François Weyergans donne des ailes à sa prose par son art de l’esquive<!-- --> | Atlantico.fr
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Un portrait de François Weyergans (crédit : Jacques Robert / Editions Gallimard / DR).
Un portrait de François Weyergans (crédit : Jacques Robert / Editions Gallimard / DR).
©Jacques Robert / Editions Gallimard / DR

Atlantico Litterati

Gallimard réunit sept romans de François Weyergans dans un volume de la collection Quarto.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

« En réunissant sept romans majeurs de François Weyergans, cette édition « Quarto/Gallimard » propose de porter « un nouvel éclairage sur un écrivain anticonformiste, qui, dans une mise en abîme unique, a érigé un pont entre sa vie et celle de ses anti-héros ». Tous les écrivains usent de ce subterfuge qui leur permet de mettre à nu leur intériorité sans coup férir, certes, mais les narrateurs de Weyergans peignent l’époque en même temps qu’il livrent  la complexité de cette intériorité. Nous sommes invités à tout comprendre. Le secret des artistes, la défaite des mal aimées. « Quarto /Gallimard » propose de plonger dans  la psyché (« ensemble des manifestations conscientes et inconscientes de la personnalité d'un individu ») des personnages de François Weyergans, écrivains-cinéastes eux aussi, êtres fragiles quoique très exigeants, avec fantaisies et obsessions qui ressemblent parfois aux nôtres. Toutes les Françaises doivent lire ce bréviaire -subtil ô combien- de la condition masculine contemporaine. Enfin, l’homme blanc advient et devient non seulement fréquentable mais adorable, avec sa manière d‘échapper aux questions intrusives et réponses obligées, le tout sans un atome de niaiserie ou de vulgarité. Les hommes qui aiment les femmes et les gays- qui les aiment aussi- sont invités à s‘offrir ce Quarto « Weyergans » pour se mieux connaître et se faire plaisir. Bravo et merci François (+).

Weyergans est né en Belgique mais il n’est pas de « nouvel Homme » plus French que lui. L’écrivain-cinéaste-metteur en scène de sa propre vie nous a quittés, hélas.« François Weyergans, qui avait obtenu à la fois le prix Renaudot et le prix Goncourt, est mort à l’âge de 77 ans, ont annoncé lundi 27 mai son éditeur et l’Académie française. « Le secrétaire perpétuel et les membres de l’Académie française ont la tristesse de faire part de la disparition de leur confrère M. François Weyergans décédé le 27 mai 2019 à Paris », a fait savoir l’institution dans un communiqué. Né à Bruxelles en 1941, le romancier franco-belge avait obtenu le Renaudot en 1992 pour La Démence du boxeur, puis le Goncourt en 2005 pour Trois jours chez ma mère. Ecrivain facétieux et inclassable, il avait été élu le 26 mars 2009 à l’Académie française au siège d’Alain Robbe-Grillet. » ( CF. Le Monde)

François Weyergans  mènera désormais sa vie en chacun(e) d’entre nous, via cet excellent« Quarto » (cf. « Romans » / François Weyergans / Quarto / Gallimard, l’un des meilleurs de cette prestigieuse  collection : LE cadeau de fin d’année.

Admirez la photo de couverture (cf.  Raymond Depardon/Magnum) ; tel, en effet, se présentait Weyergans lorsqu’il passait me remettre un papier. Je revois ce grand front, son long manteau, cet air soucieux contredit  d’un sourire ; le visage de François exprimait la nuance « car nous voulons la Nuance, la nuance qui seule fiance…

Tout ce que l’on écrit advient. Il faut se méfier de sa propre prose : la fiction en train de se construire sait ce que l’auteur(e) ignore encore. Le vécu qui s’annonçait par certains indices, pour peu que nous le retrouvions, à la lecture, des années plus tard, semble nous avoir  annoncé ce que, stupéfaits, nous vivons à présent, le destin se révélant être cet enfant de papier indiquant le chemin. Pour François Weyergans,  il y avait toujours un livre en cours, donc une nouvelle vie dont, par exemple, « La vie d’un bébé » (1986 / Page 658) : « Arrêtons de parler de moi… Je voudrais qu’on s’intéresse à ma mère (« On s'ignore dans le ventre de sa mère ;  c’est là pourtant que les idées devraient être les plus pures, car on est moins distrait. On s‘ignore en naissant, en croissant, en vivant, en mourant ». ( Voltaire). « Est-il bien indiqué que je commence à écrire une préface. Juste avant de naître ? Je viens à peine de terminer mon dernier chapitre. Ce sera moins une préface qu’une volte-face. Est-ce que ça vous épate qu’un petit fœtus comme moi connaisse le mot « volte-face » ? Question intéressante : que savent et que ne savent pas les fœtus ? » (page 627).

