Fête de la Toussaint : l'occasion de comprendre comment ne pas passer à côté de sa vie<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Fête de la Toussaint : l'occasion de comprendre comment ne pas passer à côté de sa vie
©

Bonnes feuilles

Notre époque ne pense plus la mort comme autrefois. L’individu se trouve démuni face à un tel événement. À travers différentes rencontres, Bertrand Vergely formule ses réflexions où il mêle l'expérience réelle et la philosophie. Sans éluder les questions difficiles, ni réduire l’euthanasie et le suicide à une affaire technique ou juridique, il redonne toute sa dimension philosophique à la mort afin que celle-ci ne soit pas considérée comme une impasse. Extrait de "Entretiens au bord de la mort", publié aux éditions Bartillat (2/2).

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

Voir la bio »

La découverte du monde invisible

Le silence de l’infirmière n’est pas un hasard. Comment donner du sens à la mort quand, autour de nous, tout est fait pour lui en dénier un, parce que l’on a décidé qu’après la mort il n’y avait rien et qu’il ne devait rien y avoir, parce que l’on a de ce fait retiré aux morts toute existence sinon celle que leur donne notre mémoire et notre imagination ? L’analyse de la vie montre pourtant le contraire. Celle-ci ne s’arrête pas à ce monde. L’au-delà existe. Les morts aussi. On le comprend quand on fait l’expérience de la présence en laissant vivre nos sensations vivantes. Curieusement, c’est dans l’absence que la présence se révèle le plus. L’amour en est la preuve : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », dit Lamartine dans Le lac. C’et qu’il n’y a pas que le visible pour révéler la présence. Il y a aussi l’invisible et avec lui la vie intérieure. Trois choses m’ont permis de découvrir ce plan qui change radicalement le sens de la vie comme de la mort et dont la connaissance aurait pu apaiser les angoisses de la vieille dame si elle l’avait su et si autour d’elle on l’avait su également : la mort de Colette, ma mère, l’expérience de l’éveil et celle de la pensée.

>>>>>>>>>>>>>> Toussaint : pourquoi il faut redonner du sens à la mort dans une société qui la nie

Quand Colette a été enterrée un matin de février, Georges, un ami psychanalyste, était là. Par amitié. Pour voir aussi « comment les choses allaient se réordonner », m’avait-t-il dit. Parole marquante. Parole juste. La mort désordonne en même temps qu’elle réordonne. Quand le réel vient à manquer, c’est l’imaginaire qui prend le relai, nous dit la psychanalyse. Quand le lien entre les vivants cesse dans le visible, il commence dans l’invisible. Ce qui s’est passé.

Quand Colette a quitté le monde visible elle est effectivement entrée dans l’invisible. « Elle part vers son Dieu intérieur pour que tu ailles vers le tien », m’avait écrit Annick de Souzenelle. « Tu verras. La relation que tu vas avoir avec elle va être plus profonde qu’avant », m’avait dit également un prêtre orthodoxe, Philippe Dautais. Paroles lumineuses. C’est vrai. Colette n’est pas morte. En quittant notre monde, elle ne s’est pas dissoute dans le néant. Au contraire. Elle s’est enracinée dans mon être, sous la forme d’une fermeté, d’une verticalité, d’une force, qui aide, qui guide, qui pousse vers le meilleur, vers l’excellence, vers ce que les Anciens appelaient le kalos k’agaton, le bel et le bon. Elle est devenue une sorte de tuteur invisible, d’axe venu des profondeurs et allant vers le ciel tel un arbre qui déploie ses branches. D’où l’intérêt de dialoguer avec les morts.

Il est courant de penser que l’au-delà n’existe pas sinon dans l’imagination. Comme il est courant de penser que les morts n’ont aucune réalité sinon celle d’appartenir à un passé révolu que seule notre mémoire fait revivre. L’au-delà existe en nous et non pas dans le ciel. Les morts aussi existent, ce ne sont pas des fantômes mais des présences intérieures. De fait, on peut rencontrer tant l’au-delà que les morts. Il suffit pour cela de rentrer à l’intérieur de soi en se rassemblant. C’est ce que l’on appelle l’éveil.

