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Explosion de l’usine Lubrizol : énorme erreur de communication des autorités publiques ?
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Transparence

La gestion de la crise de Lubrizol à Rouen par les pouvoirs publics, chargés de la sécurité des habitants, est-elle à la hauteur des événements ? Manifestement, les habitants de Rouen ont un avis tranché sur le sujet : au lieu de prendre la mesure de la gravité de la situation, l’État la minimise et cherche à infantiliser les citoyens par un discours lénifiant. Il est assez sidérant que les élus n’aient pas pris conscience des attentes démocratiques et y répondent de façon aussi désinvolte.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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La gestion de la crise de Lubrizol à Rouen par les pouvoirs publics, chargés de la sécurité des habitants, est-elle à la hauteur des événements ? Alors que les Français (et particulièrement leurs hauts fonctionnaires) ricanent régulièrement de la gestion de ce type d’événements à l’étranger, notamment en Russie avec ses « explosions » suspectes rarement expliquées au public, pouvons-nous dire que l’État, en France, fait vraiment mieux ? Manifestement, les habitants de Rouen ont un avis tranché sur le sujet : au lieu de prendre la mesure de la gravité de la situation, l’État la minimise et cherche à infantiliser les citoyens par un discours lénifiant. Il est assez sidérant que les élus n’aient pas pris conscience des attentes démocratiques et y répondent de façon aussi désinvolte.

L’usine Lubrizol de Rouen présente la particularité d’être un site Seveso « seuil haut » (selon les termes de la directive européenne dédiée au risque industriel) installé quasiment dans un centre ville. Le site se trouve en effet dans un rayon de moins de deux kilomètres par rapport à la célèbre cathédrale peinte par Claude Monet.  Autant dire qu’un demi-million de personnes vivent à la proximité immédiate de cette usine pestilentielle, dont 150.000 habitants à quelques minutes à pied des épaisses fumées qui ont pollué l’air.

Comme on le voit sur la carte ci-dessus, des communes très peuplées comme Petit-Quevilly sont à proximité immédiate du site, soit dans un rayon de deux cents mètres.  Cette quasi-imbrication d’une préfecture départementale et anciennement régionale avec un site aussi dangereux oblige forcément à une prudence particulière et à une réponse responsable des édiles qui ont la charge de cette mission délicate.

Or, au fil des heures, on s’aperçoit que les édiles en question (ministres compris) n’ont pas forcément la même conception de la responsabilité que le petit peuple susceptible d’en faire les frais.

Une gestion hasardeuse le jour même de l’événement

Éclipsée par la mort de l’ancien président Chirac, qui a permis aux journalistes nationaux de purger leurs dossiers prêts depuis plusieurs mois sur cette disparition et les a dispensés de plancher sur un roboratif accident industriel qui les intéresse peu, la crise Lubrizol, qui commence le jeudi vers 3 heures du matin) a été rapidement boudée par les chaînes d’information. Cette discrétion a évité aux pouvoirs publics une pression médiatique qui, à ce jour, demeure la meilleure arme pour obliger fonctionnaires et élus à faire leur travail. La gestion de l’événement, vue de l’extérieur, paraît pourtant hallucinante et digne de l’Union Soviétique à ses grandes heures.

Ainsi, dès les premières minutes du gigantesque incendie visible depuis toute la ville, et qui dégage une épaisse fumée noire pestilentielle, la Préfecture indique que celle-ci « ne serait pas toxique ». L’affirmation de la non-toxicité des fumées constitue l’épine dorsale de la communication et de la gestion étatique depuis le début de l’événement, avant même que la moindre mesure  scientifique n’ait été effectuée.

On comprend bien le souci du Préfet dans ce dossier : décider l’évacuation en urgence de plusieurs centaines de milliers de personnes, qui plus est installées sur la Seine, entre la capitale et le port du Havre qui la ravitaille quotidiennement, est une décision lourde à prendre. Plus d’un membre du corps préfectoral a compromis sa carrière en décidant à la légère des mesures qui s’avéraient par la suite excessives. Si l’on nous permet d’être désagréable, cette décision était d’autant plus compliquée à prendre que le Président de la République était occupé à préparer son éloge funèbre de Jacques Chirac. Le préfet de la Seine-Maritime n’avait guère envie de gâcher la fête aristocratique qui se préparait à Paris avec ses problèmes de gueux et de va-nu-pieds. Il y a des priorités dans notre République d’Ancien Régime.

Donc, on a minimisé dès le début, et on a pas à pas, expliqué aux habitants qu’ils pouvaient dormir sur leurs deux oreilles.