François Weyergans écrit comme il était (+) : un homme extrêmement pudique, timide et délicat. Le gentleman-funambule. L’homme au front immense et au sourire un peu triste. Il  pare son style d’ un art consommé  de l’esquive, une écriture dont la profondeur et la nécessité sont cachées,  l’exutoire étant obligatoire, parfois ironique, toujours lié au besoin de mettre à distance l’importance du discours tenu par le narrateur pour laisser à telle ou telle parenthèse - apparemment « hors sujet »-  la liberté de se développer ; là se niche la richesse de François Weyergans : cette parenthèse -ou digression- est une liberté qui se ballade toute nue entre les pages et les phrases, si bien que le lecteur, ravi, est pris dans les filets de cet imaginaire faussement disruptif, et vraiment pertinent. Exemple, le discours de réception -assez malicieux- de l’écrivain-philosophe et cinéaste à l’Académie française le 16 juin 2011: « Ce discours en sera-t-il un ? Oui, si je me fie et confie à l’étymologie : le verbe latin discurrereveut dire, votre dictionnaire nous le rappelle, « courir de différents côtés », et le mot discursus signifia : « action de courir çà et là ». J’irai donc çà et là, mais peut-être pas en courant.

Je rouvre le premier tome de la neuvième édition de votre dictionnaire à la page 1467 de l’édition en format dit de poche, je dirais plutôt format de gibecière – après tout un dictionnaire c’est la pêche ou la chasse au mots. À cette page figure le mot discothèque (j’y reviendrai), suivi de discoureur, discourir et, nous y voilà, discours. Vous avez tout prévu ! Vous mentionnez les six parties d’un discours selon les règles classiques. À vous lire, j’en suis à l’exorde. Page 150 du tome 2 de votre dictionnaire, exorde est défini comme l’entrée en matière d’un discours. Mais le premier exemple que vous donnez est déprimant : « Cet exorde est trop long ». Revenons au mot discours, où vous avez tout prévu, là aussi par vos exemples : « écrire, composer un discours, prononcer, lire un discours », on est d’accord. Mais voici qu’apparaissent, à côté du discours plein de sagesse, le discours extravagant, le discours impertinent, la phrase « où tend ce discours ? », et après « il improvisa un brillant discours », ce qui n’est pas de mise sous cette Coupole, je veux dire l’improvisation, vous écrivez aussitôt, mine de rien, « ce fut un bien médiocre discours ».

J’ai souvent pensé qu’il y avait du sadisme dans les dictionnaires – comme dans les rapports humains. Je préfère les grammaires, qui peuvent, cela dit, vous démoraliser aussi bien qu’un dictionnaire, dès qu’elles mettent à nu les rapports entre le passé, le présent et le futur flanqué du conditionnel. Dans la grammaire de Bescherelle, la vraie grammaire du vrai Bescherelle – j’espère réussir à parler tout à l’heure des Remarques sur la langue française de Vaugelas, le premier occupant de votre fauteuil 32 en passe de devenir le mien, Vaugelas élu à l’Académie française avant d’avoir publié quoi que ce soit – dans Bescherelle, un paragraphe insidieux affirme qu’on retrouve, dans « j’avais aimé », la combinaison d’un passé avec un passé, ce qui ne fait guère, convenez-en, le bonheur du lecteur mais enchante le grammairien. Grammaire et dictionnaire me renverront toujours à la phrase, à la devise, je dirais au logo de Jacques Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage. »

