Et si « les extrêmes » arrivaient au pouvoir, que pourraient-ils vraiment face à notre État de droit… et à notre État profond ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen
Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen
©Thomas SAMSON / AFP

Jouer à se faire peur

Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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Atlantico : Les extrêmes peuvent-ils arriver au pouvoir ?

Jean-Eric Schoettl : Ils en sont déjà aux portes et même arrivés dans l’antichambre. Les Le Pen se sont qualifiés au second tour des élections présidentielles de 2002, 2017 et 2022. Jean-Luc Mélenchon a failli disputer le tour décisif en 2022. Les élections législatives de juin 2022 ont fait entrer à l’Assemblée nationale un intergroupe NUPES de 127 membres et un groupe RN fort de 89 députés, On assiste depuis un an à une décomposition-recomposition du paysage politique français autour de trois nouveaux pôles inconciliables entre eux : un centre protéiforme et deux blocs radicaux. 

Les performances électorales des formations antisystèmes sont importantes et croissantes.  Les sondages actuels montrent que la conjoncture présente pourrait leur être encore plus favorable en cas de dissolution. Surtout au RN. Cette extrémisation du paysage politique traduit à la fois un désarroi de nos compatriotes devant le futur, leur perte de confiance dans les institutions, une montée des ressentiments et l’éclatement de la société française. Facteurs qui se manifestent au travers d’autres symptômes que le vote aux extrêmes : abstention, incivilités, repli individualiste ou séparatisme communautaire. 

La présence massive et véhémente des extrêmes au Palais-Bourbon, alors que la majorité présidentielle n’est que relative, entrave gravement la conduite de la politique gouvernementale. On le voit aujourd’hui pour la réforme des retraites. A vrai dire, malgré le « wishful thinking » officiel (ces fameuses majorités d’idées construites au coup par coup), on l’avait constaté dès les premiers mois de la législature : rejet d’une loi de règlement budgétaire (une première dans l’histoire parlementaire française) ; rejet de la loi de programmation des finances publiques (alors que cette programmation s’inscrit dans le calendrier budgétaire pluriannuel prévu dans le cadre de l’Union européenne) ;  refus de ratifier diverses ordonnances ; examen tumultueux des lois de finances et de financement de la sécurité sociale obligeant le gouvernement à faire usage de l’article 49, alinéa 3 ; multiplication d’épisodes dans lesquels une conjonction de votes hétéroclites l’emporte sur la volonté de l’exécutif ; vulnérabilité structurelle des textes aux débats en commission, en séance et en commission mixte paritaire ; épée de Damoclès, durablement placée au-dessus de la tête du gouvernement, d’une motion de censure votée par les oppositions coalisées. Le 20 mars il ne s’en est fallu que de neuf voix pour que le gouvernement soit renversé.

Le Rassemblement national paraît jouer, du moins à ce stade, la carte institutionnelle. Mais l’opposition vociférante et haineuse de l’autre pôle radical, la France insoumise, ses outrances sur le fond comme sur la forme, suffisent à déstabiliser le dispositif. En tout état de cause, une convergence politique sur les textes ne peut compter sur aucun de ces groupes. Ces secousses ont été jusqu’ici amorties par les institutions de la Vème République, Il n’en demeure pas moins que leur répétition peut faire verser le char de l’Etat. 

Ce n’est donc pas un exercice de politique fiction trop difficile que de prévoir le scénario catastrophe : le Président de la République dissout l’Assemblée nationale dans l’espoir de surmonter le blocage parlementaire et de calmer une agitation sociale entrée en résonance avec la contestation politique. Mais les nouvelles élections législatives grossissent la présence des extrêmes à l’Assemblée (pour fixer les idées : 150 pour la NUPES, autant pour le RN) et amaigrissent encore les rangs des représentants de la constellation macronienne, comme ceux des partis de gouvernement traditionnels. Ce désaveu cinglant, cette impossibilité de gouverner, voire de cohabiter, conduisent le Président Macron à démissionner. Au second tour de l’élection présidentielle qui suit, s’affrontent Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen (ou leurs émules). 

