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Frédéric Vitoux : chagrin(s) d‘amitié
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Atlantico Litterati

L’académicien Frédéric Vitoux publie « L’Ours et le Philosophe » (Grasset).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

Repères

Frédéric Vitoux est écrivain, critique littéraire et académicien depuis 2001. 

Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels :

« Louis Ferdinand, misère et parole » (Gallimard) - thèse de 3ème cycle, remaniée par l’auteur

« Le chat de Céline » (1976)

« La vie de Céline » (Grasset) Prix Goncourt de la biographie 1988 et Prix de la critique de l’Académie Française.

«L’ami de mon père » (2000/Seuil) - où Frédéric Vitoux trace avec tact le portrait de son collaborateur de père (journaliste au Parisien).

« Le dictionnaire amoureux des chats » ( 2008/Plon), devenu un best-seller mondial.

« Bernard Frank est un chat » (L’auteur de « Solde » adorait les félins). (Léo Scheer/2011).

« Le rendez-vous des Mariniers » (Fayard- 2016) Sans doute le meilleur livre de Frédéric Vitoux, qui a trois passions sur cette terre : 

1) Sa femme, Nicole Vitoux.

2) L’île Saint-Louis-son territoire d’écrivain, son âme perdue et retrouvée, sa patrie.

3) Les chats (Vitoux parviendrait presque à battre Colette sur ce chapitre)

 « Les amis, comme les amants, rompent dans la douleur », dit-on. Frédéric Vitoux, de l’Académie Française, s’attache à peindre  les plaisirs et les affres de la relation amicale dans« L’Ours et le Philosophe » ( Grasset). Les protagonistes de cet essai - biographique sont chers à son cœur - et, au fil de la lecture, le deviennent au nôtre : il s‘agit en effet du  sculpteur Etienne-Maurice Falconet (1716-1791) et du philosophe Denis Diderot (1713-1786), deux  figures des Lumières. Le sculpteur et l’écrivain. Leur amitié, et sa fin annoncée par le fait de tempéraments opposés. Deux visions de l’art. L’un croit en la postérité, en ses pouvoirs, l’autre est un athée de la gloire post-mortem.

Frédéric Vitoux utilise sa bonne vieille méthode de biographe-conteur : il marie toutes sortes de digressions et autres souvenirs personnels (qui font le sel du propos) aux  traits purement biographiques de ses - illustres - personnages. Cela donne un texte fourmillant d’informations, deux portraits d’artistes nous intéressant par leur caractère autant que pour leurs œuvres. Deux biographies donc, assorties d’une confession de l’auteur, toujours muet  quant à ses sentiments dans la vie.

Non seulement cette recette « marche » parfaitement, mais on en redemande.

Dans « L’Ours  et le Philosophe », le mariage est réussi entre la réalité factuelle de ces deux vedettes de l’art  propre au XVIIIème que sont Falconet (l’auteur de la sculpture équestre de Pierre Le Grand  à Saint-Pétersbourg, où le sculpteur français vécut douze ans), et Diderot - romancier, philosophe, encyclopédiste et critique d’art, auteur - entre autres très nombreux ouvrages - de « La religieuse », « Jacques le Fataliste et son maître », et, à ses heures perdues, traducteur de Socrate et de Platon. Les secrets que Frédéric Vitoux distille entre deux pages consacrées à ses personnages nous amènent à songer à nos propres caractères et panthéons. Sommes-nous du côté de Falconet, le sculpteur taciturne et un peu « ours », ou nous retrouvons-nous davantage dans les réactions de Diderot - le philosophe, qui possède une sorte de grâce, et a tout lu ? Ces doubles figures de l’art figurant au panthéon des Lumières sont photographiées par Vitoux à un moment clef de leurs vies et à l’instant T de leur amitié, avant que celle-ci ne soit ruinée.


Le tout assorti des confidences de l’auteur,qui,mettant partout son grain de  sel, rend chacun de ses essais chaque fois plus vivant. 

En effet, qu’y-a-t-il de plus ennuyeux qu’une biographie fidèle ? L’écrivain véritable s’évade de la prison des faits, du mirage des dates et de la liste des œuvres pour nous donner à voir, mine de rien, entre deux exploits de son héros, les méandres de sa propre intériorité. 

