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Et maintenant la violation d’un traité anti-missiles : à partir de quand faudra-t-il vraiment s’inquiéter des instincts belliqueux de la Russie ?
©Odd ANDERSEN / AFP

Camarade ?

La Russie a déployé des missiles de croisière qui visent l'Europe selon un général américain, violant de fait le traité de 1987 sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI). Il serait temps de reconnaître et de s'inquiéter de ces signes belliqueux qu'envoie le Kremlin.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : C'est dans l'air de dire que la Russie n'est pas à considérer comme une menace. Sauf que le Kremlin vient d'enfreindre le traité de 1987 sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) selon un général américain, en déployant des missiles de croisière qui visent l'Europe occidentale.  Début février, deux bombardiers russes TU-160 "Blackjack", pouvant transporter des missiles nucléaires, ont été interceptés au large des côtes françaises. A quel moment faudra-t-il s'inquiéter de ces signes belliqueux qu'envoie la Russie ?

Jean-Sylvestre Mongrenier  : Ces "signaux" s’inscrivent dans la durée et le déni de l’expression de "nouvelle guerre froide" est trop systématique pour ne pas être suspect. Nul besoin d’être docteur en psychanalyse pour le comprendre. Il y a dix ans déjà, le "discours de Munich" prononcé par Vladimir Poutine, en février 2007, constituait une déclaration ouverte d’hostilité à l’encontre de l’Occident. L’année suivante, la guerre russo-géorgienne d’août 2008 faisait réapparaître le spectre de la guerre. Avec le recul, on comprend donc que la politique de "reset", lancée par l’Administration Obama en 2009, n’aura été qu’une parenthèse. Le point tournant dans ce nouveau conflit Est-Ouest aura été le rattachement manu militari de la Crimée et le déclenchement d’une "guerre hybride" dans le Donbass, à partir de février-mars 2014. Ces derniers mois, les interférences des services russes dans la campagne électorale ont marqué une "extension du domaine du conflit". Ce conflit géopolitique a bien une dimension idéologique, même si le poutinisme n’a pas la force d’expansion du marxisme-léninisme d’antan. Le syncrétisme idéologique est grossier, mais il se révèle plus attractif qu’on pouvait le penser. Bien des personnes sont attentives non pas aux choses, mais aux mots (la société russe n’a rien d’un modèle traditionnel qui pourrait être importé et les maux qui frappent les sociétés occidentales s’y retrouvent, en plus grande proportion encore). 

S’en inquiète-t-on ? Oui, à l’évidence, même si certains commentateurs sont encore dans le déni, voire l’approbation, le récit mensonger d’une "Russie blanche", citadelle de la Tradition et grande alternative à la modernité occidentale, fascinant certains esprits. D’autres forces, plutôt situées à l’extrême-gauche, hostiles à l’économie de marché et aux libertés, sont séduites par tout ce qui ressemble à de l’étatisme, de l’autoritarisme et du centralisme. La passion anti-américaine, temporairement atténuée chez certains par la personnalité de Donald Trump, constitue un trait d’union entre ces éléments pro-russes, hétéroclites par ailleurs. Il reste que les gouvernements des pays membres de l’Union européenne et de l’OTAN se sont accordés sur l’adoption de sanctions diplomatiques et économiques, à la suite de l’affaire ukrainienne et sur le renforcement de la "présence avancée" sur l’isthme Baltique-mer Noire. Il s’agit de consolider la protection militaire des pays proches de la Russie (Etats baltes, Pologne, Roumanie, Bulgarie) afin de dissuader Moscou de toute répétition du "scénario" ukrainien à l’encontre d’un pays allié. Les mesures visant à renforcer la posture de défense et de dissuasion de l’OTAN ont été adoptées lors du sommet de Varsovie (8-9 juillet 2016) et elles sont aujourd’hui mises en œuvre. Ce renforcement devrait aussi concerner le bassin de la mer Noire (réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, 15-16 février 2017). Il y a donc bien eu une prise de conscience.

Est-ce qu'il n'y a pas un esprit de Munich en ce moment en France et au sein d'une partie de la communauté internationale ?

L’expression "Esprit de Munich" a été maintes fois usitée, dans des contextes historiques et géopolitiques différents, et il faut l’employer avec prudence. Il reste que, face à un adversaire ou, si l’on veut parler plus pudiquement, face à un "compétiteur stratégique" qui passe à l’acte et envahit ses voisins, au mépris du droit et de la parole donnée (voir le Mémorandum de Budapest de 1994 et le traité russo-ukrainien de 1997), il n’y a guère que deux grandes options : fermeté et résolution d’une part, atermoiements et apaisement d’autre part. Dans le cas présent, les Alliés ont fait preuve d’une certaine fermeté, qui a d’ailleurs surpris Moscou : les dirigeants russes semblaient persuadés que le "chacun pour soi" et les petits calculs empêcheraient l’adoption de sanctions. Les décisions prises dans le cadre de l’OTAN ont été traitées dans la réponse à la question précédente. On notera aussi une timide reprise des dépenses militaires en Europe. 

