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Forte hausse du nombre de migrants en provenance de Turquie : Erdogan remet la pression sur l’Union européenne
©Reuters

Bras de fer

Selon plusieurs sources grecques, le nombre de migrants en provenance de Turquie aurait doublé depuis le coup d'état. Si cette variation est en partie la conséquence du putsch manqué, le passé a montré que l'importance des flux de la Turquie vers la Grèce était aussi le résultat des décisions du gouvernement turc. Ainsi, il semble que cette hausse du nombre de migrants sur les îles grecques résulte avant tout de la volonté d'Erdogan de faire pression sur l'Europe pour obtenir la suppression totale des visas pour les Turcs qui se rendent temporairement dans l'UE.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : Selon plusieurs sources grecques, le nombre de migrants en provenance de Turquie aurait doublé depuis le putsch raté du 15 juillet 2016. Doit-on y voir une conséquence du putsch seule ?

Gérard-François Dumont : Ce serait une erreur de penser que la seule cause de l’augmentation du nombre de migrants passant de Turquie en Grèce depuis la mi-juillet 2016 ne serait que la conséquence du putsch raté du 15 juillet 2016 en Turquie. Depuis l’année 2015, les évolutions du nombre de ces migrants quittant les rivages de la Turquie pour rejoindre les îles grecques ont d’abord dépendu certes des causes de leur émigration de leur pays d’origine, mais, dans cette mer de transit qu’est la Méditerranée, des décisions du gouvernement turc et de son attitude vis-à-vis des passeurs. Il y a eu les longs mois de 2015 et du début de 2016 pendant lesquels la Turquie s’est transformée en "autoroute à migrants". Puis la période postérieure aux accords du 18 mars 2016 entre l’UE et la Turquie où ce dernier pays, ayant obtenu ce qu’il demandait de l’UE, a décidé d’empêcher les départs de Turquie et, a priori, accepté le retour de Grèce vers la Turquie d’un nombre maximum de Syriens si l’UE réinstalle un nombre équivalent présent en Turquie, selon un principe du "1 pour 1".

La variation des flux de migrants de la Turquie vers la Grèce et leur augmentation depuis mi-juillet 2016 s'explique par plusieurs éléments : d’abord, un certain nombre d'immigrés présents en Turquie ne s'estiment pas bien traités – et ce n'est pas faux d’autant qu’il leur est impossible d’obtenir un statut de réfugié en Turquie- et espèrent qu'ils pourront profiter de meilleures conditions en venant en Grèce, et donc dans l’Union européenne. Ensuite, la Turquie veut obtenir la suppression totale des visas pour les Turcs qui se rendent temporairement dans l'UE et percevoir davantage d’aides financières. En troisième lieu, Erdogan considère que les négociations d’adhésion doivent être maintenues en dépit de l’accentuation liberticide de son régime à l’encontre de nombreux secteurs, dont les députés du HDP (Parti démocratique des peuples), la presse, la justice et l’enseignement supérieur, ou de son intention de rétablir la peine de mort en Turquie. En outre, depuis le putsch raté du 15 juillet, le président turc Erdogan veut faire taire l’UE sur sa politique d’étouffement des libertés en Turquie.

Enfin, à la suite du putsch, un nouveau conflit s'est ouvert avec la Grèce puisque une quinzaine de Turcs ont demandé refuge en Grèce. Or le gouvernement Erdogan demande que la Grèce leur refuse tout droit à demander l’asile et lui renvoie ses personnes. La Turquie d'Erdogan impose donc un rapport de force pour faire pression et montrer qu'elle peut, une fois encore, menacer l'UE. Pour montrer que ses menaces, proférées à nouveau le 25 juillet 2016 lors d’un long entretien à la chaine allemande publique de télévision ARD, ne sont pas théoriques, Erdogan utilise probablement, comme précédemment, la question des migrants. Et cela avec succès, puisque l’UE est d’une discrétion exemplaire sur la dérive autoritaire en Turquie.

A ce stade, peut-on considérer qu'il y a eu une erreur de diagnostic lors de l'élaboration de l'accord avec la Turquie ?

