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Évasion fiscale des Apple, Starbucks et cie : ce que l’Europe bisounours pourrait avoir intérêt à retenir de l’absence d’états d’âme de la Chine et des États-Unis
©Reuters

Des méthodes venues d'ailleurs

La Commission européenne vient de lancer une enquête sur les avantages fiscaux octroyés par l'Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas à des multinationales telles que Starbucks, Apple ou Amazon. Des mesures déjà prises depuis longtemps ailleurs...

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Atlantico : La Commission européenne, qui se demande si certaines multinationales comme Apple, Starbucks ou Amazon ne bénéficient pas en Irlande, au Luxembourg et aux Pays-Bas "d’accords fiscaux plus favorables que ce à quoi les y autorisent les lois de l’Union européenne", a lancé ce mercredi 11 juin une enquête officielle. A terme, ces entreprises pourraient être amenées à rembourser ce qu’elles avaient pu soustraire à l’impôt. Peut-on dire que l’UE se donne enfin les moyens de lutter contre l’évasion fiscale ? Pourquoi tant de difficultés ?

Antoine Brunet : Dans ce dossier qui est essentiel, ce qui est en question n’est pas l’évasion fiscale pure et simple mais quelque chose qui est plus pernicieux, ce que l’on désigne par un euphémisme, "l’optimisation fiscale".

Les grandes multinationales américaines (Apple, Google, Amazon, Starbucks…) en général ne transgressent pas la lettre des lois fiscales des pays de l’UE mais leur esprit. Elles prennent appui sur le fait que les Etats de l’Union Européenne demeurant souverains en matière fiscale, de grosses différences se sont maintenues dans les barèmes d’imposition sur les profits des sociétés, Chypre et l’Irlande se singularisant avec un taux d’imposition de seulement 12,5% suivis de la Lettonie et de la Lithuanie avec un taux à 15%. Dès lors, de nombreuses multinationales américaines se sont organisées pour localiser leurs profits dans les quelques pays de l’Union Européenne où le taux d’imposition des profits est le moindre (Irlande, Pays-Bas, Luxembourg…).

Comment procèdent-elles ? Essentiellement en manipulant à leur avantage les prix de transfert entre leurs unités européennes et leur siège. En principe, le prix de transfert doit être aligné sur le prix du marché mais les managers de ces multinationales peuvent se payer très cher des fiscalistes pour faire admettre aux autorités fiscales de l’Irlande ou des Pays-Bas que les prix de transfert qu’ils pratiquent sont légitimes même s’ils ont en fait été délibérément déconnectés des prix de marché et manipulés pour mieux minimiser l’impôt global acquitté dans les pays de l’UE. Il finit même par advenir une complicité structurelle entre les quelques Etats européens à très basse fiscalité et les multinationales américaines, les premiers protégeant les secondes.

Ce qui est nouveau de la part de la Commission et de Joaquin Almunia, c’est qu’ils semblent enfin reconnaître que les Etats européens à forte fiscalité se voient indûment privés de leurs recettes d’impôt sur les sociétés au bénéfice de ceux à faible fiscalité. Au risque de se voir accusé d’empiéter sur la souveraineté fiscale nationale, Joaquin Almunia entreprend, semble-t-il, de regarder sans complaisance les prix de transfert qui ont été pratiqués de façon à pouvoir procéder à d’éventuels redressements au détriment des multinationales et des Etats à faible fiscalité et en faveur des Etats à forte fiscalité.

Les Etats-Unis, au travers de la FATCA (Foreign Account Tax Compliance) votée en 2010, semblent beaucoup plus en pointe que l’UE dans la lutte contre l’évasion fiscale. Même un chantre du libéralisme peut donc s’accommoder de règles fiscalement contraignantes ? En quoi l’UE pourrait-elle s’en inspirer ?

La FACTA concernait l’évasion fiscale des particuliers. Les Etats-Unis de Barack Obama ont eu l’immense mérite d’ouvrir ce chantier, ce qui a permis ensuite à l’ensemble des pays démocratiques d’obtenir à leur tour un meilleur recouvrement de l’impôt dû sur les revenu, ce dont ils avaient tous un cruel besoin (Rappelez vous que Madame Merkel elle-même avait antérieurement harcelé le Lichtenstein pour qu’il cesse de faciliter l’évasion fiscale des particuliers allemands).

Ce dont nous parlons aujourd’hui, c’est du manque à gagner pour les Etats démocratiques qui provient des pratiques d’optimisation fiscale des multinationales occidentales.

Plus largement, l’UE aurait-elle intérêt à prendre modèle sur les Etats-Unis et la Chine, notamment lorsqu’il s’agit de poser certaines barrières douanières ? Au nom du libre-échange, s’est-elle trop laissée marcher sur les pieds ?

Absolument. Les pays de L’Union Européenne subissent une concurrence structurellement déloyale de la part de la  Chine. Trois éléments distincts se sont conjugués.