Pourtant, cette partie géopolitique n’est pas terminée et il est vrai que bien des politiciens, en France comme ailleurs, semblent prêts à brader les intérêts de sécurité de l’Europe et la stabilité géopolitique de notre continent. Outre les mobiles évoqués plus haut, il faut prendre en compte la démagogie et le rétrécissement des horizons (l’esprit de clocher), sur fond d’indifférence d’une large part de l’opinion publique et de primat des questions intérieures. Pourtant, la politique étrangère est aussi notre pain quotidien et, en dernière analyse, ce sont des questions qui mettent en jeu la paix et la sécurité. Le deuxième terme de l’alternative est la guerre et donc la mort. Au vrai, ce n’est pas nouveau. Souvenons-nous du "Mourir pour Dantzig ?". Depuis cette époque, la dislocation des empires coloniaux a entraîné un désintérêt plus grand encore pour les questions internationales et les enjeux géopolitiques d’envergure. Le phénomène touche aussi la classe dirigeante. Il suffit de voir avec quelle désinvolture certains parlent de l’Europe, vouée aux gémonies ou sommée de répondre à leurs intérêts électoraux, comme si la paix était un "acquis social" de toute éternité.

Vladimir Poutine jusqu'alors justifiait ses actions comme étant des réactions aux manœuvres de l'OTAN et de l'administration Obama plus particulièrement. Aujourd'hui avec le réchauffement des relations entre les Etats-Unis et la Russie voulu par Donald Trump, qu'est-ce que cela révèle des intentions réelles du Kremlin ? 

Cette rhétorique est irrecevable. L’Administration Obama a lancé le "reset", cherché à reconstituer une politique russe sur le dos de l’Ukraine et de la Géorgie et privilégié la coopération américano-russe dans le domaine du nucléaire iranien, de la lutte contre la prolifération et du contre-terrorisme (voir notamment l’Afghanistan). D’une manière générale, Barack Obama et bien des dirigeants occidentaux ont persisté à voir en la Russie de Poutine le partenaire naturel de l’Occident. Un partenaire rugueux, certes, mais qui chercherait seulement à améliorer les termes de l’échange avec l’Occident. En renonçant de facto à un certain nombre de projets, comme l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN, Poutine était censé se montrer plus coopératif. En revanche, il n’était pas question de négocier un second Yalta et de livrer l’Europe centrale et orientale à la Russie. Par ailleurs, les capitales occidentales ont espéré que Dmitri Medvedev, président de la Russie entre 2008 et 2012, s’autonomiserait et constituerait une alternative à Poutine, alors chef du gouvernement, mais vrai maître du pays. Pourtant, la ficelle était grosse. Plus que de la naïveté, il faut voir dans ce vague espoir une sous-estimation du péril russe et un certain désintérêt. Dans l’immédiat, on ne saurait parler de réchauffement américano-russe. A mon sens, au-delà des développements possibles du "Russia Gate" (avec de graves retombées sur la Maison Blanche), les contradictions géopolitiques sont trop importantes pour être résolues au moyen d’un "deal" entre Trump et Poutine ; le supposé "pragmatisme" de certaines analyses et expectations relève de l’irréalisme.  

En vérité, la Russie sert souvent de plateforme à nos représentations et projections géopolitiques : les dirigeants russes ne seraient pas des sujets autonomes et ils ne feraient que réagir aux politiques occidentales. Le paradoxe est curieux : ceux-là mêmes qui entendent décomplexer les nations occidentales et rompre avec toute idée de repentance sont les premiers, lorsque la Russie vient dans le débat, à battre leur coulpe. Ils ont intégré un schéma de pensée tiers-mondiste selon lequel il y aurait des hommes-causes, responsables de tout et du contraire de tout, et des hommes-effets, qui ne feraient que réagir à la malignité de l’Occident. En fait, Poutine sait ce qu’il veut et il poursuit avec opiniâtreté des objectifs stratégiques et géopolitiques précis : le président russe entend reconstituer une sorte d’"URSS new-look" au sein de l’espace autrefois soviétique, obtenir le découplage géostratégique de l’Europe et de l’Amérique du Nord (exit l’OTAN), travailler à la dissolution de l’UE en soutenant toutes les forces anti-européennes (de l’extrême-droite à l’extrême-gauche), puis dominer une Europe déchirée entre alliances et contre-alliances. Pour la "Russie-Eurasie" de Poutine, ce serait la revanche sur l’issue de la Guerre froide. Pour l’Europe, la dislocation des instances euro-atlantiques (UE et OTAN) marquerait la fin d’une longue période de paix. Il importe de s’en soucier !

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