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Faire des reproches aux Français et aux entreprises en pleine défaillance de l’Etat, un risque politique non mesuré
©ARIS OIKONOMOU / AFP

Respect des consignes

Le gouvernement et Emmanuel Macron ont déploré l'attitude de certains Français qui ne respectent pas les consignes strictes de confinement. Ce manquement aux mesures pour lutter contre le virus est critiquable mais l'attitude du gouvernement est également loin d'être irréprochable.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Atlantico.fr : Le gouvernement et Emmanuel Macron ont fustigé à plusieurs reprises l'attitude des certains français qui s'acharnent à ne pas respecter les consignes strictes de confinement. Ce manquement aux consignes données est effectivement critiquable, pour autant l'attitude du gouvernement -notamment suite aux révélation d'Agnès Buzyn- est également loin d'être irréprochable. 

Face à l'épidémie de coronavirus, le gouvernement appel à l'union nationale. Pour autant, la stratégie de communication qu'il met en place, ne va-t-elle à l'encontre de l'union nationale ? En d'autres termes, l'attitude paradoxale du gouvernement est-elle vraiment propice à toute forme d'union nationale ? 

Edouard Husson : Il faut faire très attention aux termes que l’on emploie. Le président de la république, lundi soir, a parlé de « guerre ». Et il a été regardé par 35 millions de personnes. Donc il a été pris au sérieux. Par exemple lorsqu’il a annoncé qu’un effort sans précédent serait fait pour l’économie d’un pays en confinement. Or dès mercredi surgissaient les premières désillusions: on s’entendait dire qu’on ne pouvait pas suspendre le paiement de la TVA. Ou bien qu’il ne fallait pas mettre trop de gens au chômage partiel. Et puis aujourd’hui le président, deux jours après avoir demandé le confinement (sans prononcer le mot lui-même) dit qu’il faut que tous ceux qui le peuvent (sans risque) aillent travailler pour soutenir l’économie. Et son ministre du Travail, Madame Pénicaud, en rajoute en s’en prenant nommément à une fédération d’artisans qui a demandé à ses adhérents d'arrêter d’aller travailler. C’est une injonction paradoxale permanente. Je veux bien que l’on parle de guerre mais alors il faut se comporter comme le commandement d’une armée. Or, par exemple, les ordres ne semblent pas avoir été transmis avant le début de la bataille à ceux chargés de les mettre en oeuvre. Cela déboussole complètement les Français. Ils sont inquiets. En fait, le plus terrible, c’est que les communicants d’Emmanuel Macron avaient deviné l’aspiration à plus de cohésion nationale; mais le président n’a pas trouvé les mots justes et son autorité semble faible sur les services de l’Etat.

Arnaud Benedetti :  Le gouvernement, on l’a dit et répété, n’a cessé de transmettre des messages paradoxaux. On ferme les commerces et les restaurants mais on ne reporte pas le premier tour des élections ; le président sort au théâtre pour inciter à montrer que la vie continue malgré tout et une semaine plus tard il nous enjoint à rester chez nous ; et encore hier après avoir demandé aux entreprises de prendre toutes les mesures pour inciter au télétravail lors de son allocution de mardi il s’inquiète, vidéo à l’appui, du grippage du système productif. La com’ produit une atmosphère, " ambiance " en quelque sorte les perceptions de nos concitoyens. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la parole présidentielle baigne dans l’ambivalence. Jusqu’au ministre de l’économie qui envisage la réouverture des librairies. Les messages d’Etat manquent sans doute de cohérence comme si se propageait un sentiment d’ordre et de contre-ordre. 

