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France Amazon contre France du Boncoin : l’effet Jet Set/Kardashian/Instagram ?
©Sebastien SALOM-GOMIS / AFP

Nouveaux riches contre nouveaux pauvres

Dans une note publiée hier par Jérôme Fourquet, en partenariat avec la Fondation Jaurès, le politologue de l'Ifop fait de la crise des Gilets jaunes un "symptôme de la "démoyennisation"" de notre société.

Denis Maillard

Denis Maillard

Philosophe politique de formation, Denis Maillard est le fondateur de www.temps-commun.fr, un cabinet de conseil en relations sociales. Il a publié en 2017 Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard).

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Atlantico : Dans une note publiée hier par Jérôme Fourquet en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, le politologue de l'IFOP fait de la crise des Gilets jaunes un "symptôme de la "démoyennisation"" de notre société.  Cette "démoyennisation" s'illustre par deux phénomènes : la disparition des lieux communs des classes moyennes et la création d'un système à deux vitesses, un des exemples choisis étant la France qui va sur Amazon vs celle qui utilise Leboncoin. A quel point cette démoyennisation est-elle le résultat d'un décrochage des classes moyennes ces dernières années ? N'y a-t-il pas aussi une forme de réajustement par rapport à l'ouverture excessive de certains marchés (luxe, loisirs, etc.) notamment pendant les années 90 qui créerait une forme de frustration aujourd'hui ?

Denis Maillard : L’étude de Jérôme Fourquet est particulièrement éclairante à la fois sur les ressorts de cette « colère française » que j’ai essayé d’analyser dans mon livre et sur la vision plus générale de l’évolution de la société française qui est ici bien documentée. Dans mon analyse, les Gilets jaunes étaient révélateur de l’entrée de la France dans une société de marché, ce que Jérôme Fourquet enregistre avec son concept de « démoyennisation ». De quoi s’agit-il ? Tout simplement de la fin du compromis social démocrate qui a rayonné sur la France depuis la fin de la seconde guerre mondiale et son remplacement par un nouveau modèle social plus proche du marché. Le compromis social-démocrate était la réponse aux trois menaces sociales, économiques et politiques qui pesaient sur la société et qui avaient jeté l’Europe dans la guerre : la lutte des classes, sa traduction en une critique radicale de la démocratie à la fois nationaliste (fascisme) et marxiste (communiste) et, plus conjoncturellement, la crise de 1929. A tout cela, la social-démocratie avait répondu par une domestication du conflit social au moyen de corps intermédiaires chargés de réguler et de négocier la lutte des classes ; par un Etat social chargé de stabiliser la société en amortissant les chocs économiques mais surtout de libérer les individus des dépendances et des risques qui pesaient sur eux ; enfin par une distribution de ce que Jean-Claude Milner appelle le « sursalaire » : c’est-à-dire des primes ou de la réduction du temps de travail permettant d’arrimer une vaste classe moyenne à la démocratie non pas par une promesse d’épanouissement dans le travail mais par une promesse d’accès de tous à tout. C’est la fin de ce modèle, me semble-t-il, qu’analyse très justement Jérôme Fourquet. A la place, on distingue l’entrée dans ce qu’à la suite de Marcel Gauchet j’ai appelé une société de marché. Non pas le marché au sens économique (l’économie de marché), mais le marché comme métaphore des relations sociales c’est-à-dire l’équilibre – comme sur un marché – des intérêts et des droits des individus. La promesse n’est donc pas l’accès du plus grand nombre à absolument tout mais l’autonomie individuelle et l’épanouissement de soi. Ceux-ci sont permis grâce au travail – en amont – et à la consommation – en aval : le travail permet l’accès à une dignité qu’authentifie l’acte de consommation. Ce que les gilets jaunes appellent « vivre dignement de son travail » c’est-à-dire pouvoir s’acheter quelque chose grâce à son revenu qui ne doit pas s’engloutir entièrement dans les dépenses dites « contraintes » (logement, transport, téléphonie, assurance  et bien sûr taxes et impôts). La frustration dont vous parlez n’est pas tellement – à mon sens – de ne pas avoir accès au luxe ou à tout ce que présente la publicité et la sphère médiatique, mais de ne pas pouvoir assumer une certaine forme de liberté à travers ce que je qualifierais de « dépenses d’autonomie ». Je nuancerais donc l’idée d’une immense frustration sociale faite d’impossibilité d’accès à une douche à l’italienne vantée par Stéphane Plazza ou d’un repas dans le restaurant d’un chef vu à la télé. A savoir l’impossibilité d’accès aux standards toujours plus élevés de la classe moyenne. La frustration me paraît plus basique ; elle n’en est pas moins ravageuse. Et indique, comme l’annonce Jérôme Fourquet, que l’on est sorti d’une vision classique de la classe moyenne par une plus forte polarisation sociale.   

Le mouvement actuel n'est-il pas paradoxal en ce qu'il critique les excès de notre société de consommation tout en défendant un certaine logique de consommation individuelle ? A quel point la volonté de consommer "autrement" que laisse entrevoir les économies de débrouille dont parle Jérôme Fourquet dans sa note remet-elle réellement en cause les équilibres de notre société issus des Trente Glorieuses ?

