Explosions sociales : le vent de la colère souffle aussi ailleurs qu’en France et voilà ce que ça nous dit de l’état du capitalisme européen<!-- --> | Atlantico.fr
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Un terminal de l'aéroport Franz Josef-Strauss de Munich, dans le sud de l'Allemagne, est vide lors d'un important mouvement de grève prévu le 26 et 27 mars 2023.
Un terminal de l'aéroport Franz Josef-Strauss de Munich, dans le sud de l'Allemagne, est vide lors d'un important mouvement de grève prévu le 26  et 27 mars 2023.
©Christof Stache AFP

Tu quoque mi mutti

Après les manifestations et les grèves en France et au Royaume-Uni, une journée noire dans les transports est prévue en Allemagne ce lundi, une grande première en l'espace de 20 ans. Qu'est-ce que cela révèle du modèle de croissance européen de plus en plus à bout de souffle ?

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Jean-François Amadieu

Jean-François Amadieu

Jean-François Amadieu est sociologue, spécialiste des déterminants physiques de la sélection sociale. Directeur de l'Observatoire de la Discrimination, il est l'auteur de Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire (Odile Jacob, 2002), DRH le livre noir, (éditions du Seuil, janvier 2013) et Odile Jacob, La société du paraitre -les beaux, le jeunes et les autres (septembre 2016, Odile Jacob).

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ALLEMAGNE

  • Un chaos généralisé dans les transports à travers l'Allemagne est attendu ce lundi 27 mars. Cette mobilisation sera la plus grande grève du pays depuis près de 30 ans. Avec près de 10% d'inflation sur un an et des négociations salariales au point mort, deux syndicats liés aux transports, Verdi et EVG, ont décidé d'unir leurs forces pour paralyser le pays ce lundi. Les trafics des trains, avions, métros et bus seront très fortement perturbés.
  • Les syndicats réclament 10 à 12% de hausses de salaires. La Fédération des aéroports allemands accuse les syndicalistes de recourir à « une stratégie d'escalade du conflit sur le modèle français ». De très importantes perturbations du trafic sont donc attendues à cause de cette « Mega-Streik ».
  • Quasiment toutes les infrastructures de transport seront à l’arrêt en Allemagne ce 27 mars. L’objet des revendications concerne des augmentations de salaires, jugées trop faibles face à un contexte d’inflation record.
  • 2,5 millions de salariés des services publics fédéraux et municipaux, ainsi que de 230.000 employés des entreprises de transport routier et ferroviaire pourraient se mobilier dans le mouvement de grève en Allemagne.
  • Avec une inflation à 8,7 % au mois de février, les prix ne cessent de grimper en Allemagne, comme dans les autres pays européens. Destatis, l’institut de statistiques allemand, rappelle que les prix ont bondi de +7,9 % sur l’ensemble de l’année 2022 (contre 3,1 % en 2021).

ROYAUME-UNI

  • Les grèves pour les salaires se sont multipliées au Royaume-Uni en décembre 2022 et au début de l’année 2023.
  • Les infirmiers, les opérateurs de télécoms, les postiers, les cheminots, les policiers aux frontières ont rejoint les différents mouvements de grève qui touchent le pays depuis le mois de décembre.
  • Le gouvernement britannique refusait les hausses de salaire demandées au motif d'une politique d'austérité pour soutenir l'économie du pays.
  • L'inflation, malgré un léger repli en novembre à 10,7% sur un an après un record en 40 ans en octobre de 11,1%, reste à un niveau élevé au Royaume-Uni.
  • Le syndicat moteur dans les grèves du rail, RMT, a accepté un accord sur les salaires en mars. L’accord, qui porte aussi sur les emplois et conditions de travail, prévoit une augmentation des salaires allant de 14,4 % pour les plus faibles à 9,2 % pour les plus élevés. Le syndicat RMT a annoncé avoir accepté une offre de hausse de salaires pour ses membres qui travaillent dans les lignes de chemins de fer.
  • Fin février, le TSSA, autre syndicat des transports, avait accepté une offre salariale et s’était retiré du mouvement de grève dans le secteur. Le Royaume-Uni est secoué depuis des mois par des grèves à répétition dans de nombreux secteurs face à une inflation qui dépasse 10 %.

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FRANCE

  • Les syndicats ont annoncé une dixième journée de grèves et de manifestations, prévue pour le mardi 28 mars, pour protester contre la réforme des retraites.

