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Et la Chine dévoila son ambition de dominer le monde : cette guerre (froide) de civilisations qui pourrait bien nous attendre
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Bras de fer

Selon le quotidien chinois "Global Times" du 14 avril, la crise sanitaire actuelle révèle les faiblesses structurelles occidentales et souligne l’essoufflement de la mondialisation occidentale. Se dirige-t-on vers une guerre froide de civilisations ?

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Atlantico.fr : Dans un article daté du 14 avril, le quotidien chinois "Global Times", affilié au pouvoir central, explique que la crise sanitaire actuelle révèle les faiblesses structurelles occidentales et expose une mondialisation occidentale à bout de souffle.

Selon le quotidien, l'heure de la Chine et de l'acceptation globale d'une mondialisation à la chinoise est arrivée. La Chine semble donc abattre ses cartes et révéler, au grand jour, ses visions hégémoniques. Mais pourquoi le faire maintenant, alors que le monde est plongé dans une lourde crise sanitaire ? La volonté chinoise est-elle de détourner de ses propres erreurs dans la gestion de la crise sanitaire ou plutôt de profiter de son aura actuelle face à une Amérique plus isolée que jamais ? 

Edouard Husson : Les Chinois sont un grand peuple, porteurs d’une civilisation ancienne et raffinée. Cela serre le coeur de voir qu’une fois de plus le Parti Communiste Chinois est en train de plonger le pays dans le chaos. Cela fait quatre ou cinq ans que nous constatons, avec le Président Xi, un retour aux errements du maoïsme, dans une version numérique du contrôle totalitaire. Le Parti Communiste Chinois est à l’origine d’un désastre mondial. Il a trahi la confiance naïve que le reste du monde avait mis dans une coopération étroite avec la Chine. Les dirigeants politiques chinois peuvent rouler les mécaniques comme ils le veulent: il leur est difficile de dissimuler leur peur croissante de l’isolement. Ou plutôt ils ne font que l’accroître, dans une prophétie auto-réalisante. Selon un phénomène psychologique banal, les dirigeants communistes chinois sont en train de parler d’eux-mêmes: ils ont révélé des faiblesses structurelles. Et c’est une mondialisation qui a laissé une telle place à la Chine qui se révèle avoir été très dangereuse. Du coup, je ne comprends pas pourquoi vous parlez d’isolement des Etats-Unis. Ou alors c’est pour souligner que Donald Trump a eu raison avant les autres: il a eu le premier le courage de dénoncer les asymétries créées par la faiblesse occidentale face à la Chine. On doit vivement regretter que, par conformisme et aveuglement idéologique, la Chancelière Merkel ou d’autres aient voulu à tout prix, depuis 2017, se tenir à distance du bras de fer que le président américain avait entamé avec la Chine. Une solidarité occidentale face au Parti Communiste Chinois est la seule attitude raisonnable. 

