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Jacques Villeret avec Christian Clavier et Sabine Haudepin sur la scène du Théâtre du Palais Royal à Paris, lors de la pièce "Un fil à la patte" de Georges Feydeau en octobre 1989.
Jacques Villeret avec Christian Clavier et Sabine Haudepin sur la scène du Théâtre du Palais Royal à Paris, lors de la pièce "Un fil à la patte" de Georges Feydeau en octobre 1989.
©BERTRAND GUAY / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Barbier publie « Le Monde selon Feydeau : Portes qui claquent, maris cocus, quiproquos et fous rires » aux éditions Tallandier. Roi du Paris de la Belle Époque et dramaturge de génie, Georges Feydeau (1862-1921) a dédié sa vie à distraire ses contemporains tout en les caricaturant. Christophe Barbier nous montre combien l’art de Feydeau est intemporel. Extrait 2/2.

Christophe Barbier

Christophe Barbier

Christophe Barbier, journaliste et éditorialiste français, a été le directeur de la rédaction de L’Express de 2006 à 2016 et est chroniqueur sur BFMTV. Il est l’auteur de plusieurs essais politiques et d’un Dictionnaire amoureux du théâtre (2015).

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Feydeau, quand il écrit, voit les acteurs jouer, il joue même à leur place, il est déjà en train de les diriger, assis dans un coin de la salle, derrière le rideau épais de la fumée de son cigare, ou penché à l’oreille du metteur en scène patenté, souvent le directeur du théâtre. Mais c’est bien au moment où il pose les mots sur le papier qu’il décide du jeu des comédiens. Ses collaborateurs d’écriture, comme Maurice Hennequin et Maurice Desvallières, se souviennent de Feydeau arpentant la chambre d’hôtel ou le cabinet où ils se sont installés pour écrire, jouant tous les personnages, attitudes et tons compris. Ce qui lui permet d’ajouter des consignes telle que celle qu’il adresse à l’interprète de Moricet, dans Monsieur chasse ! :

Toute cette scène, depuis le commencement, doit être jouée par Moricet avec la conviction la plus absolue et la chaleur la plus grande, tout le comique étant dans la sincérité.

Il est vrai que le maître du vaudeville a été comédien dans sa jeunesse, et qu’il sait l’importance de la conviction et de la sincérité dans le jeu. Élève, il déclame Esther de Racine, après les cours, sous les yeux de Léo Claretie, un parent de Jules Claretie, futur administrateur de la Comédie-Française. Plus tard, avec le Cercle des Castagnettes, sa première troupe, amateur, Feydeau joue Oronte dans Le Misanthrope, Beaudéduit dans Un monsieur qui prend la mouche de Labiche, et il dit des monologues. Il obtient même un vif succès, de salon en salon, avec un numéro d’imitation des acteurs et actrices célèbres du moment. Cette dernière anecdote montre aussi sa distance avec le métier de comédien : si l’on peut imiter les plus grands avec facilité, c’est donc que l’acteur est une marionnette, dont il faut savoir tirer les fils… Sa connaissance du monde du théâtre est donc précoce et originale. Quand il entre dans l’entourage du peintre Carolus-Duran, dont il va épouser la fille, Feydeau fait la connaissance de sa future belle-mère, Marie-Charlotte, née Croizette, sœur de Sophie, pilier de la Comédie-Française et future femme du banquier Stern. En 1884, libéré des obligations militaires mais sans le sou, Feydeau devient secrétaire général du théâtre de la Renaissance. Il y rédige courriers et contrats et tient la « boîte à sel », ce guichet où l’on retire ses invitations les soirs de première. Un gagne-pain qui l’ennuie beaucoup et l’empêche d’aller voir d’autres pièces, mais lui permet de pénétrer un peu plus le monde du théâtre.

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C’est à 6 ou 7 ans, alors qu’il a assisté à un spectacle, que le jeune fils d’Ernest Feydeau est saisi par le virus du théâtre, selon les confidences qu’il fait au Matin, le 15 mars 1908. Il se met aussitôt à écrire des pièces qui lui permettent d’échapper à la corvée des devoirs scolaires. À ces travaux d’enfant succèdent les potacheries du lycée, puis les pochades du régiment. C’est là, au 47e  de ligne, que naît Tailleur pour dames… De ce premier succès, des onze bides qui suivent puis de la triomphale année 1892, Feydeau retient que le vaudeville doit s’inspirer de la vie : « Je me mis aussitôt à chercher mes personnages dans la réalité bien vivante, explique-t-il au Matin, et, leur conservant leur caractère propre, je m’efforçai, après une exposition de comédie, de les jeter dans des situations burlesques. Le plus difficile était fait, il ne restait plus qu’à écrire les pièces… »

Puisque Feydeau vit la nuit et fréquente assidûment comédiens et comédiennes, on s’attend à retrouver dans ses pièces le monde du théâtre. Or celui-ci n’apparaît que sous un jour bien particulier. Point de vedette invitée comme personnage dans le vaudeville, pas de « people », comme on dirait aujourd’hui, glissé dans des saynètes. Quand surgit la célèbre Rachel, c’est par quiproquo, dans les Fiancés de Loches :

Saint-Galmier. –  La vieille ?… Là ? Eh bien, c’est… c’est Rachel.