Des mesures de confinement très aléatoires

Dans cette gestion totalement courtisane de la crise, la préfecture décide, « par précaution », de fermer certains établissements scolaires. Ce confinement ne concerne que la rive droite de la Seine. Les communes situées au sud de l’usine, c’est-à-dire hors de la trajectoire apparente des fumées, ne sont pas concernées. Ainsi, les écoles de la commune de Petit-Quevilly, à proximité immédiate de l’incendie, restent ouvertes. Comme le montre la carte ci-dessus, cette commune est pourtant menacée d’un péril immédiat, celui de l’explosion complète du site, notamment du fait de la présence d’hydrocarbures sur le sol de l’usine en feu, qui auraient pu provoquer une catastrophe s’ils avaient à leur tour pris feu.

Sur quel fondement scientifique les pouvoirs publics ont-ils estimé que les écoles proches du site mais au sud de l’usine (historiquement dans la banlieue ouvrière de Rouen) n’avaient pas besoin d’être confinées ? Le mystère reste entier. Sans doute la préfecture a-t-elle considéré que la pollution était seulement inquiétante sous l’épais nuage de fumée qui se dirigeait vers le nord-est, et qu’aucun risque particulier n’était encouru par ceux qui vivaient à deux cents ou trois cents mètres au sud de ce sinistre panache. Mais le raisonnement paraît bien léger…

À 10 heures du matin, le Préfet tient une conférence de presse, où il annonce un risque de pollution de la Seine. Mais c’est de leur propre initiative que certains magasins décident de fermer leurs portes, tant l’air est vicié et irrespirable. Le réseau de bus n’est mis à l’arrêt qu’en début d’après-midi.

Il faut attendre 16h45 pour que des consignes de sécurité soient données aux agriculteurs. Le panache de fumée s’étend alors sur 22 kilomètres…

Le ressenti de la population

Dès les premières minutes, pourtant, le ressenti de la population laissait penser que la situation était bien plus grave que les pouvoirs publics ne s’employaient à le faire croire (et qu’ils n’ont dû le concéder au fil des heures). Ainsi, le matin, vers sept heures, les employés de l’usine donnaient des récits hallucinés de ce qui se passait sur le site:

« J’étais caché dans la benne d’un camion à 100 mètres du feu. La chaleur, c’était fou. Je me suis mis torse nu, c’était dur de rester à côté. Des boules de feu de plusieurs dizaines de mètres sortaient de là. » Jérémy n’est ressorti que trois heures plus tard, vers 7h30, les mains et le visage recouvert de suie.

Très vite, les personnes sous le panache de fumée qui se forme souffrent de la pestilence qui se répand sur la ville. Sur la rive droite, c’est-à-dire au nord de l’usine, des symptômes de toxicité apparaissent dans la population.

Pour Léa, résidant rue du Renard, la découverte s’est déroulée de manière plus subtile : Lorsque je me suis levée, j’ai eu mal au crâne. j’ai eu quelques vertiges, je n’étais pas au courant de ce qu’il se passait. Pendant mon petit-déjeuner, je ne me sentais pas bien. J’ai regardé par la fenêtre et les infos. J’ai compris. Sa colocataire a été réveillée pendant la nuit par l’odeur de fumée. Léa décide de partir à son travail, au Trait. « Il vaut mieux s’en aller même si on passe un temps dans les bouchons, assure-t-elle. Je suis mieux là-bas que de rester chez moi. » Le soir, elle doit quitter Rouen pour partir en week-end. « Ça m’arrange. Je n’y crois pas du tout que ce n’est pas toxique. »

D’autres ont la gorge irritée.

Pendant que la préfecture assure que le nuage n’est pas toxique, des habitants prennent l’initiative de boucher les aérations de leurs maisons pour éviter d’être contaminés. Pourquoi les pouvoirs publics s’emploient-ils alors à nier des évidences et, par simple précaution, ne donnent-ils pas de sévères consignes de sécurité ? Les consignes données le matin invitent simplement à rester chez soi si l’on habite dans un périmètre de 500 mètres autour de l’usine.

Comme on le voit, les consignes données à 9h19 par la Préfecture invitent à limiter les déplacements. L’histoire jugera si cette réponse fut suffisante…

Les services de l’État debout sur le frein…

La course qui s’engage alors est celle d’édiles qui cherchent à expliquer aux bonnes gens de Rouen qu’il ne faut pas s’inquiéter. Ainsi, en fin d’après-midi, le Préfet donne-t-il une conférence de presse qui, là aussi, sera relue dans quelques années à l’aune des conséquences sanitaires que l’on aura ou non enregistrées.