Ainsi, à l’intérieur de soi, devenant présent à notre présence, on s’ouvre à un monde vibrant. Les sensations devenant aiguës, on voit se dévoiler le monde de l’hyperprésence, monde invisible, monde de l’âme, monde visionnaire des voyants, des poètes, des peintres, des musiciens, des artistes et mystiques, monde que Pablo Casals résume bien quand il s’écrie : « Je ne crois pas m’être réveillé un seul jour sans contempler la Nature avec un émerveillement nouveau. Le miracle est partout1. »

On ne se rend pas assez compte que l’on existe, que les autres existent, que tout existe. « Certains de mes patients n’ont aucune conscience de leur propre existence », me confiait un jour Alain, un autre de mes amis, psychanalyste. En entendant ce constat, j’entends ce que disait Simone Weil : « Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent2. » On peut passer à côté de la vie. Faute de conscience. C’est ce que veut dire Socrate quand il enseigne que nous avons à naître, naître consistant à accoucher de son âme. Le Christ parle aussi de naissance. « Nul ne peut entrer au royaume des cieux s’il ne naît pas à nouveau » dit-il au vieux Nicodème3. Il faut être baptisé d’eau et d’esprit pour accéder à la vraie vie.

Il nous faut naître. Nous avons à naître. Tous les grands maîtres le disent. Le Bouddha, Socrate, Le Christ. Colette le pensait profondément. Je l’ai souvent entendu dire : « Les gens ne sont pas nés » ou bien encore : « La pauvre, elle ne sait pas qui elle est. Elle n’est pas encore née. » Signe qu’il y a deux vies. Celle qui n’est pas née et qui va de la vie à la mort. Et celle qui est née et qui va de la mort à la vie. Il suffit de rentrer dans la vie de l’esprit pour en avoir confirmation. Comme le dit Bachelard, s’il y a la vie qui vieillit en allant de la naissance à la mort, la vie pleine de préjugés, il y a celle qui rajeunit en allant de la mort à la vie, la vie remplie par la pensée4. D’où l’importance de la philosophie.

En obligeant à faire attention à ce que l’on dit et à ce que l’on fait, le questionnement philosophique est unevoie d’ouverture à la présence. Il est souvent question de vigilance pour parler de l’attention intellectuelle. Le mot est juste et résume bien ce qui se passe. Nous dormons, dit Socrate à ses juges et il s’agit de réveiller la cité1. Héraclite enseigne la même chose : « Croyant être éveillés, ils ne s’aperçoivent pas qu’ils dorment2 ». Je pense au Bouddha, l’Éveillé3, à Krishnamurti qui a axé tout son enseignement sur « la flamme de l’attention4 ».

Colette, ma mère, avait le sens de la pensée. En cela, elle était un maître. C’est la raison pour laquelle elle attirait tant. Elle faisait penser. Cet éveil s’exprimait par des mots à la fois drôles et frappants de justesse, des mots qui dégageaient le mental obstrué par des obsessions et des craintes. La philosophie aide à prendre un tel recul. La sagesse comme la sagesse zen également. Colette avait quelque chose d’une philosophe et d’une sage. Quand on lui demandait quelles études elle avait faites, elle disait qu’elle avait passé « l’agrégation de l’école (supérieure de la vie) ». Il y a une phrase d’elle qui m’a marqué, une phrase qu’elle répétait souvent : « Est-ce que les gens se rendent compte ? Est-ce qu’ils ont une idée de ce qu’ils sont ? » L’idée et la vie sont inséparables. Hegel le rappelle à la fin de la section consacrée à la Logique dans son Encyclopédie. « La vie est l’idée immédiate et l’idée immédiate est vie », écrit-il5. Parce que la vie est action et que l’action est intelligence, vivre consistant à faire vivre et donc à penser la vie par la vie. Et cette pensée si juste de Novalis quand il écrit :La philosophie comme une longue prière1. » Il faut prier la vie de venir pour qu’elle vienne. Penser c’est prier la vie de venir.

Colette me disait souvent : « Est-ce que tu te rends compte de ce que les autres font pour toi ? » Elle avait le sens de la gratitude. Elle m’a appris ce sens. Ce qui est fort. La gratitude est un puisant opérateur de conscience et de pensée. On s’ouvre à la pensée quand on dit merci. On se rend compte de tout ce que la vie donne. On vit bien quand on vit ainsi. Le poète qui vit près de la vie le sait. « Dans mon pays, on remercie », écrit René Char2. Quand je pense à la gratitude, à l’existence, à la conscience d’exister, au fait d’avoir une idée, Colette est là. Comme un sourire lumineux émergeant des profondeurs de l’invisible.

1. Platon, L’Apologie de Socrate, trad. É. Chambry, 31 a, GF 1965 p. 43.

2. Yves Battistini, Trois Présocratiques, Héraclite, Fragments, fragment 1, Tel Gallimard 1988, p. 31.

3. Paroles du Bouddha tirées de la tradition primitive, trad. J. Eracle, Seuil 1991, p. 41.

4. Krishnamurti, La Flamme de l’attention, trad, J. M. Plasait, Seuil 1996.

5. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. M. de Gandillac, Gallimard 1970, p. 222.

Extrait de "Entretiens au bord de la mort", de Bertrand Vergely, publié aux éditions Bartillat, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !