Et les académies de Créteil-Paris-Versailles firent une jolie faute dans la convocation au brevet des collèges : l’erreur qui en dit long sur la crise du français<!-- --> | Atlantico.fr
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La convocation au brevet des collèges de cette année 2015 contient une faute de grammaire.
La convocation au brevet des collèges de cette année 2015 contient une faute de grammaire.
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Orthographe, grammaire et désespoir

"L'utilisation des téléphones portables, Smartphones ou tout autre appareil électronique est strictement interdites (sic)" : les académies de Créteil-Paris-Versailles ont fait une faute d'accord dans le document de convocation des élèves au brevet des collèges.

Jeanne Bordeau

Jeanne Bordeau

Fondatrice et directrice de l'Institut de la Qualité de l'Expression, Jeanne Bordeau est enseignante à Paris V, à l'école Holden en Italie, l'école Alessandra Baricco, ainsi qu'au MBA ESG, Stratégie et Communication Digitale.

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Pierre Duriot

Pierre Duriot

Pierre Duriot est enseignant du primaire. Il s’est intéressé à la posture des enfants face au métier d’élève, a travaillé à la fois sur la prévention de la difficulté scolaire à l’école maternelle et sur les questions d’éducation, directement avec les familles. Pierre Duriot est Porte parole national du parti gaulliste : Rassemblement du Peuple Français.

Il est l'auteur de Ne portez pas son cartable (L'Harmattan, 2012) et de Comment l’éducation change la société (L’harmattan, 2013). Il a publié en septembre Haro sur un prof, du côté obscur de l'éducation (Godefroy de Bouillon, 2015).

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Atlantico : La dernière convocation au brevet des collèges de l'académie de Créteil-Versailles contient une faute de grammaire. On peut y lire : "L'utilisation des téléphones portables, Smartphones ou tout autre appareil électronique est strictement interdites (sic)". Etait-ce imaginable il y a 25 ans ?

Jeanne Bordeau : Non, c'était inimaginable. Tout au long de la journée, la langue française est estropiée, abîmée : une vendeuse "vous encaisse", un serveur "vous débarrasse".  A tout instant, dans le français actuel parlé, on abîme la grammaire, on supprime les compléments d'objets directs et les compléments d'objets indirects, on supprime les subordonnées et on conjugue tout au présent. Le premier outil blessé dans la langue c'est la grammaire.

Pierre Duriot :Il ne faut pas faire d'un micro-événement une généralité, cependant l'orthographe s'est relâchée avec le temps, dans les documents officiels comme partout ailleurs et cela est dû à plusieurs paramètres dont le plus important est la manière dont nous apprenons maintenant la langue française. Mais également, il ne faut pas magnifier les anciennes générations qui à l'issue d'un certificat d'études maîtrisaient mieux l'orthographe qu'un élève moderne de CM2. Un grand nombre de personnes, voici trente ou quarante ans, n'écrivaient pas ou très peu et donc n'avaient pas l'occasion de montrer qu'elles ne maîtrisaient pas l'orthographe. Aujourd'hui, tout le monde écrit et la quantité d'écrits a augmenté. Pire, les fautes sont copiées et collées en permanence. Elles ont donc une durée de vie infinie !

La méthode est largement en cause, la philosophie de l'enseignement aussi. A partir d'une certaine époque, vers le début des années 70, puis avec une accélération dans les années 80, on a privilégié le langage à outrance, décrétant que le souci de l'orthographe était un frein à l'expression et qu'il fallait mieux avoir un élève qui s'exprime à l'écrit avec des fautes qu'un élève qui ne s'exprime pas, de peur de faire des fautes, ce qui à mon sens n'est pas fondé. On a aussi privilégié le « bien-être » des élèves à l'école, plus de plaisir, moins de travail, moins de cet écrit rébarbatif qui est actuellement le souci premier des maîtresses de cours préparatoire. Les élèves rechignent à écrire, en raison de modalités éducatives qu'il serait trop long de passer en revue dans cet article, mais également parce que l'exigence scolaire a fondu et la manière d'apprendre a changé. Plus de règles par cœur, plus de copies systématiques, cela a été décrété rébarbatif, tout comme les tables d'additions et de multiplications et il n'est plus possible de compter l'orthographe comme paramètre dans les notes, presque tout le monde aurait zéro. Mais également la lecture, qui permet de voir les mots écrits, de les mémoriser, n'est plus le passe temps de beaucoup de jeunes et donc les occasions de côtoyer les mots correctement écrits se sont raréfiées. Mais encore, ceux qui lisent, lisent des choses courtes et l'on sait parfaitement, dans les milieux journalistiques, qu'il faut aujourd'hui écrire court si on veut avoir une chance d'être lu jusqu'au bout. Mais pourtant les jeunes générations écrivent, beaucoup même, sur les smartphones, sur les réseaux sociaux, mais quelle écriture ! Lapidaire, souvent bourrée de fautes, avec des artifices où le 2 remplace le deux et le K le cas. Pire, encore une fois, l'orthographe déstructurée est devenue tendance et le rigoureux est ringardisé.