Faisons attention avec cette formule « consommer autrement » qui charrie avec elle des images de consommation différentes ou militantes de type écologiste. Or, ce n’est pas de cela dont il s’agit ; du moins pas seulement. Si l’on part du principe que la consommation vaut autonomie individuelle, il n’est pas contradictoire de critiquer les excès de la société de consommation en général et de défendre sa consommation individuelle sous la forme que l’on aura choisie : c’est un acte de liberté personnelle. Ce qui compte ce que celle-ci ne soit pas empêchée. D’où la débrouille, la bidouille, le recours au bon coin etc. Pour aller dans le sens de Jérôme Fourquet je voudrais rapporter un élément d’analyse qui m’a frappé : en 2018, le gouvernement avait demandé à Patrick Levi-Waitz un rapport sur les espaces de coworking et les tiers lieux situés en dehors des grandes agglomérations. La mission Coworking a recensé près de 2000 lieux émergents qu'elle n’attendait pas là et en si grande quantité. Et ce qui est frappant c’est qu’ils se situent tous à peu près dans les mêmes endroits où se sont manifestés les Gilets jaunes. On constate donc que des territoires périurbains peuvent émaner des comportements aussi divergents que la révolte ou la coopération : la mobilisation des Gilets jaunes contre les taxes ou la représentation syndicale et politique mais aussi une mobilisation plus diffuse pour l’entraide et le « faire ». Le soulèvement et la création, l’agitation et la bidouille… Mais que les gilets jaunes se réunissent sur les ronds-points ou que certains d’entre eux – pas tous évidemment – s’assemblent dans les tiers-lieux, il y a une comme une évidence : dans les territoires périurbains, ça bricole de partout et on se débrouille comme on peut ! En cela, c’est en effet une rupture définitive avec les équilibres de notre société issus des Trente Glorieuses. Cette évolution ne concerne pas seulement la consommation mais touche profondément au modèle social. On le voit par exemple avec les formes que prend la solidarité : elle emprunte elle aussi d’autres voies, loin de la seule redistribution sociale passive. Ce qu’on appelle trop rapidement « la critique de l’assistanat » est donc moins un darwinisme social qui rejetterait la solidarité envers les plus fragiles qu’une autre façon d’imaginer celle-ci : plus concrète, plus directe et surtout plus active. Regardez le succès des collectes solidaires par exemple : solidaire bien sûr mais avec qui je veux et comme je veux... Cette personnalisation touche donc tous les secteurs de la vie en commun. 

La note fait référence à l'existence d'une "France back-office", laquelle serait garante du bon fonctionnement de la "France front-office" sans pour autant en tirer un quelconque bénéfice. Qu'est-ce qui explique que cette hiérarchisation - commune dans nos sociétés occidentales- soit particulièrement insupportable ? 

La « France du back office » est une expression que j’ai forgée en 2017 et que j’ai reprise cette année dans mon livre sur les Gilets jaunes afin d’expliquer l’organisation du travail dans la société de services : celle-ci se caractérise par tout une organisation invisible mais nécessaire – le back office – permettant à la société de se poursuivre jour après jour (c’est l’aspect logistique) et aux membres du front office de s’épanouir dans leur vie ou leur travail (c’est l’aspect purement serviciel qu’il s’agisse de restauration ou de soin à travers les métiers du care). Un travail de back office, c’est un travail dans lequel on ne choisit pas : ni ses horaires, ni son lieu de travail, ni la manière de l’exercer, ni sa rémunération ; c’est un travail également que l’on ne peut pas mettre en scène sur Instagram avec des filtres sympas ; enfin, c’est un travail dans lequel le vêtement professionnel est souvent… un gilet jaune, comme celui des caristes, des manutentionnaires, des livreurs etc. Dans le monde du back office, la différence de statut entre salariés, intérimaires, auto-entrepreneurs, indépendants, artisans ou commerçants s’efface au profit d’une homogénéité d’un mode de vie (la mobilité contrainte en périphérie des villes) et d’un mode de labeur : le travail au service des autres, souvent émietté, payé à la tâche ou la journée, avec des horaires contraints et décalés. Le back office c’est l’extrême mobilité au service du bien-être des autres. Paradoxalement, on ne se trouve pas en présence de deux France irréconciliables, mais plutôt de deux France modernes qui vivent une réalité identique sous des angles différents et apportent toutes deux leur assentiment à la société de services et à l’idée d’une décence, d’une dignité et d’un épanouissement propres au travail. Elles sont donc inextricablement liées, puisque l’une œuvre secrètement à l’épanouissement de l’autre. Seule différence toutefois : l’une est moins visible que l’autre. C’est pourtant cette autre France que l’on voit le plus et qui propose son mode de vie comme modèle. Ce n’est donc pas à ses propres yeux que le back office est invisible mais dans le regard du front office et les représentations communes (médiatiques ou artistiques). Se rendre visible, ce n’est donc pas seulement se montrer – à travers un gilet jaune par exemple ou de nouveaux visages à la télévision –, c’est aussi rendre légitime son mode de vie et sa parole. Et cela, seule la représentation politique pourra à l’avenir apporter un débouché à cette demande particulière. 

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