Premier élément. L’asymétrie des droits de douane avec la Chine.Les pays de l’UE, sous la pression du Royaume-Uni de Mme Thatcher et sous la direction de Jacques Delors, ont stupidemernt décidé au début des années 90 de porter à pratiquement zéro les droits de douane à l’égard des pays membres de l’OMC (quand Pékin n’y avait pas encore adhéré). Et cela alors même que Monsieur Delors avait longtemps promis aux citoyens européens que le grand marché unique européen serait protégé de l’extérieur.

Lorsque les Etats-Unis de M.Clinton commirent fin 1999 l’erreur d’accepter la demande de la Chine d’adhérer à l’OMC en dépit de son système de sous-évaluation du yuan, ils commirent l’erreur supplémentaire de laisser la Chine maintenir des droits de douane très significatifs à l’égard des pays industrialisés (Japon, Etats-Unis, Europe). L’Union Européenne avalisa en 2000 le feu vert donné par M.Clinton et la Chine fut officiellement admise à l’OMC fin 2001. Depuis lors, les droits de douane acquittés par le made in China à l’entrée dans l’UE sont dérisoires tandis que ceux acquittés par le made in European Union à l’entrée en Chine demeurent très conséquents. L’Union Européenne renouvelle un énorme cadeau douanier à la Chine alors même que celle-ci est championne du monde tant en matière d’excédent commercial qu’en matière de réserves de change….

Deuxième élément. Le cours dollar/yuan qui est contrôlé et qui est manipulé par Pékin. L’Union Européenne a eu le tort de valider, dans le sillage des Etats-Unis, un système unilatéral, à base de contrôle des changes et d’interventions de l’Etat chinois sur le marché des changes, qui a permis à Pékin de maintenir le yuan totalement sous-évalué contre dollar (et indirectement contre euro) : le dollar est actuellement maintenu par Pékin autour de 6,20 yuan quand il devrait en valoir seulement 3,50. Ce qui donne un deuxième avantage compétitif au made in China.

Troisième élément. Le cours euro/dollar qui est dicté et manipulé par Pékin.  Les dirigeants européens, ont en 2011 désigné Mme Merkel pour négocier avec Pékin un accord financier qui s’est avéré proprement léonin. La Commission et Madame Merkel étaient alors paniqués par les énormes besoins de financement qui étaient nécessaires pour les pays d’Europe du sud, l’Irlande, la Belgique et même la France. Le dogmatisme monétaire en vigueur à Francfort, à Berlin et à Bruxelles excluait alors qu’à l’instar du Japon, des Etats-Unis et du Royaume-Uni, l’on recourt à la planche à billets pour y faire face. Résultat. Ce fut donc vers les grands pays créanciers à l’extérieur de l’Union Européenne que l’on se retourna : la Suisse, les pays du Golfe, la Russie et plus encore la Chine, le pays créancier dont les poches sont de très loin  les plus profondes. Celle-ci se trouvait en position de force dès lors que le recours à la planche à billets était écarté : elle dicta ses conditions et ses contreparties.

La principale des conditions que Pékin exigea et obtint de Bruxelles, Berlin et Francfort consista à ce que que les pays qui emprunteraient des euros à la Chine s’engagent à la rembourser avec des euros qui n’auraient pas perdu leur valeur initiale en dollar. En clair, avant d’octroyer (pour des montants qui furent tenus secrets) des financements aux pays européens en difficulté, la Chine a exigé et obtenu un engagement européen de stabiliser le cours euro/dollar à u niveau proche de celui atteint fin 2011.

C’est cette réalité qui explique la stabilité, inhabituelle et même exceptionnelle, qu’a connue le cours de l’euro/dollar depuis fin 2011 : une fluctuation dans une zone très étroite, entre 1,34 et 1,40$. Berlin, Francfort et Bruxelles se sont alors résignés à ce que l’euro reste stable et cher contre dollar (la parité normale serait 1,20$) tandis que Pékin, en arbitrant s’il le fallait des dollars contre euros, se chargeait de faire respecter la zone de fluctuation convenue.

Au total, les entreprises de la zone euro furent et demeurent triplement pénalisées dans leur concurrence avec les entreprises basées en Chine : un handicap douanier, un euro trop cher contre dollar quand le dollar était déjà maintenu trop cher contre yuan.

Tout pour asphyxier l’entrepreunariat, l’exportation industrielle, l’emploi industriel et l’investissement industriel dans la zone euro….

Malgré les bonnes intentions qui l'animent, l'Europe ne devrait-elle pas, plutôt que de se plaindre des pratiques chinoises en matière de commerce international, s'inspirer du pragmatisme de l'empire du milieu ?

Pragmatisme est un qualificatif beaucoup trop faible pour caractériser le comportement de Pékin.