Enfin, votre dictionnaire, au mot discours – je le quitterai bientôt pour en venir à « discothèque » – donne aussi cet exemple : « Discours de réception à l’Académie française. » Nous y sommes. C’est bien la première fois que j’ai le sentiment d’incarner un exemple de dictionnaire. Je deviens un discours, je suis discours. Comme Jean de La Bruyère au début de son propre discours, j’ai « devant les yeux l’Académie française ». Mais pourquoi ai-je parlé de première fois ? À l’âge de douze ou treize ans, je connaissais par cœur non seulement la liste des départements et de leurs chefs-lieux, la liste des coureurs du Tour de France, la liste des rois de Danemark, mais également la liste des membres de l’Académie française. Je me tenais au courant, j’approuvais ou désapprouvais les élections – selon quels critères ? –, déplorais les décès, je... tenez-vous bien... je rédigeais des discours de réception. Je fis recevoir François Mauriac par Paul Claudel, roman contre théâtre. Les ouvrages de nombre de vos confrères des années 1950 se trouvaient dans la bibliothèque de mon père, je lisais ou feuilletais des livres qui n’étaient pas, comme on dit, pour mon âge. Je donnerais beaucoup pour retrouver le cahier d’écolier où je transcrivais mes discours de réception ! »

Mon modèle secret était celui d’Edmond Rostand, publié par la Librairie Charpentier et Fasquelle, Eugène Fasquelle éditeur, 11 rue de Grenelle : comment aurais-je pu me douter alors qu’un de mes éditeurs serait un jour Jean-Claude, le petit-fils d’Eugène ? Edmond Rostand disait : « Je prépare mon discours, je ne sais pas ce que j’en ferai, mais j’ai déjà le premier mot : Messieurs. » J’ai plus de chance que lui avec trois mots, « Mesdames et Messieurs. » Il imaginait, en guise de discours, une fiction d’auteur dramatique. Son héros en serait arrivé à la grande scène de la réception, au discours à faire. Il aurait affronté ce que Rostand appelle « l’illustre et terrible Compagnie ». Illustre certes, mais terrible ?

Je vous regarde, Mesdames et Messieurs de l’Académie française, vous me semblez très aimables : « tâcher de rendre la vie aimable », ai-je lu dans votre dictionnaire ».  (François Weyergans (cf.«discours  à l’Académie française »)

La digression apporte au récit une nuance très bienvenue. Autofiction ou roman vrai, l’art  que déploie Weyergans est lié aux vérités et ratés d’une condition masculine contemporaine que Weyergans scrute à l’instant T, via les crises existentielles de ses personnages déboussolés, certes, mais pas tant que ça, au fond : hyper -travaillé, donc cachant bien son jeu, le tunnel digressif noue ou dénoue la narration mine de rien, tout en affichant le masque de la gratuité  (…) ; le romancier développe soudain un sujet qui lui passe par la tête mais dont nous découvrons  qu’avec son air frivole, voire « à côté de la plaque », il irrigue, approfondit et enrichit  tout le roman.

« J’ai un jour dit à un professeur de français que certains livres dits « classiques » manquaient de digressions. (La digression, ai-je ajouté, est une figure de la liberté  et elle est apparue grâce au travail des romanciers). Pour l’auteur, il s'agit de tourner autour du pot : l’art de l’échappatoire, comme pour s‘évader de l’obligation narrative, comme pour donner des ailes au sujet. François Weyergans, extrêmement libre et intelligent, parvient ainsi à toujours s'échapper du thème  qu’il a pourtant plaisir à développer. Il le sert en offrant à son lecteur médusé un florilège de  développements, une nuée de possibilités. Chapeau.

                     Annick GEILLE

Repères/François Weyergans

Biographie :

Né le 2 août 1941 à Bruxelles. Études primaires chez les religieuses trinitaires. Humanités gréco-latines. Philologie romane. IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques). À 19 ans, devient membre de l’équipe des Cahiers du Cinéma et tourne son premier court-métrage, Béjart (1961), primé au Festival de Bergame.

Critique littéraire et cinématographique dans différents journaux.

Écrit et réalise plusieurs sujets pour l’émission Dim Dam Dom (1968-1970), dont La Photographe avec Delphine Seyrig.

Met en scène l’opéra de Wagner Tristan und Isolde, en 1970, au Théâtre de la Monnaie (Opéra national), à Bruxelles.

Préside la commission « Roman » au C.N.L. pendant quatre ans dans les années 1980.

Obtient notamment le prix Renaudot et le prix Goncourt.

Élu à l’Académie française, le 26 mars 2009, au fauteuil d’Alain Robbe-Grillet (32e fauteuil).

