Et moi, et moi, et moi… le défi du prochain milliard du Web : l'arrivée des internautes du sud va bouleverser nos vies<!-- --> | Atlantico.fr
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La croissance du nombre d'internautes se fera principalement en Chine, en Inde et en Indonésie.
La croissance du nombre d'internautes se fera principalement en Chine, en Inde et en Indonésie.
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Outre-Atlantique, de nombreuses personnalités du secteur des nouvelles technologies n'en finissent plus de commenter l'impact du "Next Billion", le prochain milliard d'êtres humains qui surferont sur la toile d'ici un an.

Atlantico : De nombreux secteurs de l'économie digitale et traditionnelle considèrent que le phénomène du "Next Billion" est annonciateur d'un véritable bond économique. Qu'en est-il concrètement ? Quels secteurs sont les mieux placés ?

François Bernard Huyghe : Je ne vais risquer qu'un seul pronostic : il ne faut jamais prolonger mécaniquement les tendances, sinon l'on risque de faire comme les auteurs du XIXème siècle qui annonçaient que les villes seraient submergées par le crottin de cheval, comme les futurologues au tournant des années 1970 qui annonçaient la fin du travail dans une société des loisirs ou ceux qui, un peu plus tard, prédisaient la disparition du pétrole ou de l'aluminium aux environs de l'an 2000.

La seule prévision que nous puissions faire est que ce prochain milliard d'internautes composé de gens qui n'ont pas la même culture et qui ne sont pas passés par les mêmes étapes que nous exprimeront sans doute des besoins différents. Et que la technique sera moins déterminante que ce qu'il est convenu de nommer "la logique de l'usage", donc les façon d'employer le net qui correspondront à des mentalités et des besoins qui ne sont pas forcément les nôtres. Ne comptez donc pas sur moi pour vous dire où investir !

Bertrand Duperrin: Avant d’être un bon économique dans le sens le plus strict du terme, il s’agira d’un bond participatif et contributif. Davantage de monde pour générer et partager de la connaissance, participer à des démarches d’innovation participatives, générer du contenu. Davantage de personnes laissant des traces, des données en ligne donc un vrai bonus pour les démarches de valorisation de ces données. Deux des variables clé du big data seront ainsi fortement impactées : volume mais surtout variété car ce sont des profils, des cultures et donc un « échantillon » relativement nouveau de la population mondiale qui va ainsi arriver sur le web, donnant l’occasion de mieux mesurer et analyser un monde globalisé. Ici on est dans l’impact économique par ricochet.

Quand à l’impact économique direct, il sera réel mais progressif. On parle de populations qui n’ont pas encore, aujourd’hui, les revenus des pays occidentaux pour ne citer qu’eux, même si le rattrapage se fera dans le temps. Par contre malgré un pouvoir d’achat très mesuré individuellement, la masse fera de ce « next billion » un moteur économique certain.
Le secteur qui pourrait connaitre le plus grand développement est celui des services locaux qui par définition part de zéro dans ces régions et où le potentiel de développement de services de proximité est d’autant plus important que ces derniers seront à un coût local.

Le développement du "e-learning", l'apprentissage en ligne, représente une véritable opportunité pour les nouvelles classes moyennes des pays en voie de développement. Cette nouvelle audience, toujours en quête de formation, peut-elle accélérer la numérisation de l'information et du savoir ?

François Bernard Huyghe : Cette numérisation est déjà largement entamée et ce n'est pas moi qui enseigne sur deux campus virtuels différents qui vais la dénigrer. À certains égards, le e-learning permet, sinon de sauter une étape, du moins de réduire les besoins d'infrastructures matérielles, de bureaucratie ou de formation d'une classe d'enseignants que nous avons dû résoudre pour enseigner aux masses des sociétés industrielles, avant la numérisation. Mais pour faire un véritable enseignement, il faut plus que mettre du bon contenu - textes ou vidéos - en ligne sur de bonnes plates-formes bien commodes. Il faut une certaine relation entre l'enseignant et l'élève (comme entre les élèves), des méthodes pour stimuler la curiosité et l'esprit critique et pour ne pas produire, par exemple, des étudiants qui confondent apprendre et réfléchir avec le copier-coller d'éléments pris en ligne. Donc un savoir non formalisé fait de pratiques humaines à inventer dans chaque culture (en fonction par exemple des rapports de l'élève avec l'autorité, avec la communauté du même âge, etc).  