Atlantico : Un chaos généralisé dans les transports à travers l'Allemagne est attendu ce lundi. Ce sera la plus grande grève que le pays ait connue en 30 ans. Le syndicat des travailleurs des services Verdi et le syndicat EVG, qui représente de nombreux cheminots, ont annoncé le débrayage. Comment expliquer que le vent de la colère souffle aussi ailleurs qu’en France : en Allemagne ou au Royaume-Uni avec les récentes grèves ?

Jean-François Amadieu : Toutes les périodes où il y a de l’inflation et un taux de chômage modeste sont des périodes où il y a plus de conflits sociaux car ces derniers portent sur les salaires. Depuis des années, le niveau d’inflation était assez bas. La conflictualité était basse également. La situation est très différente à l’heure actuelle. L’Allemagne est confrontée à cette difficulté. Le Royaume-Uni a connu les mêmes problèmes.

L’inflation est le facteur décisif de cette crise. Les deux mouvements sociaux au Royaume-Uni et en Allemagne portent sur les problèmes d’inflation. Depuis le XIXe siècle, la règle du lien entre les conflits sociaux et l’inflation est connue.

Les syndicats se mobilisent en Allemagne et au Royaume-Uni pour des avancées salariales. Des hausses ont été actées en Angleterre suite à la mobilisation.

En Allemagne, les organisations syndicales devraient avoir des résultats sur les salaires après la grève de grande ampleur de lundi. Les conflits sociaux sont assez rares en Allemagne mais lorsqu’il y en a, ils débouchent sur des résultats concrets.

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Le mouvement syndical est beaucoup plus fort en Allemagne. Les hausses de salaires ne vont pas résoudre chez nos voisins allemands le problème des emplois précaires. Pour les travailleurs qui ont des emplois plus classiques, les syndicats sont très performants en Allemagne pour obtenir des avancées. Les grèves sont plus rares mais lorsqu’elles ont lieu, elles sont significatives.  

Peut il y avoir un effet boule de neige pour la contestation sociale en Europe dans les mois à venir au vu du contexte actuellement en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Les nations comme l’Italie, l’Espagne ou la Grèce pourraient-elles être touchées par des mouvements sociaux ?

L’extension des conflits sociaux d’un pays à l’autre n’est pas véritablement coordonnée. Il n’y a pas de coordination intersyndicale européenne actuellement (même si une structure syndicale européenne existe). Ces mouvements sociaux sont plutôt propres à chaque pays en fonction de son agenda. En revanche, la toile de fond commune repose sur l’inflation. Ces mouvements sociaux se déroulent pour les mêmes raisons au même moment. Il y a eu un décalage entre ce qu’il s’est passé en Grande-Bretagne, l’Allemagne maintenant ou la France et la réforme des retraites.

En France, paradoxalement, rien ne se passe réellement pour la fonction publique alors qu’il y a une réelle perte du pouvoir d’achat abyssale.

En Grèce, la contestation concerne un problème d’une nature différente, suite à la récente catastrophe ferroviaire.    

Comme la toile de fond est assez similaire dans tous les pays et avec une conjoncture similaire, cela peut générer des conflits sociaux.

En France, la question des retraites voisine avec une préoccupation pour le pouvoir d’achat qui est forte. Il y a eu déjà eu des conflits dans l’industrie pétrolière, dans le secteur aérien avant l’été. Les patrons avaient cédé au fur et à mesure à l’époque. En France, des solutions ont été apportées secteur par secteur, firme par firme, chez TotalEnergies puis à la RATP par exemple. Du côté de l’Etat, curieusement, rien ne s’est passé ou presque après des années de gel du point d'indice. 

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La crise énergétique, l’inflation et la politique monétaire ont contribué à une explosion sociale en France, en Allemagne et au Royaume-Uni via des mouvements de grève ou des manifestations pour des hausses de salaires ou contre la réforme des retraites ? Notre modèle européen, en partie basé sur l’achat de produits chinois pas chers et sur l’énergie russe avant la guerre, nous permettait de tenir. En quoi le modèle de l’UE est-il dépassé économiquement et sur le plan financier ?