Le nouveau Président est donc issu d’un parti extrême. Il a été élu sur la base d’un programme de rupture. Il dispose à l’Assemblée nationale d’un soutien important, peut-être d’une majorité relative. Il peut se prévaloir de la légitimité des urnes, d’une volonté populaire de bouleversement. Mais une chose est d’arriver au pouvoir, autre chose de l’exercer…Je précise que je me place ici dans une triple hypothèse plausible : cette présidence LFI ou RN ne dispose pas d’une majorité absolue de députés ; elle renonce à un coup d’Etat dont elle n’aurait d’ailleurs pas les moyens logistiques ; pour autant, elle ne se « mélonise » pas (cas d’un Président RN) ou ne se social-démocratise pas (cas d’un Président LFI).

Pourquoi, s’ils arrivent démocratiquement au pouvoir, les extrémistes ne pourraient-ils l’exercer ?

L’accomplissement du programme présidentiel suppose l’intervention d’actes juridiques aux différents niveaux de la hiérarchie des normes : Constitution, lois, règlements, mesures individuelles. Un exécutif aux vues radicales ne disposant que d’une majorité relative au Palais-Bourbon serait arrêté à tous ces stades.

Il serait arrêté, c’est fondamental, au niveau constitutionnel. 

Un changement de paradigme comme ceux que se proposent d’accomplir les extrêmes suppose de reconfigurer notre système constitutionnel pour instituer un pouvoir fort, disposant au minimum des marges de manœuvre rognées depuis 1958 par les révisions constitutionnelles successives (contrôle de constitutionnalité, démantèlement partiel du parlementarisme rationalisé, traités européens). Or tout projet de loi constitutionnelle implique, en vertu de l’article 89 de la Constitution, avant la réunion du Congrès ou la convocation d’un référendum, un vote en termes identiques dans les deux chambres. La majorité des députés s’opposerait probablement à la révision, la majorité de sénateurs sûrement. 

On sait que le RN (qui, sur ce plan comme sur d’autres, est beaucoup plus avancé que l’extrême-gauche pour penser son accès aux affaires) a cru trouver la parade en soumettant directement la révision constitutionnelle au référendum, c’est-à-dire en utilisant l’article 11 de la Constitution. Mais cette voie est bouchée.

Il suffit de confronter les articles 11 et 89 de la Constitution pour constater que le référendum laissé par le premier de ces articles à l'initiative du chef de l'État (sur proposition du Premier ministre) n'est pas fait pour une révision constitutionnelle. La révision est traitée à l'article 89, nulle part ailleurs. Le fait que, une fois - et une seule - dans l'histoire de la Vème République (c'était en 1962, pour prévoir que le Président serait élu au suffrage universel), la Constitution a été révisée dans le cadre de l'article 11 ne vaut pas faculté donnée à l'exécutif, dans le futur, d'utiliser à sa convenance l'article 11 plutôt que l'article 89 pour une révision. S'il avait le choix entre les deux articles, pourquoi d'ailleurs l'exécutif ne s'affranchirait-il pas toujours de la nécessité d'un agrément parlementaire en optant systématiquement pour l'article 11 ? N'en déplaise aux mânes du doyen Vedel, pour qui l'atteinte portée en 1962 à la Constitution pouvait avoir fondé une « coutume constitutionnelle », ce n'est pas parce que la Constitution a été violée une fois qu'elle peut l'être à répétition. 