Barthélémy Courmont : On observe depuis quelques années une attitude plus décomplexée de la Chine dans sa relation avec le monde occidental, et la crise du coronavirus a eu un effet accélérateur de cette tendance. Plus qu'une affirmation hégémonique - l'hégémonie étant par ailleurs généralement accepté, ce qui n'est clairement pas le cas ici - le paradigme actuel ressemble à une affirmation de puissance, et la critique de tous ceux qui y sont hostiles. Après le profil bas recommandé par Deng Xiaoping et appliqué par ses successeurs Jiang Zemin et Hu Jintao, la Chine exprime ses objectifs et ses désaccords, en particulier depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Dans le bras de fer avec les Etats-Unis en particulier, on a ainsi vu la Chine répondre de plus en plus au tac-au-tac, et cette tendance était déjà visible avant l'ère Trump, même si elle s'est consolidée depuis. Avec la crise du coronavirus, la Chine montre qu'elle n'accepte plus les critiques. On l'a vu récemment en France avec le compte twitter de l'ambassade de Chine à Paris, qui a mis en ligne des textes très virulents à l'égard des puissances occidentales, au point de pousser le ministre des Affaires étrangères à convoquer l'ambassadeur Lu Shaye. Pour autant, et cet article du Global Times l'indique, il ne s'agit pas d'un cas isolé, et si les voisins de la Chine sont souvent exposés à l'ire de Pékin - sur Taiwan, sur Hong Kong, sur le Tibet, les Ouïghours, etc - les pays occidentaux ne sont désormais plus en reste. Faut-il voir dans cette attitude plus décomplexée, et à certains égards plus agressive, une opportunité qui résulte des immenses difficultés auxquelles sont exposées les puissances occidentales, en particulier les Etats-Unis? Oui et non. Oui car la Chine a bien compris qu'il y aura, qu'on le veuille ou non, des vainqueurs et des vaincus dans cette crise et elle n'a pas l'intention de faire partie de la deuxième catégorie. Reprise des activités, renforcement de l'autorité autour de toutes les informations filtrant sur la crise sanitaire, affirmations en cascade sur Taiwan, affirmation de présence en mer de Chine méridionale… la Chine voit une opportunité dans la vacance du leadership que nous connaissons, et se substitue, d'une certaine manière, à la puissance américaine en déclin. Non car la Chine ne veut pas devenir une hyperpuissance et hériter du fardeau que ce statut impose. Pékin a suivi de près les déboires de Washington depuis deux décennies, et ne veut pas connaître le même destin. Dès lors, on ne confond pas affirmation de puissance au service d'un prestige retrouvé et recherche à tout prix d'hégémonie avec les risques de résistances que cela impose.

Emmanuel Lincot: C'est la dialectique du pauvre: porter des coups à l'Occident pour ne pas reconnaître ses propres erreurs. Que la Chine ait des prétentions hégémoniques affirmées n'est un secret pour personne. Que l'un de ses journaux de propagande l'avoue haut et fort est un aveu de faiblesse. C'est aussi un révélateur des tensions qui déchirent le Politburo et ses représentants à l'étranger qui appartiennent à des obédiences en réalité très différentes. Les idéologues du Global Times sont les plus fascisants. Très nationalistes, ils sont proches de la mouvance présidentielle. Jeunes ou moins jeunes, comme son fondateur Hu Xijin, pourtant ancien manifestant de Tiananmen et du libéral et dissident Liu Xiaobo, ils sont extrêmement arrogants comme un très grand nombre de diplomates chinois en poste à l'étranger. Leur posture a, au fil des années, radicalement changé. Il y a une vingtaine d'années, nous avions à faire à des gens mesurés comme l'ambassadeur Wu Jianmin qui a laissé en France un très bon souvenir. Les temps ont changé, le ton s'est durci et de mémoire, cette radicalisation a commencé dans les années 2000, après la mort de Deng Xiaoping. Pour revenir à la conjoncture actuelle, le pouvoir se protège par ces offensives très brutales. C'est encore une  fois le symptôme d'une fragilité réelle y compris celle concernant la légitimité de Xi Jinping dont l'assise a été considérablement ébranlée dans la gestion de cette crise.

Plus qu'une simple volonté hégémonique n'est-ce pas là également deux modèles civilisationnels différents qui s'affrontent ? N'est-ce pas d'autant plus flagrant que la Chine a désormais les moyens d'imposer des valeurs différentes (on pense par exemple à l'éditing génétique) ? 