Réponse au discours de réception de M. François Weyergans

Par M. ERIK ORSENNA de l’académie Française

«Enfance partagée entre la Belgique et Avignon.

Votre grand-père Weyergans habitait Cologne et, d’abord forgeron, s’orienta vite dans la fabrication de locomotives.Votre père vous donne tôt le goût des livres et du cinéma. Il était écrivain, libraire, éditeur et critique.À 18 ans, vous montez à Paris où, solitairement, vous préparez l’Institut des hautes études cinématographiques,le célèbre IDHEC.
Vous y êtes reçu 1er. Neuf mois plus tard, vous en êtes renvoyé, à l’ahurissant motif suivant : réalisation d’un film alors que vous deviez vous consacrer tout entier et uniquement aux études.

Qu’importe ! Ce court métrage sur Béjart reçoit un prix en Italie et Truffaut en dira : « Durant 18 minutes, j’ai compris la danse. » Votre légende commence et votre carrière cinématographique est lancée en même temps que vous entrez comme critique aux Cahiers du cinéma.
Si j’ai bien compté : 15 films, pas moins, auxquels il faut ajouter vos contributions à l’émission mythique 
Dim Dam Dom, qui nous font regretter, ô combien, certaine télévision d’antan.

Et la jalousie que j’avais de vous, déjà grande, s’est encore accrue lorsque j’ai consulté la liste des actrices à qui vous aviez dit, entre autres mots doux, « moteur ».

Michèle Mercier, Marianne Faithfull, Annie Duperey, Anne Wiazemski, Veruschka et celle que, sachez-le, je ne vous pardonnerai jamais, écoutez bien, Bianca Jagger !

Mais à toutes, oserais-je vous dire que je préfère Delphine Seyrig.

Pauvres familles d’artistes torturées par les lubies, les manies, les cyclothymies et l’égoïsme infini du Créateur !! D’après ce que vous m’avez avoué, monsieur, votre père vous a suggéré voire enjoint, peut-être même supplié de vous en tenir au cinéma, lequel impose plus de distance à l’autobiographie.

Connaissant les pratiques cannibales des romanciers, il savait que, si vous choisissiez d’écrire, il deviendrait, de même que sa femme et ses filles, vos sœurs, sujet inépuisable de vos livres.
Il n’avait pas tort.

Oui, souffrante et glorieuse famille Weyergans, explorée, sous toutes les coutures, par l’œil implacable et jamais rassasié de son grand François !

Grâce à vous, monsieur, qui n’avez cessé de l’ausculter, elle est devenue l’une des mieux connues du grand public.

Quelle génitrice ne préférerait fuir à l’autre bout de la Terre quand on lui annonce sans ménagement la parution du prochain ouvrage de son fils sous un titre des plus inquiétants, Trois jours chez ma mère, avant de sombrer, bien sûr larmes aux yeux, dans l’admiration la plus éperdue et la reconnaissance éternelle quand ledit livre et son fils bien-aimé reçoivent le prix Goncourt ?

De quelle pathologie cette inlassable passion pour ses proches est-elle le signe ?

L’heure de la franchise a sonné.

M’en voudrez-vous, monsieur, si je révèle aux deux ou trois personnes qui, dans cette brillante assemblée, ne vous auraient pas encore lu et par suite n’auraient pas encore pris connaissance de certains dérèglements de votre psychisme, oui, me pardonnerez-vous, monsieur, si par avance je leur révèle ce que cachent aujourd’hui votre air réjoui, votre beau costume et la maîtrise du discours que nous venons d’entendre, au jour et à l’heure prévus en dépit de toutes les paroles ricaneuses qu’on pouvait entendre ici, quai Conti, ces dernières semaines (« Ce discours, l’aura-t-il fini ? Moi, je le connais, je pense qu’il ne l’a même pas commencé »), injustes et méchantes rumeurs que vous venez, magnifiquement, de contredire, bref, monsieur, me tiendrez-vous durable rigueur de constater que vous êtes ce qu’il est convenu d’appeler dans les manuels de médecine, comme dans la vie courante et les films de Woody Allen, un névrosé ?