Ajoutons que Conseil d'État et Conseil constitutionnel se prononceraient contre un décret de convocation des électeurs en vue de réviser la Constitution à l'enseigne de l'article 11. La jurisprudence relative au contentieux des actes préparatoires au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe ouvre la porte à la contestation devant le Conseil constitutionnel, par tout électeur, d'un décret convoquant, au titre de l'article 11 et non de l'article 89 de la Constitution, un référendum ayant pour objet de réviser la Constitution. Dès lors que le Conseil constitutionnel est compétent pour examiner un recours dirigé contre le décret de convocation (ce qu'il a admis dans une affaire Hauchemaille du 25 juillet 2000 à propos de l'instauration du quinquennat), on peut estimer qu'il est également compétent pour examiner le grief tiré de l'inconstitutionnalité du projet de loi annexé à ce décret. Rien là qui offense le suffrage universel, car le peuple souverain, ne s'étant pas encore prononcé, ne peut avoir « régularisé» l'utilisation erronée de l'article 11 pour réviser la Constitution. De son côté, le Conseil d'État a considéré dans sa décision d'assemblée Sarran du 30 octobre 1998 « que seuls les référendums par lesquels le peuple français exerce sa souveraineté, soit en matière législative dans les cas prévus par l'article 11 de la Constitution, soit en matière constitutionnelle comme le prévoit l'article 89, sont soumis au contrôle du Conseil constitutionnel ». C'est dire que le référendum de l'article 11 est inutilisable en matière constitutionnelle. La procédure serait tuée dans l’œuf par le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel.

Et pour les autres actes juridiques ?

Pour les lois ordinaires, un exécutif LFI ou RN n’aurait pas à craindre l’opposition du Sénat, puisque c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot. Mais, ne disposant (selon mon hypothèse) que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, il verrait, selon toute probabilité, se coaliser contre lui les groupes du centre, de la droite modérée et de l’extrême opposé. Autant dire qu’il ne pourrait guère mettre en œuvre son programme législatif ! Et s’il parvenait néanmoins à en faire adopter tel ou tel élément, le Conseil constitutionnel, inévitablement saisi, exercerait un contrôle sourcilleux de son contenu.

La difficulté d’une présidence LFI ou RN avec l’Assemblée nationale serait plus grande encore que celle que rencontre Emmanuel Macron depuis juin 2022 : une coalition avec le centre et les partis de gouvernement serait exclue, alors qu’elle reste envisageable aujourd’hui avec le groupe LR. Ajoutons que le Président LFI ou RN ne pourrait dissoudre l’Assemblée au cours de la première année de la législature puisque, dans notre scénario, il a succédé à un président démissionnaire après une dissolution et que, en vertu de l’article 12 de la Constitution, il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit les élections consécutives à une dissolution.

La difficulté de gouverner de façon radicale par la voie réglementaire ou au travers des actes individuels serait non moins grande. Le juge administratif censurerait tout empiètement du décret sur la loi et enjoindrait (notamment par la voie du référé liberté) à l’autorité gouvernementale de respecter les libertés fondamentales. Le juge judiciaire monterait la garde sur le plan pénal. Quand on voit avec quelle sévérité le juge administratif contrôle aujourd’hui les mesures de réquisition ou avec quelle réticence le juge pénal sanctionne aujourd’hui les casseurs, on imagine sans peine quels obstacles le pouvoir juridictionnel dresserait contre un Etat devenu véritablement autoritaire.

Même en matière de nominations, les décisions d’un Président LFI ou RN seraient bridées. Elles pourraient en effet se heurter au veto des commissions parlementaires permanentes compétentes. C’est ce que permet, depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l’article 13 de la Constitution :   le Président ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. 

Des dirigeants radicaux ne verraient-ils pas leur action freinée aussi par l’ « Etat profond » ?

L’ « Etat profond » est une notion controversée, souvent fantasmatique. Pour répondre à votre question, retenons de cette notion une acception concrète : la propension plus ou moins grande des administrations à conduire l’action que le gouvernement attend d’elles.

Une volonté gouvernementale, pour se traduire dans la réalité, doit être diffractée par toute une chaîne exécutive, du ministre au fonctionnaire de terrain en passant par le personnel préfectoral. Tout au long de cette chaîne, la volonté des dirigeants (s’exprimant sous forme de textes, de circulaires ou d’instructions) devra être interprétée, intériorisée, réverbérée, expliquée, classée dans une échelle de priorités, dotée de ressources etc… 

Les différents acteurs administratifs intervenant le long de cette chaîne peuvent manifester plus ou moins de zèle à appliquer ces consignes. Ils peuvent ainsi estimer ne pas avoir les moyens (matériels, juridiques, humains) de le faire. Sans avoir nécessairement l’intention de résister au pouvoir ministériel, ils peuvent mettre certains dossiers sur le bas de la pile plutôt que sur le haut. Si l’attitude qui est officiellement attendue d’eux les met dans l’embarras, froisse leur culture professionnelle ou leur cause des gênes particulières, ils auront tendance à interpréter les instructions a minima ou ne feront pas preuve d’empressement pour les mettre en pratique. 