Michette. – La grande tragédienne ?

Saint-Galmier. – Hein ? là… oui ! oui, précisément !

Michette. – Oh ! comme elle est marquée !…

Précisons que Rachel est morte en 1858, quatre ans avant la naissance de Feydeau… Le statut de comédien n’est pas glorifié, il est plutôt rabaissé dans le théâtre de Feydeau, qui montre ici l’aspect le plus sombre et pessimiste de sa personnalité  : les succès de scène, les applaudissements et les feux de la rampe ne sont qu’illusions, balayées par le réalisme, même quand il s’agit de chefs-d’œuvre. Dans Cent millions qui tombent, écrite à la fin de la carrière de l’auteur, en 1911, apparaît dans la distribution un « vrai » comédien, Snobinet :

Philomèle. – C’est drôle, je regarde Monsieur… que Monsieur m’excuse… Est-ce que Monsieur n’est pas au théâtre ?

Snobinet. – Moi, oui, oui ; Victor Snobinet, du théâtre Sarah Bernhardt.

Philomèle. – Oh ! j’ai vu jouer Monsieur ! Monsieur a beaucoup de talent.

Snobinet. – Oui, oui.

Philomèle, à Isidore. –  Tu sais, c’est Monsieur dont je t’ai parlé… qui nous a tant amusés… dans L’Aiglon.

Snobinet. – Amusés ! amusés ! dans Metternich…

Le comédien, incompris pendant et oublié après, dont le visage dit parfois quelque chose mais dont le nom est évaporé. Triste évanescence ou salutaire humilité, c’est peut-être cette vanité qui dissuade Feydeau d’inviter dans ses pièces de véritables figures d’acteurs. Il leur préfère les artistes du demi-monde du spectacle, cocottes de caf’-conc’ ou meneuses de revue, telle Lucette Gautier dans Un fil à la patte, ou la Môme Crevette dans La Dame de chez Maxim. Le théâtre, au fond, c’est cela, comme le résume Finette dans La Lycéenne, avec son habituelle insolence :

Finette. – Monsieur, ne changez rien, ne mettez pas de bande sur l’affiche. Il vous faut une mademoiselle Satinette, je serai cette Satinette.

Bouvard. – Toi !

Le régisseur. – Vous !

Finette. – Que faut-il faire ? Chanter ? Je m’en charge.

Bouvard. –  Comment toi, monter sur les planches ! Mais tu n’y penses pas !

Finette. –  Est-ce que tu aurais aussi de sots préjugés bourgeois ? Monter sur les planches, où est le mal ?

Le problème est bien là : monter sur les planches, c’est mal, encore, à l’époque de Feydeau, surtout quand il s’agit des planches d’un cabaret, ou pire :

Madame Grosbois. – Valentine Grosbois. Autrefois, je m’appelais Irène de Lysieux. Vous êtes trop jeune. Vous n’avez pas connu ce temps-là.

Rudebeuf. – Vous étiez au théâtre ?

Madame Grosbois. – Oui, Monsieur.

Rudebeuf. – Le drame ? La comédie ?

Madame Grosbois. – Non ! Le cirque. J’étais écuyère et je traversais des petits cerceaux .

Comme pour la propriétaire du garage à l’acte I du Circuit, le théâtre est un tremplin pour d’autres carrières, si l’on sait plaire à un riche spectateur… L’avenir d’une artiste, c’est de faire payer des amants riches, voire d’en épouser un. Dès Saute, marquis !, l’un de ses monologues de jeunesse, où Toinette espère devenir comédienne comme sa maîtresse, Feydeau en convient sans fard :

L’autre jour, le directeur de Madame est venu ici et m’a dit comme ça : « Petite ! Tu as un joli museau ; as-tu de jolies jambes ? » « Pas mal, lui ai-je répondu en retroussant un peu ma jupe. » « C’est parfait, je t’engage ! » […] Je jouerai au théâtre comme Madame ! J’aurai peut-être du talent un jour ; il paraît qu’on est pas très exigeant sur ce point-là.