Vous me direz que cette qualité n’est pas votre monopole, que moi-même, qui vous accueille, je suis à l’évidence atteint du même mal et sous sa forme la pire, la lancinante, et que, considérant de nouveau cette toujours brillante assemblée, on peut voir ici et là quelques exemples de cas dont la gravité vaut bien celle du vôtre. J’ai les noms et les preuves et le montant des dégâts. Ils seront dans mes mémoires.
Mais rougirez-vous, monsieur, de charmante confusion, d’humilité malmenée et de fierté secrète, si je vous dis aussi que de cette névrose vous avez tiré une souveraineté, une sorte de chevalerie ?
Et je connais des gens de parfait équilibre mental qui, vous ayant rencontré, veulent, jaloux, vous ressembler illico. Ils se précipitent chez le psy et lui présentent cette improbable requête : je vais trop bien, docteur, pouvez-vous me faire aller mal, si possible aussi mal que lui ?
La tâche est difficile car, ne nous le cachons pas et notre compagnie vous a élu en connaissance de cause : votre névrose est profonde. Vous voulez un exemple parmi cent ? Écoutez.

Comme je viens de vous l’avouer, j’ai des dons certains pour la maladie mentale. Mais François Weyergans me surpassant de beaucoup dans ce domaine, je préfère, au lieu de paraphraser, lui passer la parole, comme je vais le faire souvent au cours de cet après-midi. Que vaut le commentaire face à l’exemple ? À ce sujet me revient une terrible question de François Truffaut précédemment évoquée : « On n’a jamais vu un enfant rêver de devenir critique de cinéma. »

« L’agoraphobie m’empêchait d’exercer quelques-uns de mes talents : regarder les femmes dans la rue – ma spécialité –, rêver devant toutes sortes de vitrines, me sentir heureux tout simplement parce que je suis en train de marcher. Descendre acheter le journal était devenu un problème. Pour les cigarettes, ça allait, j’achetais plusieurs cartouches à la fois. Traverser le carrefour de l’Odéon devint aussi dangereux que si j’avais été un des premiers soldats obligé de débarquer sur la plage d’Arromanches. Ne parlons pas de la place de la Concorde : autant vouloir traverser le désert de Gobi dans sa longueur (1500 kilomètres). Si je m’éloignais de plus d’une cinquantaine de mètres de la porte d’entrée de notre immeuble, j’étais persuadé que j’allais m’évanouir. J’avais l’impression de manquer d’oxygène, mes muscles respiratoires n’allaient pas tarder à être paralysés. Je m’appuyais aux façades et je progressais centimètre par centimètre, dans un état de tension extrême. Je renonçai vite à ces efforts démesurés – je n’y renonçai même pas, j’en devins incapable et je me vis contrains de me réfugier à la maison.

[…]

J’aimais prendre le métro, mais d’un jour à l’autre mes crises d’angoisse m’en interdirent l’accès. […]

Je dus me placer sous la sauvegarde des chauffeurs de taxi. Les taxis étaient “sécurisants”, pour employer un mot apparu dans le champ psycho-social de cette époque. […]

Quand j’appelais un taxi par téléphone pour qu’il me conduise de la rue de l’Odéon au Trocadéro, il n’y avait aucun problème, mais les taxis refusaient de me prendre quand je leur demandais de me conduire au bout de la rue. J’agitais un billet de banque sous les yeux du chauffeur : “Avancez-moi de deux cents mètres et c’est à vous !” Il se méfiait, fermait les portières de l’intérieur et démarrait en trombe. On me répondit même : “Je vais te conduire chez les fous, si tu insistes.” Le petit trajet est le chemin de croix de l’agoraphobe.

Aussi, quand je voulais aller rue de l’Ancienne-Comédie ou rue de Condé – à trois minutes à pied de chez moi pour quelqu’un de normal, ou pour un agoraphobe guéri, ou pour un agoraphobe tenant un chien en laisse –, je disais au chauffeur de me conduire à l’autre bout de Paris, ou je m’écriais d’un air affairé : “À Orly ! Dépêchons-nous ! Mon avion décolle dans cinquante minutes !” et, dès que la somme inscrite au compteur était suffisamment élevée, je disais : “J’ai oublié mon passeport !” (dans la version du départ pour Orly) ou : “J’ai une course plus urgente à faire, ramenez-moi du côté de l’Odéon”, afin de me faire déposer à deux cents mètres de mon point de départ, là où je souhaitais me rendre depuis le début. Combien de fois Tina ne fut-elle pas obligée de venir me chercher dans des endroits où j’avais réussi à arriver mais d’où je ne pouvais plus repartir, notamment aux heures de pointe, quand je ne trouvais pas de taxis !