Bertrand Duperrin : C’est le second secteur dont le « Next Billion » développera l’activité. Répétons le, il s’agit d’une population qui aura dans de nombreux domaines un rattrapage à effectuer par rapport aux populations aujourd’hui majoritaires. Rattrapage économique d’une part mais surtout éducatif, qui est un préalable à tout. Dans cette perspective l’accès aux sources de savoir existants, quelle que soit leur nature (médias, blogs, réseaux…) et, à fortiori, à des dispositifs d’enseignement gratuits sera un levier de développement pour les MOOCs et autres plateformes de même nature. Quant à savoir si cela accélérera la numérisation du savoir, c’est moins certain. Peut être pour les médias qui se financent par la publicité (mais ont ils besoin de cette population nouvelle pour entamer cette indispensable révolution ?), mais moins certainement pour les dispositifs d’enseignement. En ce qui concerne ces derniers il ne faut pas oublier que le next billion aura, en tout cas dans les premiers temps, des ressources limitées donc qu’ils ne pourront contribuer que très faiblement à l’investissement nécessaire à la numérisation, voire pas du tout car ils auront tendance à privilégier les plateformes gratuites. Une nouvelle audience donc mais pas nécessairement une source de revenu supplémentaire sauf à envisager des modèles de financement par des tiers (partenariats écoles entreprises ou publicité par exemple).

L'arrivée progressive des smartphones, tout en démocratisant l'usage du web, pose plusieurs problématiques en termes de cyber-sécurité, notamment pour les entreprises. Comment faire face à un tel défi dans un contexte d'augmentation continue du trafic internet ?

François Bernard Huyghe : Le smartphone (ou n'importe quel terminal Internet que l'on promène sur soi) devient facilement une passoire à sécurité par ce qu'il ressemble intrinsèquement à un château aux multiples poternes. On y télécharge du texte, de l'image, du son, des applications, des documents joints qui peuvent être autant de pièges permettant une intrusion dans la mémoire ; on en fait des usages privés et publics à la hâte sans toujours faire attention. Sans parler du fait que votre smartphone contient une mémoire qui peut être dérobée en touchant physiquement l'appareil, qu'il peut-être piraté ou intercepté, qu'il vous géolocalise, etc. et qu'il génère toujours plus de ces big data qui intéressent autant la NSA que les grandes compagnies du Net : ce sont des milliards de données, qui, individuellement, ne révèlent pas grand chose, mais qui, traitées à une gigantesque échelle, deviennent des révélateurs et prédicteurs du comportement, qu'il soit politique, économique, culturel, de consommation,  pour des foules immenses. La portabilité engendre des problèmes de sécurité immenses qui demandent entre autres une grande auto-discipline des utilisateurs peu enclins à se méfier d'un appareil aussi familier. 

Bertrand Duperrin : L’augmentation du trafic n’augmente pas le risque mais la probabilité qu’il se réalise. Si les entreprises savent adresser une menace spécifique elles seront protégées, peu importe le volume de trafic ou le nombre d’internautes. Par contre, cela va leur imposer encore davantage de productivité et de réactivité.

Le développement de l'Internet des objets - Google Glass, smartwatchs, etc.- pose la question de l'utilisation technique du web d'ici quelques années. Allons-nous vers une "gadgétisation" de l'Internet ?

François Bernard Huyghe : Au-delà du côté amusant et un peu science-fiction de la chose (nous avons tous vu de ces films où des extra-terrestres possèdent des bagues, des lunettes ou des médaillons qui leur permettent de communiquer avec d'autres galaxies ou de faire des choses extraordinaires), cette connexion constante va soulever des problèmes sociaux et psychologiques de contact avec autrui voir avec la réalité. Par ailleurs, la connexion de millions de nouveaux objets (y compris celle d'objets modestes avec des puces RFID) va encore renforcer cette traçabilité et cette prévisibilité des comportements.

Bertrand Duperrin : Le Web devient ATAWAD. Any time, anywhere, any device. Je ne sais s’il se gadgétise mais il devient ubiquitaire et délivre des contenus en rapport avec le contexte et adaptés au périphérique utilisé. On peut dire que le Web aura enfin tenu sa promesse le jour où on ne le verra plus. Dans cette mesure, s’effaçant derrières ses applications, on peut parler de gadgétisation même si le terme est plutôt malheureux par rapport à une évolution bénéfique.