Comment peut-on imaginer que la faute n'ait pas été repérée avant la publication du document ? En quoi est-ce la marque d'une dérive qui s'est installée ?

Jeanne Bordeau :Ce n'est pas une question de moyens, on pourrait faire moins et mieux. On assiste à une profusion d'écrits. On pourrait écrire des documents plus clairs auxquels on réfléchirait davantage pour qu'ils soient accessibles et bien mieux pensés. Encore faut-il savoir anticiper. Nous ne pratiquons même plus la conjugaison des temps, tout se conjugue au présent. Il n'y a pas de futur, le futur antérieur n'existe plus. Cela révèle une époque qui vit dans la précipitation. Je crois que dans les grandes entreprises, dans les institutions, les lieux de forte production, il faut à tout prix rétablir des codes de langages écrit et oral. Même si on apprend le français à travers la littérature notamment, cela ne signifie pas pour autant que les étudiants l'ont beaucoup pratiqué.

Et en ce sens, le latin est nécéssaire. Car ce n'est pas une langue morte mais une langue source. Si on disait aux étudiants qu'ils apprennent une langue source, ils seraient déjà plus inspirés. Connaître l'étymologie, l'histoire d'un mot, voilà qui est intéressnt. Encore faut-il qu'il y ait de grands avocats qui puissent parler de la beauté de cette langue.

Pierre Duriot : C'est assez banal, tout le monde fait confiance à tout le monde, on copie, on colle, on ne vérifie pas ou qu'à moitié, on écrit vite, on ne se relit pas, tout cela est devenu assez classique dans notre quotidien de spontanéité, de vitesse et de défilement rapide et infini de l'information. Nous avons pris de nouvelles habitudes. En même temps, une forme d'individualisme ne pousse pas à se soucier de l'écrit que l'on propose à l'autre, tout en se disant que lui non plus n'est pas forcément un cador en orthographe. Quel intérêt y a-t-il à éviter les fautes pour quelqu'un qui ne les verra pas ? Plus fort, il est arrivé régulièrement que des collègues me montrent de leurs mots aux parents sans faute, revenir corrigés en rouge par les destinataires. Dernier exemple en date : l'enseignante avait écrit « ça ne vous aurait » et les parents avaient corrigé « ça ne vous aurez », introduisant ainsi une faute là où il n'y en avait pas. Ceci dit, les mots des enseignants en contiennent également ! On comprend bien qu'avec les différents facteurs se cumulant, on peut arriver à voir passer les fautes sans sourciller, même dans les instances de l'Education Nationale.

Au delà de l'Education nationale, comment la langue française - orthographe et grammaire - est-elle traitée dans les instances officielles ?

Jeanne Bordeau : Vous venez de le dire vous-même, elle est "traitée". Elle pourrait être comprise, ressentie, et surtout écrite et parlée en se demandant ce que cela fait à celui qui l'entend ou la lit. Je pense qu'on oublie à quel point la une langue, c'est aussi un rythme, un chant. Même si c'est une langue qui doit être institutionnelle, même s'il y a un cadre légal officiel, il y a parfois une violence administrative dans le langage, la langue devient trop condescendante et autoritaire. On peut demander des choses légales sans qu'elle soit aussi mutilante.

En ce moment, le numérique est le bouc émissaire. Le numérique a une puissance extraordinaire, c'est une langue très forte, qui en est encore à son adolescence. C'est une écriture qui peut réconcilier l'émotion et la raison, ce qu'on ne retrouve pas dans une langue administrative sèche et castratrice. Si on sait se servir de l'écriture numérique, elle pourra créer de la pédagogie, de la clarté et de l'émotion. C'est un outil de métissage qui peut rallier beaucoup d'individus.

Prenons le temps de se mettre dans la pensée de l'autre quand on écrit. "Si j'avais le temps, je vous aurais écrit un texte bref", cette phrase illustre bien que contrairement à ce que l'on dit, écrire court est difficile. Très souvent les textes ne sont pas relus et finissent dans une forme de hâte et d'immédiateté. Est-ce que c'est une époque de précipitation qui nous fait dire et écrire "espace culture" et non pas "espace de culture"? C'est quand même un génitif et un complément du nom. Tout cela vient créer une pensée plus coagulée et moins diluée, la langue est un outil de liberté car c'est un outil de nuances.