Théâtre, lieu de perdition avant d’être un lieu de création, comme le reproche Émilienne à son mari dans On va faire la cocotte :

Émilienne. – Quand je vois ce qu’étaient les grandes favorites ! les Pompadour, les Dubarry ! Tiens, l’autre jour, de notre loge, aux Folies-Bergère, je les regardais manœuvrer dans le promenoir…

Trévelin. – Qui ? les Dubarry ! les Pompadour !

Émilienne. – Non, mais les petites femmes de là ! Je les voyais papillonner, aller comme ça, de l’un à l’autre, gaies, joyeuses.

Trévelin. – Oui, tu crois ça.

Émilienne. – L’œil provocant, les narines au vent.

Trévelin. – Au vent ! il n’y a pas de vent aux Folies-Bergère.

Émilienne. – Oui, enfin…

Trévelin. – Il y a tout au plus des courants d’air.

Pour Feydeau, bien sûr, caractères et situations sont plus aptes à faire rire s’ils viennent de ce théâtre-là, léger et interlope, que des tragédies jouées au Français. Où, sinon dans le Paris des cabarets, aurait-il pu dénicher l’un de ses plus hilarants personnages, Bouzin, l’auteur de chansons lourdingues du Fil à la patte ?

Bouzin. – Voilà, au courrier des théâtres, c’est assez intéressant ; voilà : « Tous les soirs, à l’Alcazar ; grand succès pour Mlle Maya dans sa chanson : ‘‘Il m’a fait du pied, du pied, du pied… il m’a fait du pied de cochon, truffé”. »

Et Bouzin d’enchaîner avec sa nouvelle composition :

Bouzin. – « Moi, j’piqu’ des éping’

Dans les p’lot’ des femm’s que j’disting » […]

« Chacun sa façon de se divertir,

Quand j’piqu’pas d’éping’, moi, j’ai pas d’plaisir ! »

Georges Feydeau aime Bouzin et ses comparses parce qu’il se rapproche d’eux, considérant le vaudeville comme un art populaire, loin de la « littérature ». Il l’écrit en 1905 au Figaro, pour contredire ceux qui annoncent la mort du vaudeville, expliquant que la littérature est « l’antithèse du théâtre  : le théâtre, c’est l’image de la vie, et dans la vie on ne parle pas en littérature ; donc le seul fait de faire parler ses personnages littérairement suffit à les figer et à les rendre inexistants. » Feydeau a tort, bien sûr, et Paul Claudel, au même moment, achève Partage de Midi après avoir déjà composé Tête d’Or et La Jeune fille Violaine, mais c’est de l’humilité de l’écrivain qu’il témoigne. « Sutor, ne ultra crepidam » : cordonnier, pas au-dessus de la chaussure, et vaudevilliste, pas au-dessus du rire (mais pas trop endessous de la ceinture…).

Feydeau sait que son père, Ernest, romancier non sans succès, s’est essayé au théâtre en 1861, un an avant la naissance de son fils. Il a livré deux pièces, Un coup de bourse et Louise Reynolds : deux échecs. « J’ai toujours eu une grande répulsion pour l’art scénique actuel, que je trouve un art borné, et si j’ai perdu une année à écrire deux pièces, ça n’a été que contraint et forcé par mes amis, témoigne Feydeau père ; c’est un art grossier. » Feydeau fils, qui se reconnaît pour maîtres Eugène Labiche, Alfred Hennequin et le duo Henri Meilhac et Ludovic Halévy, est un artisan, pas un intellectuel, un homme de savoir-faire, pas de concepts. Il sait quand une pièce est bien faite, et qu’elle va marcher. Il le sait d’instinct. « Il est plus facile d’être vaudevilliste que d’expliquer pourquoi on l’est », affirme-t-il au Matin. C’est pourquoi il se permet de remettre à sa place le directeur du théâtre où, le 25  novembre 1911, est créée Mais n’te promène donc pas toute nue ! Comme la pièce est accompagnée de deux courts textes signés par d’autres auteurs, la soirée est trop longue, et il est donc demandé à Feydeau de couper dix minutes. « Rien que ça ? Et ça veut dire combien de pages ? » « Une vingtaine… » « C’est bon, dites-lui de commencer page 21. » La pièce sera jouée en intégralité…

Pas question pour lui d’utiliser les planches pour faire passer des idées ou défendre des thèses. « Aujourd’hui, la tendance serait de faire du théâtre une chaire, déplore-t-il dans Le Figaro en 1905 ; mais du moment qu’il devient une chaire, c’est le théâtre alors qui n’est plus du théâtre. » Le grand théâtre, le vrai, celui qui relève de la « littérature », Georges Feydeau en fait, en revanche, une mine de gags, pour mieux souligner l’inculture crasse de ses personnages.

Extrait du livre de Christophe Barbier, « Le Monde selon Feydeau : Portes qui claquent, maris cocus, quiproquos et fous rires », publié aux éditions Tallandier.

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