Seule parmi les très grands pays,  la Chine s’est dotée d’une ambition géopolitique majeure : ravir leur hégémonie aux Etats-Unis (et simultanément substituer sur toute la planète le principe du totalitarisme au principe de la démocratie). Et en articulation avec cette immense ambition, la Chine a bâti une stratégie offensive très cohérente qui est elle-même basée sur une politique super-mercantiliste.

A un coût salarial ouvrier horaire qui s’était effondré après 15 années de chômage massif et non indemnisé (1978 à 1993), Pékin a ajouté un dispositif déjà évoqué de sous-évaluation du yuan contre dollar et contre euro et un dispositif d’asymétrie douanière pour aboutir à une énorme sur-compétitivité en faveur des produits made in China qui est verrouillée contre tous pays, qu’ils soient industrialisés ou émergents.

Au début des années 1990, l’objectif à 30  ans visait à’ajouter à sa suprématie démographique, une suprématie industrielle, commerciale, économique et financière. Ces quatre objectifs intermédiaires ont été atteints plus vite que programmé : depuis 2010, la production industrielle de la Chine a dépassé celle des Etats-Unis ; depuis 2012, la Chine est la première puissance commerciale, tant par les exportations que par les importations ou encore par le solde commercial ; depuis 2013, le PIB réel de la Chine en parité de pouvoir d’achat dépasse celui des Etats-Unis ; début 2014, les avoirs de change globaux de la Chine tournent autour de 6.000 milliards de dollars, devançant de très loin ceux du Japon et de l’Arabie Saoudite (autour de 1.500 milliards de dollars).

Et alimentée par ces premiers succès, la stratégie de Pékin continue à se dérouler inexorablement : après avoir mis l’Asie centrale, l’Iran, le Pakistan et Sri-Lanka dans son orbite diplomatique, la Chine vient de mettre la Russie dans son orbite.

Forte de ses énormes avoirs de change et de ses multiples alliances, Pékin a entrepris que le yuan ravisse au dollar son privilège de monnaie du monde en sorte que Washington ne puisse plus financer ses dépenses militaires et spatiales par une simple émission de dollars-papier et en sorte que Pékin puisse à son tour financer ses programmes par une émission de yuans-papier.

On aperçoit au passage que si Pékin ravissait à Washington sa suprématie monétaire, il lui ravirait virtuellement aussi sa suprématie militaire.

Le problème se situe à Washington. Face à une stratégie de Pékin aussi construite, aussi déterminée, aussi unifiée et aussi offensive, Washington oppose un front  qui est lézardé de haut en bas.

Comme le dit très bien le stratégiste anglo-saxon, Edward Luttwak, il n’y a pas une mais deux contre-stratégies à Washington. Celle du Département d’Etat et du Pentagone qui classiquement cherche à contenir l’avancée de Pékin sur tous les fronts. Celle du Département du Trésor qui pose comme un absolu les intérêts à cour terme des multinationales américaines.

Le Département d’Etat et le Pentagone aimeraient pour affaiblir Pékin lui retirer les privilèges commerciaux (douanier et change) dont il s’est arrogé. Le Département du Trésor s’y oppose parce qu’il subit les pressions des multinationales américaines dont les profits s’alimentent au bas coût en dollar du travail ouvrier chinois et qui tiennent à con server de bonnes relations avec Pékin.

Des multinationales américaines représentées par le lobby Business Roundtable font pression sur le gouvernement afin que celui-ci renonce à intégrer un projet commun aux pays de l’OCDE de lutte contre l’optimisation fiscale. Motif invoqué : une telle mesure bloquera les investissements, et nuira à l’économie du pays. Les Etats-Unis ont-ils effectivement intérêt à ne pas y prendre part ?

C’était un petit miracle que les gouvernements de l’OCDE aient réussi à se mettre d’accord pour lutter ensemble contre l’optimisation fiscale pratiquée largement par les grandes sociétés occidentales.

Habituellement les lobbys nationaux interviennent au niveau des Etats nationaux pour éviter qu’un consensus ne se dégage dans les grandes organisations internationales pour enclencher des initiatives qui limitent leurs prérogatives. On éprouve l’impression que, cette fois, le Business Roundtable a été surpris par la démarche de l’OCDE et qu’il cherche maintenant à l’entraver.

Là encore, le lobby des multinationales américaines vient diverger de l’intérêt des Etats démocratiques et de leurs populations.

Pourtant, depuis 2008, les populations occidentales se trouvent désormais ouvertement menacées de déstabilisation par la stratégie que leur inflige Pékin. On serait en droit d’attendre qu’au niveau des pays démocratiques, prévale, face au danger d’un totalitarisme triomphant centré à Pékin, une sorte d’Union sacrée entre les multinationales occidentales et les populations occidentales. Les multinationales occidentales accepteraient de limiter leur avidité en matière de profits après impôt en sorte de faciliter la croissance et l’emploi, la prospérité économique et la stabilité sociale, tous paramètres essentiels face à Pékin. Hélas, il faut constater que cela n’est pas encore le cas.

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