Lors d’une conférence de presse donnée à partir de 18 heures, jeudi, le préfet de Seine-Maritime Pierre-André Durand, s’est voulu rassurant. Il indique que 78 mesures de la qualité de l’air ont été effectuées en 26 points différents dans Rouen et communes alentours, entre 4 heures et 16 heures, jeudi.

Ces mesures du panache de fumée, qui s’est étendu sur près de 22 km au plus fort de l’incendie, ne laissent pas apparaître une nocivité pour l’homme. Le préfet note l’ »absence d’hydrogène sulfuré, une mesure de souffre et des valeurs quasi nulle d’oxyde d’azote ». Mais « entendons nous bien, toute fumée est évidemment malsaine, mais il n’y avait pas dans la composition d’éléments problématiques. Il s’agissait de substances carbonées classiques ».

À cette heure-là, pourtant, on sait que 51 personnes ont été prises en charge dans les hôpitaux pour des problèmes manifestement liés à la pollution. On note en particulier le développement de maux de tête et de nausées en fin de journée.

« Il y a eu une augmentation de personnes se plaignant de maux de tête accompagnés de nausées, voire de vomissements. » L’odeur « très entêtante, créant un inconfort total »

Contre ces évidences d’un problème sanitaire, les édiles s’obstinent dans le déni et expliquent:

Pour le docteur Jardel, il s’agit de malaises « purement symptomatiques ». « Ils ne sont pas synonymes de situation toxique, mais d’inconfort », souligne-t-il. Quant aux effets à long termes, le médecin indique que les hydrocarbures sont cancérigènes, « mais seulement sur des durées d’exposition extrêmement prolongées ».

Le docteur Jardel est médecin au SAMU. Ses paroles sur « l’inconfort » qui ne vaut pas « situation toxique » resteront longtemps dans les esprits. Les assurances données sur les effets cancérigènes qui ne se produisent qu’avec une exposition extrêmement prolongées aussi.

On est étonné par l’infantilisation du public qui domine le discours officiel. Manifestement, la seule réponse que les pouvoirs publics trouvent pour rassurer est de minimiser les maux et de banaliser les risques, sans produire d’élément probant, documenté, sans donner le sentiment de s’appuyer sur des études sérieuses. Bien entendu, qu’à ce moment, ce que le public attend est une mesure de la gravité, un discours sur le mode : « nous avons entendu vos inquiétudes, et nous allons prendre le temps de mesurer tous les risques de façon sérieuse et transparente ». Mais seul vient un discours préfabriqué sur : « il n’y a pas de risque », qui agace en profondeur ceux qui y sont exposés.

Faut-il rassurer la population ou l’associer à la gestion du risque industriel ?

Vendredi, la visite d’Agnès Buzyn a confirmé cette gestion de la crise par l’infantilisation traditionnelle du public. Il faut rassurer, tenir un discours lénifiant, et ne surtout pas associer la population aux inquiétudes des pouvoirs publics, y compris en tenant des discours peu crédibles.

Ainsi, la ministre de la Santé a-t-elle déclaré, lors de sa conférence de presse : « La ville est clairement polluée », a admis Agnès Buzyn, invitant à « nettoyer les suies, les galettes, les saletés repérables, en mettant des gants. Nous demandons à ce que les enfants ne touchent pas à ces produits. Des consignes ont été données aux mairies pour nettoyer les différents lieux, notamment ceux fréquentés par les enfants. »

Il faut une certaine dose de culot pour imaginer que les populations puissent se laisser convaincre qu’il n’existe pas de danger majeur, quand « les suies, les galettes, les saletés repérables » dans la ville doivent être ramassées avec des gants, et mises à l’abri des enfants. Face à cette situation qui soulève forcément des questions sanitaires à long terme, la réponse des pouvoirs publics frise le dilettantisme, et constitue une erreur politique majeure.

L’opinion publique attend en effet deux choses : de l’empathie face à ses inquiétudes légitimes, et des mesures sérieuses de précaution. Sur ces deux points, la réponse des pouvoirs publics se résume à un refus méprisant. Aucune mesure à long terme n’est prise pour suivre une éventuelle crise sanitaire qui se développerait dans le temps, et aucune évaluation sérieuse de l’état sanitaire de la population n’est décidée. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que la population ne ressente l’impression que les édiles sont plus occupés à de débarrasser d’un problème qui les ennuie qu’à servir l’intérêt général.

Article publié initialement dans Le Courrier des Stratèges

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