Pierre Duriot :Elle n'est pas traitée consciemment de manière particulière, elle s'est dégradée parce que les personnes maîtrisant très bien l'orthographe se sont raréfiées à mesure qu'augmentait le nombre des écrits et la vitesse à laquelle ils doivent être réalisés. Pour des raisons économiques également, on a supprimé les relecteurs. Il y en a moins et on ne peut pas les payer, donc le résultat est bien là. Parallèlement, il y a une forme d'adaptation au délitement de l'orthographe, parce que les personnes capables de détecter les fautes sont moins nombreuses mais également parce que cela préoccupe moins le lecteur dans la mesure où la bonne orthographe ne va pas changer ce qu'il veut savoir en lisant le texte. On a appris à être moins exigeant. Mais les chefs d'entreprises continuent, pour certains, à attendre une orthographe impeccable dans les lettres de motivation, non pas qu'ils aient besoin de spécialistes de l'écrit, mais l'absence de faute signifie une forme de rigueur et de souci du travail bien fait chez le candidat, deux qualités très prisées dans le milieu professionnel. Avoir un style et une rectitude dans l'écrit permet de poser des qualités personnelles et plus le niveau de recrutement monte plus on est inspiré en soignant son orthographe.

Ce phénomène est-il le reflet d'un défaut de formation des personnels travaillant dans ces instances officielles ? Qu'est-ce qui a changé ces dernières années ?

Jeanne Bordeau : Je pense que l'on a quelque chose d'étrange à affronter. On ne peut pas faire apprendre sans donner envie de gravir des montagnes. Il faut secouer les murs de la vieille école. Cela n'est pas parce que l'on va aller vers de l'innovation que l'on ne peut pas maintenir un patrimoine. Je pense qu'il faut constamment garder ce qu'il y a d'extraordinaire qui nous précède pour aller vers l'extraordinaire qui est à venir. On est dans un monde de l'écran. J'ai un fils qui m'a dit : "Maman, je ne peux pas lire la page car elle ne bouge pas". On est dans la mobilité, le mouvement, dans l'émotion. Forcément, l'enfant apprend avec son époque. J'enseigne dans un master de stratégie digitale et j'ai entendu il y a  3 semaines un étudiant me dire cette phrase qui restera à jamais dans ma mémoire. "Madame, est-ce que vous pouvez nous apprendre à parler beau ?". Ce qui prouve bien qu'ils en ont envie, il doit aussi y avoir de la séduction et de l'amusement dans l'enseignement.

Pierre Duriot :Ce phénomène révèle surtout l'arrivée sur le marché du travail et dans toutes les instances professionnelles de personnes ayant appris l'orthographe à partir des années 70 et après. Moins d'exigence, moins de lecture, moins de rigueur, plus de copié/collé, plus de ces correcteurs informatiques peu fiables et le résultat est parfaitement logique. Il y a authentiquement une perte de savoir faire en orthographe, pas pour tout le monde mais pour une partie de plus en plus importante de la population. En même temps, ces personnes ont appris à accorder moins d'importance à la qualité orthographique et tout cela est devenu plus ou moins acceptable. Finalement, on est plus prompt à reprocher une faute aux autres, qu'à voir les siennes...

Ce phénomène est-il réversible ? A quelles conditions ?

Jeanne Bordeau : Oui, il suffit de confiance. Nous avons des atouts extraordinaires. Il y a des professeurs qui sont en train de transmettre la passion d'apprendre. Il existe encore des professeurs qui enseignent avec passion à des enfants et à des ados. En politique, on raconte ce qui ne va pas, mais il y a beaucoup de très belles aventures dans les écoles. Il faut bouger les choses. Il faut repenser les mots qui sont liés à cette éducation et qu'il y ait des moments d'apprentissage qui ne soient pas toujours dans la notation, qu'il y ait des moments d'efforts qui vous disent comment vous évaluer. Cela peut être galvanisant de se dire que l'on est en train de progresser.

Pierre Duriot : Pourquoi faudrait-il qu'il soit réversible, puisque tout le monde ou presque s'en accommode ? A mon sens, la problématique de l'orthographe est plus puissante et plus profonde. Les fondateurs de l’école publique avaient bien compris cela. Ils ont construit la civilisation moderne et fait reculer l’obscurantisme religieux et la domination des nobles, ceux qui justement maîtrisaient l’écrit, en diffusant massivement l’orthographe. C'est en fait un code d’accès à la possibilité de prendre une part active dans la démocratie. L’orthographe reste malgré tout le code commun des classes dirigeantes et faute de maîtriser correctement l'orthographe, on se prive d'un peu de sa part active au débat. Et la société retourne, tout le monde le sent bien, aux mains de castes aristocratiques qui tiennent leur puissance de la maîtrise des anciens codes orthographiques et des nouveaux outils, informatiques, pendant qu’elles noient les masses dans un flot d’inculture et une apologie de la vie soi-disant facile, distillés au choix sous forme de publicité consumériste ou de télévision poubelle. On peut toujours écouter les chantres de la tolérance maximum, avec en quarante ans de cette pratique, la dégringolade globale du niveau en orthographe. Elle est, en partie, à l'origined'un émiettement de la société civile, d'une montée en puissance des communautarismes et les replis identitaires de culture et de classe. On pourra retourner le problème dans tous les sens, l’accession à une charte commune de valeurs, de communication et de compréhension, passe symboliquement par l’accession à une orthographe commune, gage d’une acceptation de la règle sociale et d’une entrée dans la société de l’écrit.

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