Tina fut d’une grande gentillesse avec moi, du moins jusqu’au jour où elle déclara : “Je n’ai jamais été heureuse avec toi !”. »

Quand on est aussi malade, vous tomberez d’accord avec moi qu’il vaut mieux consulter dans l’urgence et si possible le meilleur des praticiens, même s’il n’est pas donné.

De cette obligation naît votre rencontre, quotidienne, parfois même trois fois par jour, près de 3 ans durant, avec Jacques Lacan. Vous en avez tiré un chef-d’œuvre en forme de double portrait, le vôtre et le sien.

« J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas seulement au lit. »

Arrêtons-nous là un instant.

Qui, lisant cette phrase, ne souhaiterait devenir l’ami de l’homme assez téméraire, et assez lucide, pour l’avoir écrite ?

Puisque, décidément, cet après-midi, il s’agit d’amour, me revient en mémoire une page d’Aragon, qui commence son « Carnet de la blanchisseuse », l’un des textes de Théâtre/Roman.

« C’est drôle. Bien des femmes ont été folles de moi. Je n’ai jamais aimé que les autres. Celles qui aiment se laisser aimer. Celles qu’on ne pourra jamais avoir. Celles des bras de qui l’on sort comme d’un rêve, pas si sûr que cela jamais ait pu se produire. Celles d’un regard qui rétablissent la distance infranchissable. Celles dont on n’est jamais certain qu’elles diront quand se revoir ou si elles viendront aux rendez-vous qu’elles donnent. Celles dont on sait toujours qu’elles n’ont que permis, que daigné… que, pourquoi ce jour-là, mon Dieu, pourquoi, supporté ma folie ? Les femmes qu’on n’aurait pas le droit après de reconnaître ou de saluer d’un simple clin d’œil. Qui me donnent le sentiment que tout fut par erreur, ennui, lassitude, inattention peut-être.

Les femmes de l’impossible. »

Pardon pour cette digression. C’est votre faute à vous, monsieur, qui les aimez tant, les femmes et les digressions, jusqu’à, me trompé-je ? parfois les confondre.

Revenons à nos moutons. Je veux parler de Jacques Lacan.

« J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas seulement au lit.
– Et c’est pour ça que vous me tirez du mien ? Avez pas honte de forcer ma porte à pareille heure ? Pouviez pas attendre le rendez-vous de d’main ?

Il bâillait, dissimulait mal son pyjama sous un blazer de flanelle verte : joli accueil, et il n’était pas encore minuit, pourtant ! Il avait beau tempêter, je m’avançais dans son appartement jusqu’au seuil du cabinet où venait comparaître le Tout-Paris des biscornus, et où moi-même j’avais mes habitudes. Mais il ne l’entendait pas de cette oreille, et il entrouvrit une autre porte, nullement capitonnée, celle-là. Il me poussa dans un local sensiblement plus vaste et plus à l’abandon que l’habituel cabinet de travail.

– Je vous reçois, bon, bon, mais allez, en vitesse ! Je suis docteur en médecine, d’accord, mais faut pas pousser…, monologuait le charlatan.

“Charlatan”, le mot est un peu dur pour ce courageux praticien, cet ancien chef de clinique, ce fauteur d’hérésies dans différents congrès européens où il brandissait des phallus en guise de foudre pour s’introniser le Jupiter d’une science sans Minerve jusqu’à lui.

Mais ne soyons pas intarissable sur ce monsieur que je nommerai dorénavant comme je le surnommai du premier coup : le Grand Vizir, à cause d’un personnage de dessin animé qui jouait de vilains tours à un Mister Magoo aussi sympathique et myope que moi.

Le Grand Vizir, donc, referma la porte tout doucement, comme pour éviter de réveiller quelqu’un, alors que chacun le disait célibataire… Nous étions dans une salle à manger désaffectée […].

Un sofa, ex-pensionnaire de la salle des ventes, s’efforçait de rivaliser ici avec le divan de l’autre grotte aux Fées […].