Edouard Husson : Je ne crois pas. A force de nous persuader que la Chine s’était normalisée depuis Deng Xiao Ping, nous avons fini par perdre de vue l’essentiel. Le communisme est un régime antihumaniste ! Même dans sa version prétendument modérée. Nous avons accepté de faire des affaires à une intensité inégalée avec un régime qui avait fait la répression de « Tian An Men » à Pékin et dans 400 autres villes de Chine. L’argent n’a pas d’odeur, mais tout de même ! En fait, c’est parce que, fondamentalement, une partie de nos dirigeants ont été eux-mêmes très marqués par le marxisme dans leur jeunesse. Pensons à tous ces néocons américains des années 2000, anciens maoïstes ou anciens trotskistes. Ce n’est pas la démocratie qu’ils défendaient, en Irak ou ailleurs, c’était une politique du rapport de force au sein d’un internationalisme triomphant. Avec la Chine, ils se sont soumis quand ailleurs ils écrasaient ou excluaient. Le Parti Communiste Chinois est encore plus permissif que nos pays quand il s’agit de toucher au matériau humain; mais c’est une différence d’intensité, pas de nature. Nos sociétés déchristianisées sont fascinées par la Chine athée. Je sais bien que dans les années 2005-2015, le PCC avait réhabilité Confucius. Mais exactement comme dans les démocraties populaires des années 1970 ou 1980, on réhabilitait le passé national ! Non, le combat traverse le monde entier: il est entre ceux qui défendent la démocratie nationale et communale, l’autonomie individuelle, les cellules sociales naturelles (famille, associations), un monde composé de nations souveraines dans un équilibre mondial des puissances, d’une part et, d’autre part, les partisans d’une extension du rôle de l’Etat, de l’individualisme absolu, de la fin de la démocratie, de l’abolition des frontières et d’une gouvernance mondiale. 

Barthélémy Courmont : Nous assistons en effet à un grand écart dans les relations internationales, écart devant ici être entendu dans le sens des travaux de François Jullien sur les écarts civilisationnels. D'un côté, l'Occident n'a plus les moyens d'être le modèle dominant, et fait de plus face à une crise dé légitimité que cette crise sanitaire ne fait qu'amplifier un peu plus. De l'autre, la Chine est devenue la matrice du modèle - dans ses caractéristiques économiques, mais aussi par le biais des instances internationales - et pourtant elle n'en est pas l'instigatrice. Le temps du consensus de Washington appartient, pour les Chinois, au passé, et la possibilité de voir émerger un consensus de Pékin, dans lequel les rapports entre les grandes puissances et les sociétés en développement ne seraient pas articulés autour des valeurs démocratiques et de la bonne gouvernance, mais plutôt de l'efficacité et du développement, avance à grand pas. Là encore, le coronavirus n'apporte rien de nouveau, mais il accélère des tendances que nous observons depuis quelques années.

Emmanuel Lincot : C'est vers ce sens culturaliste que le Global Times voudrait nous conduire. La Chine, comme n'importe quel autre régime autoritaire dans le monde a une conception schmittienne des relations internationales. En référence à Carl Schmitt, elle se définit par la désignation d'amis et d'ennemis de la Chine sur le mode "Nous" et "Eux". Les Etats-Unis procèdent de la même manière en usant de variations autour d'un même thème: démocratie contre dictature / Consensus de Washington contre Consensus de Pékin / Système néolibéral contre système protectionniste même si dans les faits, ces catégorisations se brouillent. Ce que nous pouvons observer c'est que la Chine a adhéré au système international de l'après guerre. Elle y participe pleinement au point de vouloir s'affirmer hégémoniquement dans la plupart des instances de l'ONU mais aussi par l'ambition de créer des institutions rivales comme l'Organisation de Coopération de Shanghai ou encore dans le domaine bancaire. Vieille stratégie: infiltrer les positions de l'ennemi et déployer une stratégie qui l'enveloppe, en même temps. Pour ce qui concerne les valeurs que défendent le régime de Pékin et c'est évidemment très important, nous ne les partageons pas parce que nous savons ce vers quoi l'éditing génétique peut conduire: clonage, surveillance systématique des individus, traçage au mépris de tout ce que nous avons acquis de haute lutte et qui fait de nous des hommes libres ! Non, nous ne sommes pas la Chine. Nous sommes le monde libre !

Alors que de nombreuses voix s'élèvent ces derniers temps contre le double-jeu chinois -on pense notamment aux critiques sévères adressées à l'OMS et aux Etats-Unis qui ont suspendu leur contribution financière à l'organisation- et que la Chine joue désormais cartes sur table, se dirige-t-on vers une guerre froide de civilisations ? A quoi pourrait ressembler cette phase plus conflictuelle ? 