Don Diego de la Vega : Nous assistons à un empilement de vulnérabilités. Il ne s’agit pas d’une succession de crises. Cette vulnérabilité est existentielle et géopolitique. Cela s’explique par le fait que par rapport à notre stock de richesses, nous n’avons pas une défense et une sécurité dignes de ce nom.  L’UE est confrontée à une vulnérabilité économique et monétaire liées à l’Euro, une monnaie qui ne devrait pas exister. Nous avons un mauvais système monétaire. L’Union européenne est aussi confrontée à des problèmes structurels, que partagent les Etats-Unis, comme le vieillissement de la population. Mais nous sommes allés très loin dans l’Etat-providence et lorsque ce modèle n’est pas bien provisionné, il fait face au ralentissement de la croissance. Toute notre énergie est utilisée pour essayer de colmater les brèches de l’Etat-providence. Nous ne sommes pas dans l’anticipation mais dans la réaction. Cela fut le cas dans le domaine de l’énergie ou de l’immigration.

On peut ajouter à cela d’autres vulnérabilités qui sont apparues comme celle du Covid, entraînant une épée de Damoclès sanitaire. Mais aussi la vulnérabilité environnementale qui pousse à limiter la croissance pour restreindre les émissions de carbone.

Au moment où il faut sauver l’école, l’hôpital, l’armée… l’empilement de vulnérabilités nuit considérablement à l’économie. Si vous rajoutez une vulnérabilité bancaire, qui n’a jamais vraiment été résolue depuis 2008, et que vous avez en plus la hausse des taux, vous obtenez le cocktail européen si particulier.

Les Etats-Unis, comme le disait Churchill, résolvent les problèmes toujours trop tard après avoir essayé toutes les mauvaises solutions mais ils finissent bien par résoudre les crises et les difficultés.

En Europe, nous laissons les problèmes se métastaser et nous sommes exposés à une très grande vulnérabilité.   

Qu’est-ce que ces difficultés et vulnérabilités liées aux crises sociales en Allemagne, au Royaume-Uni et en France nous disent du modèle de croissance européen qui est à bout de souffle ?

Don Diego de la Vega : Ce modèle de croissance européen est même plus qu’à bout de souffle puisque les gains de productivité sont négatifs depuis quatre ans en zone euro. Cela date d’avant le Covid. Nous sommes dans une phase négative qui est à l’horizon de la prévision. A un moment où l’on entre dans une faiblesse de la demande tout en ayant encore des problèmes d’offre, si vous rajoutez un choc bancaire et avec les effets des hausses de taux des douze derniers mois, il n’est pas possible d’imaginer de la croissance en 2024.  La particularité de la zone euro est le mensonge. Nos institutions sont faites pour nier les problèmes. Si vous regardez la prévision de croissance de la BCE, qui a été revue à la baisse, la zone euro va connaître 1,6 % de croissance en 2024 et 2025. Personne ne peut y croire sérieusement. Il s’agit d’un chiffre supérieur au potentiel comme s’il n’y avait pas eu des hausses de taux en 2022 et 2023. Et le tout dans une croissance mondiale atone.

La zone euro a une capacité extraordinaire à ne pas traiter les problèmes et à assumer qu’il n’y en ait pas. Nous assistons à un essoufflement institutionnel. Nous ne disposons pas d’institutions favorables à la croissance. Le marché du travail et la monnaie sont trop rigides. Les personnes qui doivent faire vivre ce système-là ne sont pas du tout au niveau. Le comité de politique monétaire à Francfort au sein de la BCE devrait avoir des membres spécialistes de politique monétaire. Aucun des vingt-trois ne fait partie des spécialistes reconnus en Europe des questions monétaires. Ce comité n’est donc pas bien informé des réalités monétaires. Les institutions ne font plus leur travail et colonisent des terrains sur lesquels elles n’ont rien à faire. Personne n’est à sa place. Le président en France n’est plus à sa place et n’est plus un arbitre. Il n’y a plus le respect de la Constitution. Le chef de l’Etat micromanage, tient le gouvernement, il nomme les ministres, il fait tout. Ce qui n’est pas l’esprit de la Ve République normalement.

Les institutions sont défaillantes car elles sont détournées par les acteurs qui utilisent leurs marges discrétionnaires pour faire des OPA institutionnelles et pour se protéger. Cette défaillance peut même aller jusqu’à entraîner une pagaille dans le monde bancaire. Nous l’avons vu dans le cadre de la crise énergétique avec les problèmes sur les centrales nucléaires qui ne sont pas simplement des problèmes techniques mais des problèmes stratégiques. Ce sont des problèmes de gouvernance.  

Quelles vont être les conséquences des actions et des mesures prises par la BCE ? Peuvent-elles tempérer et apporter des solutions face aux craintes d’explosions sociales et face à ces mouvements de grève en France, en Allemagne et au Royaume-Uni ?