Le Vizir se précipita et glissa sous mes fesses un petit carré d’étoffe blanche qui sert d’habitude aux psychanalystes pour protéger leurs appuis-tête contre la bave de leurs névrosés, genre de sollicitude que l’on rencontre encore dans les hôtels de passe quand la patronne file un essuie-main amidonné à la pute qui vous fait monter. »

Suivent 538 grandes pages de la même eau : drolatiques autant que profondes, impitoyables et tendres, la chronique la plus libre et la plus aiguë qui soit d’un homme engagé dans deux des rares aventures qui changent la vie : une psychanalyse et un grand amour. Pour ceux que les prénoms enchantent, je vous indique que celui de cette passion-là de notre insatiable François est Charlotte, dont il dit, entre autres joliesses : « Nous allions au lit comme on va au cinéma. »

L’un des charmes les plus précieux de votre écriture, monsieur, c’est qu’elle a, mine de rien, chemin faisant, sans jamais s’appesantir, le chic pour nous apprendre des choses, la plupart inutiles, mais qu’importe ?Vous êtes, monsieur, un maître de la digression, un géant du coq à l’âne, j’irais jusqu’à tenter un péripatéticien véritable, c’est-à-dire quelqu’un qui enseigne en marchant.

(…)

Monsieur, ouvrier docile de notre mère supérieure (Hélène Carrère d'Encausse NDLR), je m’apprêtais à l’accueil d’un confrère et peu à peu, au fil de vos pages lues et relues, je me suis aperçu que c’était un frère qui m’étaitdonné.

Monsieur, pour cette forme de franchise qu’on appelle le courage, pour vos explorations de nos parts d’ombre, pour votre manière inimitable d’écrire comme on se promène et qui ressemble à la danse, pour votre insatiable gourmandise des femmes et de l’entièreté de la vie, pour la vaillance de vos fausses paresses, pour la vraie chevalerie qu’est votre gaieté, pour la bienveillance de vos sourires, pour votre audace de tout dire, pour les surprises et les cadeaux de votre inépuisable érudition, pour l’émotion qui sourd de chaque phrase, pour les si bouleversants portraits d’un père et d’une mère, si présente, si précieuse, pour ce petit peuple qui, fidèlement vous entoure et vous protège, notamment de vous-même, ces quatre sœurs (pas moins !), vos deux filles aux prénoms tellement évocateurs, Métilde, Camille, et vos deux dernières merveilles, Basile et Zoé, pour Danielle, pour votre hommage à ce qui nous est sans doute inatteignable à nous, les écrivains, ces insupportables adolescents, enfants gâtés, éternels insatisfaits, oui, peut-être d’abord pour cela, votre hommage à la constance, la générosité envers et contre tout d’une compagne, bref, pour la proximité, pour l’humanité qu’on ressent à vous lire, les larmes aux yeux et le rire au cœur, soyez remercié, François Weyergans et bienvenue !

Erik Orsenna

Repères /Erik Orsenna.

Œuvres d’Erik Orsenna de l’académie française :

1973 Loyola’s blues 1977 Espace national et déséquilibre monétaire - sous son vrai nom d’Érik Arnoult (PUF) 1977 La Vie comme à Lausanne 1980 Une comédie française 1988 L’Exposition coloniale (Seuil) 1992 Besoin d’Afrique - en collaboration avec Éric Fottorino et Christophe Guillemin (Fayard) 1993 Grand Amour 1996 Histoire du monde en neuf guitares 1996 Mésaventures du Paradis, mélodie cubaine - en collaboration avec Bernard Matussière 1997 Deux Étés (Fayard) 1998 Longtemps (Fayard) 2000 Portrait d’un homme heureux : André Le Nôtre (Fayard)

2001 La grammaire est une chanson douce (Stock) 2003 Madame Bâ (Fayard) 2004 Les Chevaliers du subjonctif (Stock) 2005 Portrait du Gulf Stream (Seuil) 2006 Voyage aux pays du coton (Fayard)

2007 La révolte des accents (Stock) 2008 La chanson de Charles Quint (Stock) 2008 L’avenir de l’eau (Fayard) 2009 Et si on dansait ? - Éloge de la ponctuation (Stock) 2010 L’Entreprise des Indes (Stock)