Cela arrive tous les jours dans les administrations, sans qu’une formation politique radicale soit arrivée au pouvoir et sans qu’il y ait fronde des personnels. Les principaux des collèges et les proviseurs des lycées, par exemple, vous diront qu’ils sont bien obligés d’établir leurs propres priorités dans la mise en œuvre de la masse de circulaires qu’ils reçoivent. 

Cette capacité de l’administration à amortir une volonté gouvernementale sera d’autant plus grande que les agents publics impliqués partageront les mêmes réticences et que celles-ci trouveront un écho dans des organismes professionnels comme les syndicats. 

La tendance des administrations à diffracter diversement ou à temporiser une volonté gouvernementale se manifesterait a fortiori si cette volonté était celle d’un gouvernement radical, car la probabilité serait accrue, pour un agent public, en appliquant les instructions ministérielles, de se voir exposer à des difficultés ou de se trouver confronté à des contestations.  Sans parler de la répugnance personnelle ou collective à exécuter telle ou telle mesure prenant à rebrousse-poil les valeurs, traditions et usages d’une administration.

Faut-il alors considérer que l’accession des extrêmes au pouvoir ne mettrait pas  véritablement la démocratie en danger ? 

Ce qu’il faut craindre c’est moins l’accomplissement d’un programme radical et la mise à mal de l’Etat de droit que la paralysie et les désordres que susciterait cette accession au pouvoir. Cette paralysie et ces désordres résulteraient d’abord de l’hostilité que rencontrerait l’arrivée au pouvoir d’une figure radicale dans une grande partie du corps social, des institutions et de l’administration. La situation politique française pourrait paniquer les marchés financiers et indisposer les prêteurs internationaux, déclenchant une crise de la dette publique telle que celle traversée par la Grèce il y a une quinzaine d’années. Ou pire, compte tenu du poids économique de la France. Sur le plan interne, une présidence extrémiste serait vite condamnée à se terrer dans son bunker. Sur le plan diplomatique, un président LFI ou RN serait infréquentable. Pressions de l’étranger et sanctions européennes le tiendraient en laisse, comme ce fut le cas pour la Grèce.

La paralysie et les désordres résulteraient aussi de l’inaptitude structurelle des mouvements extrémistes à gérer les affaires publiques. On le voit déjà dans les villes et les universités tenues par l’extrême gauche. On le voit déjà dans la vacuité (pour la NUPES) ou le flou (pour le RN) de leurs programmes. Les extrêmes dénoncent le système, mais ne présentent aucun remède concret pour le transformer. Leurs agendas sont des cahiers de doléances, non des projets de gouvernement. Tant qu’ils sont dans l’intransigeance oppositionnelle du « tous pourris » et du « tous complices » ou dans les promesses de justice universelle et de rupture révolutionnaire, les mouvements extrémistes prospèrent sur les problèmes qu’ils dénoncent. Mais, en dehors de quelques « n’y a qu’à » contreproductifs ou irréalisables, ils ne sont pas porteurs de solutions. Arrivés aux affaires, les voici comme une poule devant un couteau.   

C’est là le véritable danger de l’arrivée aux affaires de dirigeants extrémistes : elle peut mettre en panne la démocratie pour toutes sortes de raisons subalternes plus ou moins cumulatives, non directement liées à leurs options idéologiques ou à leurs choix programmatiques : incompétence, inexpérience, isolement, accrochages avec l’« Etat profond », troubles civils. Le mandat de Donald Trump en offre une démonstration en vraie grandeur. 

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