Don Diego de la Vega : La BCE crée le problème en réalité. La hausse des taux a un effet désastreux sur le chômage. Ce n’est pas elle qui va aplanir la situation. La BCE a même tendance à penser que ces problèmes sociaux sont plutôt positifs puisque cela va permettre de discipliner les Etats, de faire du chantage sur la dette ou de réactiver un nouveau train de réformes, dans une vision très cynique de la situation.

L’augmentation du taux de chômage va entraîner une moindre pression inflationniste. Si jamais des têtes doivent tomber, les responsables des gouvernements élus seront concernés, pas les membres de la BCE.

Il y a en plus un biais allemand avec la Banque centrale européenne. Pour le moment, jusqu’à la grève de lundi, l’Allemagne n’était pas le pays le plus agité socialement. Si le mouvement de contestation prenait de l’ampleur cette semaine en Allemagne avec un vrai blocage social du pays, la donne pourrait changer. Compte tenu du fait que la BCE est très influencée par l’Allemagne, les lignes pourraient bouger. Des mouvements sociaux encore plus importants pourraient intervenir en Allemagne lorsqu’ils seront sauvagement concurrencés au cœur de leur modèle, l’industrie automobile. Si l’industrie des industries pour l’Allemagne devait partager le marché avec la Chine et s’exposer à la concurrence de Tesla, il n’est pas impossible que la situation devienne plus compliquée socialement en Allemagne. Surtout si au même moment vous êtes obligés de renflouer la Deutsche Bank. Il n’est pas impossible que cela se dégrade tellement en Allemagne qu’il finisse par y avoir des problèmes sociaux.

Pour l’instant la BCE se moque des mouvements sociaux en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Comme l’avait dit Benoît Cœuré il y a quelques années, pour la BCE il s’agit plutôt même de la solution… La hausse du chômage est perçue comme un signe que la politique monétaire fonctionne et témoigne de la capacité à juguler de futurs mouvements inflationnistes. La BCE est dans une vision sado-monétariste. Selon leur conception, si cela heurte, s’il y a des crises, c’est le signe qu’une bonne politique a été menée. Il s’agit de la preuve supplémentaire leur permettant de dire que les banquiers centraux doivent rester indépendants.   

Pourquoi la déstabilisation économique de l’Europe relance des conflits sociaux à travers plusieurs pays ? Qu’est-ce que cela nous dit de l’état du capitalisme européen ?

Don Diego de la Vega : Nous assistons à un navire à la dérive. Les banquiers centraux vont trop loin, notamment dans les mouvements de taux d’intérêts. L’inquiétude sur les fonds de pension britanniques en octobre a suscité une vague d’inquiétudes. Un moratoire sur le resserrement monétaire s’imposerait mais il continue. Et nous sommes dans la zone des icebergs. Personne n’est capable de sortir de cette zone vulnérable. Il n’y a pas de contre-pouvoirs pour empêcher un mauvais cap. La BCE a encore monté récemment ses taux de 50 points de base alors que le climat avec le Credit Suisse et la Deutsche Bank commence à devenir glaçant. Ils sont toujours dans le rétro viseur et essayent de résoudre le problème de 2021. Le problème ne vient pas du crédit mais plutôt du choc d’offre.

Cela apporte plusieurs enseignements sur le capitalisme européen. Nous sommes dirigés (d’un point de vue monétaire) par des gens, à la BCE, qui ne sont ni élus, ni entrepreneurs. Ce n’est pas du capitalisme libéral mais plutôt dirigiste via des juges et des banquiers centraux. Le capitalisme européen n’est pas autonome. Il est très contraint et très règlementé par des gens qui n’ont pas la passion du capitalisme. Cela témoigne également de la fragilité du capitalisme européen. C’est pour cela qu’il accepte la domination des banquiers centraux et du pouvoir politique. Le capitalisme européen, au lieu de faire une alliance intéressante avec la CFDT et avec les syndicats, préfère faire une alliance avec Emmanuel Macron, Rishi Sunak, Olaf Scholz ou Christine Lagarde. Les capitalistes sont tellement dans une situation de vulnérabilité énergétique, bancaire, monétaire, géopolitique que l’idée est d’accepter de passer sous la coupe du politique et du banquier central. Il s’agit d’un capitalisme de connivence et de protection qui est très craintif.

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