien qu’en Occident, et particulièrement en France, il ne soit pas mal vu pour un auteur littéraire de montrer qu’il s’intéresse à la gastronomie, il ne serait pourtant pas considéré comme sérieux de sa part d’écrire des traités de cuisine proprement dite. Certes, on doit à Alexandre Dumas un Grand dictionnaire de cuisine, mais c’est l’exception qui confirme la règle ».

Pourquoi ce manque de considération? La question mérite d’être posée tant le paradoxe est criant. Le mot gastronomie, remis au goût du jour par Joseph Berchoux, avait pourtant tout pour plaire, sinon susciter l’intérêt de nos intellectuels : non seulement il apporte « une note scientifique et professionnelle» à nos pratiques culinaires et alimentaires, mais encore il « entérine l’union de la culture intellectuelle et de la bonne chère », « embellit une pulsion sensuelle et la transforme définitivement en art ». Mais rien n’y fait : pour beaucoup, la gastronomie renvoie spontanément, sinon implicitement, à l’idée de goinfrerie ou de gourmandise qui, elle-même, connote le péché. Faut-il y voir une cause de cette défiance de certaines de nos élites ?

L’origine de cette connotation est sans doute à rechercher dans la tradition philosophique et son idéal ascétique qui aurait dominé l’Occident au détriment d’une philosophie hédoniste. C’est l’hypothèse du philosophe Michel Onfray, chantre d’une «gastrosophie», dont le premier livre à succès, publié en 1989, avait pour titre Le Ventre des Philosophes. «Le corps a été maltraité, oublié, négligé, martyrisé, sali, honni par Platon, relayé par la cohorte des penseurs chrétiens : le corps qui mange, voilà l’ennemi quand l’idéal est l’âme frétillant de s’unir à l’Un bien. » Tout est dit.

L’ascèse est censée prouver la force de caractère de l’individu et sa grandeur d’âme précisément parce qu’elle soustrait l’esprit du corps et de ses contingences. La bonne chère est, a contrario, perçue comme une source de mollesse et de faiblesse. Celui qui s’y adonne témoigne d’un manque de maîtrise de soi. Le raffinement d’une table n’y change rien: au contraire, il ne serait que la manifestation d’une décadence. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes quand on songe à l’accueil réservé à ce même raffinement quand il se manifeste au plus haut point dans la musique, l’architecture ou la peinture. On y verra plus volontiers alors l’expression de l’âge d’or d’une civilisation!

Il n’est pas jusqu’au philosophe de l’existentialisme qui n’eût une piètre vision du manger : dans L’Être et le néant, Jean-Paul Sartre considère que se nourrir relève avant tout d’une « métaphysique du trou à boucher»… Cette réserve des philosophes est d’autant plus surprenante que la gastronomie, comme nous l’avons rappelé plus haut, participe à travers son effort de codification de règles, à la civilité entre les hommes. Il s’est même trouvé des philosophes pour encenser les vertus du repas, perçu comme un moment propice à la domestication et la civilisation des moeurs, et donc un enjeu d’éducation. Érasme ne suggérait pas autre chose, lui qui, en 1530 publia La Civilité puérile où il enseigne aux enfants comment se tenir convenablement à table. On y découvre qu’il convient d’abord d’être attentif à ses voisins, et plus généralement à l’«autre », comme en témoigne ce bref extrait : «Prends garde aussi de gêner avec ton coude celui qui est assis près de toi ou avec tes pieds celui qui te fait face. » Le grand humaniste recommande également de ne pas ingurgiter d’un coup de gros morceaux, de ne pas mâcher la bouche ouverte, ne pas lécher ses couverts, ne pas parler la bouche pleine… Selon son éducation, l’homme à table se conduira en animal ou en être civilisé. Les bonnes manières de table qu’enseigne Érasme visent à réprimer l’animalité qui est en nous. C’est aussi l’une des fonctions essentielles de la gastronomie.

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Extrait de "Notre gastronomie est une culture" de Francis Chevrier, François Bourin Editeur (juin 2011)

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