2012 Sur la route du papier - Petit précis de mondialisation III (Stock) 2013 La Fabrique des mots - Illustrations de Camille Chevrillon (Stock) 2014 Mali, ô Mali (Stock) 2014 La boîte de la langue française (Marabout) 2014 Passer par le Nord : la nouvelle route maritime (Paulsen) 2015 La Vie, la mort, la vie - Louis Pasteur 1822-1895 (Fayard) 2016 L'origine de nos amours (Stock)

2016 L'amitié des mots - Préface inédite de l'auteur (Le Livre de poche) 2017 ATD Quart Monde - Unis contre la misère (Editions de La Martinière) 2017 Géopolitique du moustique. Petit précis de mondialisation IV (Fayard) 2017 La Fontaine Une école buissonnière (Stock) 2018 Dernières nouvelles du monde (Robert Laffont) 2018 Désirs de villes (Robert Laffont)

2018 Les vérités fragiles (Éditions de l'Aube)

2019 Beaumarchais, un aventurier de la liberté (Stock)

2019 Voyage au pays des bibliothèques (Stock)

2020 Cochons. Voyage aux pays du vivant (Fayard)

2020 Briser en nous la mer gelée (Gallimard)

2021 La Passion de la fraternité - Beethoven (Stock)

2022 Les Mots immigrés - en collaboration avec Bernard Cerquiglini (Stock)

2022 Portraits du cœur. Du symbole à l'intime - en collaboration avec Pascal Guéret (Le Passage)

2022 La Terre a soif (Fayard)

2023 Histoire d'un ogre (Gallimard)

2023 La Chanson de l'eau (Cambourakys)

Extrait préface, par Frédéric BEIGBEDER

« Le pitre » annonce la couleur d’une œuvre qui ne sera jamais serieuse, toujours obsédée sexuellement par les femmes,constamment intelligente, terriblement et toxiquement mas culine. «  Et l’homme est décontenancé, un peu perdu,il devient

maladroit ».L’adjectif est répété dans la première page : la maladresse de l’homme et au centre de tous les romans de Weyerganx. L’agoraphobie lui sert  d’inspiration comme  d ‘alibi ;  on personnage bande et prend du valium pour oublier  qu’il bande .

« Je suis écrivain » reprend le pitreries du catho le plus paumé du monde » (par Frédéric Beigbeder, écrivain et critique Littéraire, auteur -entre autres nombreux romans-  de « Chroniques d’un hétérosexuel légèrement dépassé » (Albin-Michel).

C’est cela la magie Weyergans. Faire de l’impuissance créatrice le moteur même de son récit. Que le véritable fond du « désarroi » soit à chercher du côté de la mère, figure émouvante qui domine indirectement tout le texte, ne fait qu’ajouter au charme. L’incipit de Salomé pourrait, comme Jacques renvoie à son maître, convenir aux deux volumes : « Par où commencer puisque je ne sais pas où je finirai, ni comment. N’importe un de ces jours, il faudra finir ». Si Trois jours chez ma mère concerne ensemble la mère et la création littéraire qui repoussent l’un après l’autre le déjà célèbre François Weyergans et ses doubles, Salomé est le long monologue d’un jeune cinéaste, curieux et passionné, qui veut devenir écrivain. Les deux livres ont en commun les thèmes favoris voire obsessionels de l’auteur, mais le ton est différent, du premier texte fiévreux et emporté au dernier qui sait si bien doser le rire et l’émotion. Salomé a ses qualités propres, et conjugue au caractère sauvage d’un jeune homme exigeant une réflexion troublante sur la vie. Trois jours chez ma mère fait s’emboiter différents récits à la manière de poupées russes et met en place tout un jeu de miroirs sans fin. Le roman progresse ainsi par mises en abîme successives où, pour développer le même motif, le virtuose invente à chaque fois une cadence nouvelle. Les deux livres sont pareillement riches en digressions passionnantes tout en fluidité. Aller de l’un à l’autre est donc un beau voyage, pour  le plaisir et l’intérêt. Jeannine Paque (article paru dans Le Carnet et les Instants n°140 /2005) (François WEYERGANS, Trois jours chez ma mère, Grasset, 2005 ; Salomé, Léo Scheer, 2005)

COPYRIGHT François WEYERGANS : « Romans / QUARTO / (GALLIMARD) 1376 pages / 34 euros / toutes librairies.

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