Au-delà de l’écume, il faut peut-être en revenir à deux autres dimensions : l’anthropologie de la communication et la sensibilité nationale. La tragédie de la communication c’est aussi de ne pas être entendu. Considérer que communiquer c’est être entendu nécessairement relève parfois et même souvent d’une espérance un peu vaine. Nous vivons avec cette crise une école de l’incommunication . Un peuple n’entend pas. Pourquoi n’entend-il pas ? Parce que ses dirigeants lui parlent une langue qui n’est pas assurée, une langue dont il mesure, intériorise le doute, la part d’incertain qui enveloppe la  conduite du pouvoir. À cela vient se surajouter une culture nationale où l’attentisme et l’individualisme innervent les comportements collectifs . Les français ont noué une longue relation avec la dimension imprévisible de l’histoire. Dans une période aux relents apocalyptiques, ils retrouvent ce vieux fond de relativisme, de jusqu’au boutisme dans le "dernier instant de bonheur" et dans une indiscipline qui est aussi leur façon de résister à la pression des événements. Il faudrait par ailleurs comparer, distinguer, analyser les difficultés de cette appropriation selon les régions, les classes sociales,le type d’habitat, voire les origines culturelles. En 40, les rapports des préfets faisaient apparaître des conduites et des attitudes très hétérogènes selon la géographie et selon l’histoire. Ne nous hâtons pas en conséquence de généraliser. Il existe des centaines de nuances de " résistance aux injonctions " de l’exécutif : quoi de commun entre les jeunes d’une cité qui continuent à se regrouper au bas de leur tour et le bobo parisien qui fuit la capitale pour sa résidence secondaire ? Les intentionnalités peuvent différer, le sens que l’on peut donner à ses comportements in fine deviants par rapport aux exigences d’ordre public aussi. De toutes les façons s’impose au moins un sentiment diffus que toute la société à l’épreuve de ce virus est à un point de bascule, que quelque chose est en train de s’accélérer. La période constitue un promontoire fécond en observations sociales. Elle favorisera d’autant plus les comportements pathologiques, de rupture, de régression même. En conséquence  au-delà de la communication de l’exécutif, prenons en compte aussi le contexte et la genèse de celui-ci pour comprendre ce qui se passe. C’est à la fois analogique avec d’autres grands épisodes (la débâcle par exemple) et irréductible. 

En mettant en place une telle stratégie le gouvernement ne risque-t-il pas de perdre toute crédibilité ?

Edouard Husson : Un général sans troupes ce n’est pas possible. Faire la guerre, c’est coordonner les armes et les unités entre elles. J’ai regardé par exemple la vidéo de lancement de la task force économie. Mais pourquoi la task force économie est-elle animée par le président de la République? Pourquoi se tient-elle à l’Elysée en présence du secrétaire général de la présidence et en dialogue avec Matignon (en visioconférence)? Une task force économie doit se tenir sous la direction du Ministre de l’Economie. Le président est là pour unir toutes les forces, publiques et privées. Regardez comme a fait Trump: des industriels, des hauts fonctionnaires autour de lui.; et surtout il a peu parlé. Alors que notre président n’arrête pas de parler, à la place des autres. On a besoin au contraire que puissent s’exprimer toutes les voix compétentes. Regardez comme le professeur de médecine Didier Raoult a eu du mal à se faire entendre, avec son idée d’utiliser un médicament de lutte contre le paludisme. Il a bien fini par rejoindre le conseil scientifique qui assiste le gouvernement. Mais les tests hors de son IHU de Marseille sont mis en place lentement. C’est en fait aux Etats-Unis, parce que Donald Trump a, une fois de plus, su aller à l’essentiel et repéré ce traitement possible, que l’efficacité va en être testée. On peut prendre un autre exemple, l’armée: elle a les capacités d’installer des milliers de lits: pourquoi la sollicite-t-on aussi peu? Autre exemple: nous avons parmi les meilleurs data scientists du monde. Pourquoi les associe-t-on aussi peu à la lutte contre l'épidémie? Ah oui, j’y suis: parce qu’on a adopté une attitude malthusienne, au départ, en refusant les tests massifs. Et même si l’efficacité d’un dépistage précoce est reconnue, par comparaison (Corée, Israël etc...), eh bien le gouvernement français ne veut pas avoir l’air de se déjuger et ne revient pas sur la doctrine de départ pour la mettre en cause. ce n’est pas comme cela que l’on gagnera la guerre. 