Je  refermais le livre de Vitoux, bouleversée tout à coup par ce que nous révélaient  les « chaînes d’infos en continu » quant au sort  du peuple Ukrainien. Apparut soudain un homme qui fuyait sa maison en flammes,  ses espoirs en cendres, sa vie en lambeaux; en sa soixantaine, les yeux pleins de larmes, le vaincu de Kiev ne parlait pas, ne criait pas, ne cherchant pas à sauver parmi les gravats de quoi lutter contre la faim, la misère ou le froid. Il pleurait en silence, portant un grand et beau chat gris et blanc, avec d’immenses yeux de grand et beau chat gris et blanc, ces yeux qu’ont les chats comprenant tout, absolument tout, comme savent le faire les animaux, parfois, et souvent, les chats. L’homme serrait contre lui ce beau chat. Sa tendresse désespérée faisait de cet homme de Kiev une sorte de personnage mythique, un saint, la figure emblématique de tout ce que subissaient les Ukrainiens. Ce fuyard que j’admirais en sa grandeur muette, avec ses larmes et son chat n’avait plus qu’un seul espoir parmi les ruines de sa ville et celles de sa vie : sauver ce chat.

Sublime de douceur ( « Heureux les Doux ! » etc.) martyrisé pour rien, incarnant son pays - l’Humanité - parmi les enfers de Poutine, l’admirable fuyard de Kiev vivra longtemps en chacun d’entre nous. Depuis lors, la vision de cet Ukrainien portant son chat demeure en moi.

                                                 Annick GEILLE

Extrait

« Diderot : Ce que j’admire une fois, je l’admire toujours. »

« A quel instant naît une amitié ? Quand s’achève-t-elle ? On  parle d’une amitié qui se brise. A la façon dont se casse une assiette ou une coupe. Autrement dit, un accident brutal et instantané. De la même façon dont peut se révéler brutal et instantané le coup de foudre dont on prétend qu’il fait naître une passion amoureuse entre deux êtres.

L’amitié disparaîtrait-elle donc avec la même brusquerie que se noue une idylle ?

On pourrait ainsi dater la rupture entre Diderot et Falconet, comme nous l’avons évoqué, de cette journée du philosophe à Saint-Pétersbourg, quand Falconet refusa de loger son ami, au prétexte que son fils occupait déjà la chambre qu’il lui destinait.

La coupe, en effet se brisa ce jour-là. Mais c’est que la coupe était déjà pleine, fragilisée, fêlée, remplie au fil du temps de trop de mouvements d’humeur, de déceptions, de soupçons, d’accusations fondées ou infondées, ça ne change rien…

Les débuts de l’amitié entre Falconet et Diderot sont autrement plus difficiles à établir. Ce fut un progressif apprivoisement de l’un par l’autre, à mesure qu’ils se découvraient tant de ferveurs communes, à mesure surtout qu’ils s’enrichissaient de leurs  différences et de leur complémentarité.

Que penser de ce fragment d’une lettre non datée de Diderot (peut-être de 1763) et vraisemblablement adressée à Falconet ? Il se pourrait que ce soit le premier signe tangible des liens noués entre les deux hommes.

Diderot s’y présente à son correspondant, afin de lui dévoiler un peu les traits de son caractère.

« Grimm m’a dit plusieurs fois que j’avais été fait pour un autre monde. Je ne sais si cela est vrai, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y a bientôt cinquante ans que je suis étranger dans celui-ci, que je vis d’une vie imitative qui n’est pas la mienne, que je me plie sans cesse à l’allure des autres, et que je suis  comme un chien qu’on apprend à marcher sur deux pattes. De là une démarche tantôt originale, tantôt gauche ».

De cette même lettre, il faut  surtout retenir le passage suivant : « plus j’écris vite, mieux j’écris. Quand il m’arrive d’avoir de l’esprit, j’en ai beaucoup. J’ignore encore ce que je puis faire. Les grandes actions et les belles choses m’affectent de la manière la plus violente et la plus durable.Si je n’y prends garde, je suis tout prêt à me les approprier. La tête dans les nues, j’aperçois une paille à terre.Ce que j’ai une fois admiré, je l’admire toujours. Je fais peu de cas de ce qui ne saurait répondre à mon cœur. »

Copyright Frédéric Vitoux de l’Académie Française : « l’Ours et le Philosophe » (Grasset), 22 euros 90.

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