Dès l’origine, l’accord sur les migrants entre la Turquie et l’UE est à la fois plutôt hypocrite et asymétrique. Du côté de la Turquie, ce pays n’est pas prêt à adhérer à l’UE tout simplement parce qu’il n’a pas l’intention de transférer des parts de souveraineté à Bruxelles, ni intérêt à respecter les règlements et les directives de l’UE. Du côté de l’UE, l’attitude utopique de ceux qui ont décidé le 3 octobre 2005 de tout mettre en œuvre pour permettre l’entrée de la Turquie dans l’UE a fait long feu. Qui peut penser que l'UE, confrontée à nombre d’enjeux – les migrants, le Brexit, l’euro, la liberté de circulation, le fonctionnement de Schengen… - est en état de réussir l’adhésion d’un pays de 78 millions d’habitants, dont le poids démographique va rapidement dépasser celui de l’Allemagne, sachant en outre que sa partie orientale est sous régime militaire, que ses frontières vont jusqu’à la Syrie, l’Irak ou l’Iran et dont l’héritage historique est fort différent de celui des peuples d’Europe[1] ? Quant à l’aspect asymétrique de l’accord, il tient à ce que l’UE a accepté les conditions mises par la Turquie sans nullement régler la question des migrants de façon structurelle.

En quoi est-ce que ces rapports de force imposent-ils à l'UE d'ajuster ses relations diplomatiques avec la Turquie ?

L’UE doit enfin établir le diagnostic du monde dans lequel nous sommes. D'un côté, nous avons un pouvoir turc qui fait de la géopolitique, en prenant par exemple des décisions qu’il juge favorables au maintien et au renforcement de son pouvoir, et de l'autre, une Union européenne qui croit à la "fin de l’histoire", à un monde ou prévaudrait le droit et où il suffirait d’avancer avec des bons sentiments. Je ne peux que répéter mon analyse présenté lors de ma dernière audition au Sénat en mai dernier[2] : les pays européens et l'Union européenne doivent effectuer une révolution mentale et comprendre que, pour exercer un rôle utile à la paix et au développement dans le monde, il faut aussi prendre en compte les rapports de forces, et donc faire de la géopolitique.

Cette prise de conscience suppose inévitablement d’établir des diagnostics des paramètres géopolitiques plutôt que d'être dans une attitude "bisounours". La Turquie ne peut qu’avoir la politique de sa géographie[3] et n’a pas d’intérêt objectif à entrer dans une UE supranationale, d’autant plus qu’elle s’est fondée et qu’elle continue de se penser sur un fort nationalisme incompatible avec les valeurs de l’UE. Quant à l'UE, elle doit se donner des limites géographiques. Tant qu'elle ne le fera pas, les populations européennes ne pourront s’identifier à un territoire, et le désamour vis-à-vis de l'UE grandira. Il faut tirer les leçons de la stratégie de l'élargissement pour l’élargissement, au nom de laquelle des méthodes inadaptées d’élargissement ont été mises en œuvre, notamment sur les migrations intra-européennes[4], expliquant certaines tensions au sein de l’UE et, pour une part importante, le résultat du référendum du 23 juin 2016 sur le "Brexit".

Comment l’UE pourrait-elle apparaître plus forte dans le monde ? Dans l’idéal, il faudrait que ses pays fassent la preuve qu’ils déploient des moyens leur permettant d’assurer leur propre défense et donc leur indépendance. A défaut, leur poids militaire au sein de l'Otan devrait être significatif, donc nettement plus important. Si les États-Unis ont continument soutenu la Turquie, allant jusqu’à plaider officiellement à de nombreuses reprises et directement devant l’opinion publique européenne pour l’entrée de la Turquie dans l’UE, et en dépit de certaines tensions, c'est parce qu'ils constatent que la deuxième armée de l'Otan, c'est la Turquie. Même la France et le Royaume-Uni, les deux pays européens qui font le plus d’efforts pour la défense, ont un poids géopolitique limité dans la mesure où leurs moyens militaires sont non seulement insuffisants, mais en nette baisse ces dernières décennies. Par exemple, la France, qui possédait deux porte-avions (Foch et Clémenceau), n’en possède plus qu’un, le Charles de Gaulle. Or un tel navire demande en moyenne six mois de maintenance par an. Un pays comme la France devrait donc avoir comme auparavant au moins deux porte-avions. Le monde, tant nos alliés comme les États-Unis que les autres, regardera les pays européens différemment le jour où ils investiront suffisamment dans tout ce qui relève de la défense.



[1] Delville, Jean-Pierre (direction), L’Europe a-t-elle une âme?, Namur, Éditions Lumen vitae, 2016.

[2] Dumont, Gérard-François, “Les migrants”, Audition par la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, Paris, 11 mai 2016.

[3] Dumont, Gérard-François, "La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ?", Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011.

[4] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes - Armand Colin.

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