Edouard Husson : Encore une fois, le Parti Communiste Chinois est pris de panique. Nous devons retrouver un réflexe gaullien - le vrai gaullisme, non le culte stérile de la reconnaissance de la Chine le 31 janvier 1964, qui fut une étape - mais le fait de s’adresser aux peuples, seule réalité qui vaille. Un Chinois et un Français sont confrontés au même échec de leur Etat, celui du progressisme. Le gouvernement chinois est plus violent que le gouvernement français, ses moyens de contrôle et de destruction sont, malheureusement pour les Chinois, beaucoup plus développés. Mais notre gouvernement montre une incompétence économique qui ne s’explique que par l’abandon des principes d’une économie entrepreneuriale, de liberté, au profit d’un étatisme stérilisant, incapable de laisser s’exprimer les forces vives du pays, les mécanismes naturels de régulation sociale. Je refuse absolument l’idée de conflit de civilisations parce que la vraie opposition est entre des sociétés « ordo-libérales » comme les démocraties anglo-saxonnes, l’Allemagne, la Corée, le Japon, Taïwan et des sociétés « stato-chaotiques » comme la Chine ou la nôtre. A quoi rime d’opposer un « modèle asiatique » et l’échec occidental prétendu dans la lutte contre le Coronavirus quand on met la Chine, dont le gouvernement ment sur tous les chiffres dans ce modèle asiatique ? La propagande d’Etat chinoise, que l’ambassadeur de Chine à Paris semble répercuter avec une virulence toute particulière, repose sur une terrible imposture: délai de deux mois, entre la mi-novembre et la mi-janvier, pour reconnaître officiellement la pandémie; absence de reconnaissance envers les pays occidentaux qui, naïvement, ont envoyé des masques et du matériel médical en Chine; propagande grotesque autour du fait que la Chine vend du matériel à l’Occident - en partie défectueux, d’ailleurs, dans le cas des tests. Alors non, le combat n’est pas entre deux modèles civilisationnels mais entre l’humanisme occidental et la dernière métamorphose du maoïsme. 

Barthélémy Courmont : La référence à la guerre froide me semble déplacée dans le cas de la rivalité actuelle, et pour de nombreuses raisons. Notamment parce que ce n'est pas un jeu à deux acteurs, mais une nouvelle multipolarité, certes chaotique et imprévisible à certains égards, mais qui n'a rien à voir avec la bipolarité. Les experts qui avaient prédit l'émergence d'un G2 ou d'une nouvelle bipolarité en sont revenus. En revanche, il est indiscutable que la compétition actuelle est un enjeu civilisationnel, et dont il est difficile de mesurer les contours d'ailleurs. Ainsi, la Chine voudra-t-elle proposer un modèle civilisationnel totalement différent de celui de l'Occident, ou ne risque-t-elle au contraire pas d'être tentée par une forme de mimétisme? D'ailleurs, quels sont les contours d'un modèle civilisationnel chinois? On évoque de plus en plus le concept du Tianxia, que l'on traduirait par "tout sous un même ciel", mais a-t-il vraiment sa pertinence dès lors que nous sommes confrontés à des conflictualités? De même, comment évoluera cette conflictualité, cela dépendra surtout des différents acteurs. Pour le moment, nous sommes dans une "guerre pacifique", une confrontation dans laquelle l'image a une importance particulière, et le piège de Thucydide que certains agitent semble une thèse plus qu'exagérée.

Emmanuel Lincot : Il y a la guerre des mots, laquelle précède puis accompagne des déchirements bien plus tangibles. Nous devons calmer le jeu et l'excellence, encore pour le moment, des relations entre la Chine et la France; notre pays parlant souvent au nom de l'Europe doit être mise au service d'un apaisement des relations entre la Chine et l'Occident. Dans le même temps, nous devons être vigilants et nous préparer à toutes sortes d'éventualités y compris la menace à terme d'un conflit.

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