La croissance du nombre d'utilisateurs se fera principalement dans les trois puissances émergentes d'Asie (Chine, Inde, Indonésie). Quel impact cela peut-il avoir sur ce que l'on appelle désormais la "web culture" ? 

François Bernard Huyghe : La désoccidentalisation - au sens où l'Europe ne produit plus seule la culture dite supérieure et où les USA n'on plus le monopole des industries culturelles qui se vendent partout - est déjà bien entamée. En particulier la culture dite "mainstream", celle qui plaît à tout le monde sur toute la planète, peut aussi bien comprendre des mangas japonais, des films chinois, des clips coréens, des jeux vidéos, etc. et n'est plus forcément made in USA... Il est évident que l'arrivée d'un milliard de non anglophones, nourris d'autres traditions et d'un autre imaginaire ne peut pas être sans conséquence sur les contenus qui circuleront.

Bertrand Duperrin : Même si le Web est aujourd’hui fortement occidentalisé on y observe la coexistence de deux cultures. Une culture globale qui émerge, un socle minimal partagé de tous et, à coté, une survivance voire un renforcement des cultures locales qui trouvent également un terrain d’expression et de vie nouveau, ce qui contribue à leur vitalité.On peut penser que le phénomène perdurera avec l’arrivée des populations nouvelles. Par contre on peut bien évidemment s’attendre à ce que la web culture globale évolue fortement et s’enrichisse et que les cultures locales mutent quelque peu au contact les unes des autres. Mais on ne va pas vers une uniformisation totale, en tout cas pas à moyen terme.
Le sujet le plus intéressant concerne les langues. Ces populations vont elles adopter l’anglais, lingual franca du web, comme elles l’ont fait jusqu’à présent ou, au fil du temps, vont elles voir leurs langues s’imposer sous l’impact de leur domination démographique ? Nul n’a la réponse. Ce qui peut empêcher ce phénomène est qu’aucun de ces pays ne partage la même langue mais à très long terme qui sait si le chinois ne deviendra pas dominant sur internet ? Peu probable mais pas impossible.

Cette augmentation massive des services en ligne et de leurs utilisateurs potentiels amène à se demander la position qu'adopteront les gouvernements sur la question. Va t-on entrer dans une période de régulation intensive ou Internet conservera-t-il un aspect relativement sauvage, comme c'est le cas actuellement ?

François Bernard Huyghe : L'utopie d'Internet c'était que le progrès technique conduisait irrémédiablement à un partage de toutes les informations, à l'expression de tous avec tous... et que les dictatures ne pourraient rien face à ce mouvement de fond. L'exemple de la Chine (qui contrôle très bien, la langue aidant, la première population d'internautes du monde, et pas la moins active) montre le contraire. Certains commencent à parler d'une "balkanisation du Web" qui se reconstruirait des frontières numériques suivant les pays et les technologies de surveillance et filtrage utilisées par les États se perfectionnent, comme, il faut le dire les techniques d'évasion ou de contournement des citoyens. La récente conférence de Dubaï de l'Union Internationale des télécommunications a montré que face au camp "occidental/libéral", mené, et c'est bien normal, par les États-Unis (sur le territoire de qui sont des institutions comme l'ICCANN, les grandes compagnies, les données du cloud, etc..), se dressait un camp du Sud plus souverainiste et partisan d'un contrôle étatique et intergouvernemental. Alors disons pour le moins qu'il n'est pas du tout certain que la vision "libérale-libertaire" l'emporte forcément et que la pression pour plus de contrôle interne ou international restera forte.

Bertrand Duperrin :L’internet sauvage des débuts est déjà mort depuis longtemps et la volonté de régulation des gouvernements ne se heurte qu’à leur incapacité à s’accorder sur une gouvernance globale, chacun s’arc-boutant sur l’illusion qu’il peut agir localement et en tirer un avantage concurrentiel contre les autres états. Ca n’est pas le Next Billion qui y changera grand-chose : la volonté des gouvernements est déjà là mais leurs objectifs respectifs trop éloignés pour arriver à quelque chose de global. Localement, par contre, on peut en effet avoir des volontés d’ultra régulation pour des raisons politiques ou économiques. La question qui se pose alors est de savoir si dans un monde globalisé de telles positions locales sont viables et si elles n’ont pas vocation à s’adoucir sous la double pression populaire et économique. Mais cela n’a rien à voir avec l’augmentation à prévoir des utilisateurs et des services : on y est déjà.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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