Arnaud Benedetti : Penser qu’un exécutif, y compris dans un État aussi professionnalisé que la France, soit en mesure de tout maîtriser, y compris sa stratégie, est à mon sens une erreur d’interprétation. L’exécutif navigue, c’est bien au demeurant l’impression générale qui se dégage tant de sa gestion du risque que de ses prises de parole. Il oscille entre la volonté de rassurer , d’alerter sur la gravité de l’épidémie, de rationaliser le débat (d’où les références permanentes aux scientifiques et aux médecins), et de démontrer sa fermeté quant à l’application des consignes. Ce qui pose problème c’est la perception du hiatus qui s’installe entre la rationalité revendiquée et le caractère erratique de l’action publique qui comme toute action publique obéit quasi-ontologiquement à des écarts entre l’intention affichée et sa mise en œuvre. Ces béances sont à l’origine de bien des incompréhensions. À ceci s’ajoute deux autres phénomènes : l’un est indissociable de la fameuse stratégie graduée qui n’est qu’une reconstruction de la part de l’exécutif de son immense difficulté à maîtriser un événement qui lui échappe. On tâtonne bien plus qu’on ne gradue. L’autre est indissociable de la culture démocratique du pays qui ne s’accommode pas sur le fond de la discipline qu’on veut lui imposer du jour au lendemain . La France n’est pas l’Asie. Nous ne sommes pas armés mentalement pour nous acculturer à un État qui ne serait plus que contraignant, y compris si ce n’est que pour nous protéger. En France l’individualité reste plus forte que le civisme. Et tout ceci a été consolidé par un discours étatique qui lui-même n’est pas parvenu à dissiper ses propres contradictions. 

Face à un pouvoir qui semble avoir fauté et accuse lui-même son peuple d'être irresponsable, comment pourrait réagir l'opinion ? Va-t-on vers Une montée de la défiance ? 

Edouard Husson : Quand on fait la guerre, on ne passe pas son temps: 1. À donner des ordres contradictoires aux hommes de troupe. 2. A se plaindre de leur indiscipline. On leur donne des ordres clairs et on veille à ce que la discipline soit respectée par tous. Par sa méthode du « en même temps », peu adaptée aux moments de crise, le Président de la République risque de susciter des mécontentements de tous les côtés. On sent bien qu’à moins de la diffusion rapide d’un traitement efficace, notre pays pourrait assister à la convergence des mécontentements: médecins et infirmiers sous-équipés, policiers à qui l’on a interdit de porter des masques, entrepreneurs furieux que l’Etat ne tienne pas ses promesses, vendeurs d’Amazon qui ne veulent plus livrer à domicile, rupture possible des chaînes de livraison alimentaire. On peut imaginer le scénario du pire, avec un président et un gouvernement à peine entendu de leurs électeurs, désobéi dans de nombreuses régions de France, de la France des Gilets jaunes à celle des banlieues;  une classe politique déconsidérée par son incapacité à suspendre les élections municipales; des fonctionnaires de police pratiquant le droit de retrait; des scènes de pillage se transportant au coeur des métropoles etc... Le Président teste la résistance des institutions. Mais il devrait prendre garde au fait que si, un jour, une majorité de dirigeants économiques ne le sent plus capable de résoudre les défis concrets du moment, il ne tiendra plus rien. 

Arnaud Benedetti : La culpabilisation est mal vécue car elle apparaît , non sans raisons au demeurant, comme profondément viciée par la propre impéritie des pouvoirs publics : estimation aléatoire de la menace, manque de moyens ( la question des masques, des tests, de l’offre publique de soins, etc.), clair-obscur du dernier discours présidentiel... La confiance en l’Etat par temps de routine reste profondément intériorisée dans notre pays. Ce père-tutélaire , quoique brocardé , demeure le référentiel collectif ; dés lors qu’il semble s’affaisser , comme c’est le cas aujourd’hui , l’éviction de la confiance est mécanique . Sur ce terreau peut alors se développer une palette de perceptions allant de la perplexité à la colère ... L’évolution des opinions sera forcément plastique au fur et à mesure de la durée de la crise et du confinement dont il faudra tenir compte des effets psychologiques qu’il induira  sur les comportements collectifs. Jusqu’où la " nation confinée " acceptera t’elle les conséquences innombrables de ce grand enfermement ? Le pouvoir s’il ne jugule pas dans un temps raisonnable le fléau sera confronté alors à sa mise en question, inévitablement. D’autant plus que les conditions économiques et sociales ne manqueront pas de se dégrader pour une large partie des français. Le " Tous aux abris " pourrait alors le céder à des formes inattendues de contestation. N’oublions pas un ultime point qui mine "l’état des mœurs " pour reprendre cette notion de Tocqueville : plus ils sont confinés, plus nos compatriotes gambergent, plus ils gambergent aussi sur les réseaux sociaux qui jouent entre viralité continue , détournement parfois sarcastique de la réalité , circulation des émotions et des opinions, critiques plus ou moins exacerbées de l’action des pouvoirs publics un lancinant rôle d’érosion et de mise à l’épreuve de la parole publique " par gros temps " pour en revenir au mot fameux du grand Marc Bloch... L’impatience des opinions constitue à terme le plus grand danger pour les gouvernants. 

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