Et Boa Senior mourut à 85 ans en emportant avec elle une langue qu’elle était la dernière au monde à parler<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Boa Senior.
Boa Senior.
©Capture d'écran

Adieu langue bo

A l'instar de 25 langues chaque année, la langue bo a récemment disparu suite à la mort de sa dernière locutrice, Boa Senior, habitante des îles Andaman dans l'Océan Indien. Une perte irréparable et éternelle pour la diversité linguistique et culturelle mondiale.

Nicolas Quint

Nicolas Quint

Nicolas Quint est directeur de recherche en linguistique africaine au laboratoire LLACAN (Langage, Langues et Cultures d'Afrique Noire) rattaché au CNRS.

Voir la bio »

Atlantico : Le 4 février 2010 dernier, Boa Senior, 85 ans, habitante des îles Andaman dans l'Océan Indien s'est éteinte, emportant avec elle la langue bo. Comment cette langue a-t-elle pu disparaître ?

Nicolas Quint : D'après ce que j'ai pu lire sur les sites dédiés, si la langue bo est aujourd’hui disparue, cela est dû à des contacts particulièrement violents avec des populations nouvelles venues, incluant des massacres et des épidémies en masse sur des îles déjà peu peuplées. Par conséquent, la rencontre entre cette communauté et la communauté dominante a été très violente. Au fur et à mesure du déclin démographique et de la perte d’identité des locuteurs du bo, leur langue s'est étiolée, jusqu’à s'éteindre avec le décès de Boa Senior, il y a maintenant quatre ans.

Chaque année selon l'Unesco, à l'instar de la langue bo, 25 langues disparaissent dans le monde. De manière générale, quelles conséquences la disparition d’une langue engendre-t-elle ? Sont-elles les mêmes pour les langues qui ont une tradition de l'écrit ? 

La disparition d’une langue implique plusieurs choses. Dans un premier temps, la perte d’une langue est une perte pour la science. C’est-à-dire que, pour les linguistes (les gens qui étudient les langues), chaque langue est un moyen d’exprimer le génie humain du langage, chaque langue correspond à une manière d’exprimer la réalité perçue par l’Homme, chaque langue détient ses propres solutions linguistiques qui ne sont pas prévisibles – en tout cas pas dans l’état actuel de nos connaissances sur le langage humain et les langues du monde – et que l’on ne pourra tout simplement pas imaginer si cette langue disparaît. Dans une certaine mesure, on peut tout donc comparer, dans le domaine culturel, la disparition d'une langue à la disparition d’une espèce vivante et à l'impact de cette disparition sur la diversité écologique. La perte d’une langue est irréversible.

Par ailleurs, la perte d'une langue signifie aussi une perte culturelle et patrimoniale au sens large. Une langue est l’expression d’une culture liée à un endroit précis, notamment en ce qui concerne des communautés humaine relativement réduites. Il y a toujours une adaptation réciproque entre une communauté, sa langue et son environnement. Par exemple, dans les communautés culturelles vivant dans des zones de montagne, les langues développent souvent tout un système de repérage lié au relief et à la position géographiques (avec des expressions permettant de se situer par rapport à l'amont ou à l'aval d’une vallée). C’est le cas du romanche, une langue parlée dans les Alpes suisses.

De plus, il existe des cérémonies et des traditions propres à certaines communautés. La langue est alors le véhicule privilégié de ces pratiques. Lorsqu’une langue s’éteint, il arrive que tout ou partie de ces traditions perdurent mais, généralement, c’est la culture dans son ensemble qui s’éteint. Une fois que ce patrimoine et perdu, il n'est plus possible de le reconstituer pour en garder un témoignage pour les générations futures.

Finalement, toutes ces langues qui s’éteignent sont autant de possibilités d’expression du langage humain et des cultures associées qui disparaissent.

Pour ce qui est des langues ayant une tradition écrite, il est généralement plus facile pour les communautés concernées de se défendre culturellement, étant donné qu'elles disposent de sources linguistiques aisément accessibles auxquelles se raccrocher. On peut citer par exemple le cas du catalan, langue majoritairement parlée en Espagne. Sous le régime franquiste, cette langue a été combattue très activement et a donc failli disparaître. A la chute de Franco, les locuteurs du catalan ont à nouveau pu pratiquer librement leur langue et la réintroduire dans le système administratif et scolaire sans trop de difficultés grâce à une tradition écrite et à un important corpus de textes en catalan. De plus, le fait qu'une culture repose sur une tradition écrite constitue souvent un motif de fierté pour les locuteurs, ce qui les pousse à assumer leur langue avec plus de force.  

Toujours selon l'Unesco, 3000 sur les 7000 parlées dans le monde seraient menacées de disparition. Qu'est-ce qui explique la disparition d'une langue ? 

La majorité des langues qui disparaissent sont pratiquées par des communautés de taille réduite. Il arrive que les locuteurs de telles communautés changent de langue et adoptent celle d’une population ayant plus de ressources économiques et démographiques qu’eux. Dans d’autres cas, le contact avec des communautés ayant davantage de force politique peut même conduire (suite à des affrontements ou à la diffusion de maladies, comme dans le cas des locuteurs du bo) à la disparition d’une grande partie ou de la quasi-totalité des locuteurs.

De plus, la mondialisation, l’intensification des moyens de communication, la présence de certaines langues en force – et pas uniquement l’anglais – menacent très clairement de nombreuses langues moins bien dotées.

Quelles sont aujourd’hui les langues les plus menacées ? Quelles caractéristiques permettent de comprendre que certaines soient plus vouées à disparaître que d'autres ?

Les langues les plus menacées appartiennent aux communautés les plus faibles politiquement. Cette corrélation est absolue. Cette faiblesse politique peut être de deux ordres : démographique et/ou institutionnel (absence de la langue considérée dans les domaines administratif et scolaire).

Dans le premier cas de figure, si une communauté comptant par exemple 300 personnes, ayant sa propre langue et vivant dans un endroit reculé, vient à rencontrer une communauté plus forte démographiquement, il sera très difficile pour elle de conserver sa langue. Il y a donc là un rapport de force lié au nombre.

En ce qui concerne l'aspect institutionnel, même si une langue est parlée par des millions de personnes, elle peut tout à fait être menacée à moyen terme par sa non-reconnaissance par le système administratif et scolaire d’un pays. C’est le cas de la langue quechua, une langue amérindienne parlée par plusieurs millions de personnes. Or, dans les zones où on parle le quechua, c’est généralement l’espagnol qui est enseigné et utilisé à l’école. Par conséquent, cette langue est menacée dans la mesure où elle est exclue des environnements d’apprentissage et que ses locuteurs ne peuvent utiliser leur langue maternelle pour avoir accès à la modernité (en particulier technologique).

Qu'est-ce qui pourrait permettre de sauver ces langues ? Quelles dispositions ont été mises en place pour les préserver ?

D’une manière générale, l’enseignement d'une langue et son utilisation dans le système administratif sont les seuls moyens de la conserver et d'assurer sa pérennité. Il faut cependant comprendre que même ces moyens ne garantissent pas la survie d’une langue. Par exemple, développer du matériel scolaire et administratif pour de petites communautés reste quelque chose de très compliqué, étant donné qu’il faut des gens compétents, des linguistes spécialisés et des personnes issues de la communauté qui soient réceptives à cette démarche. La motivation de certaines communautés à maintenir leur langue peut diminuer, souvent suite à une oppression ou à une maltraitance de la part des communautés dominantes et, en tout état de cause, on ne peut pas forcer les gens à parler leur langue. Pour maintenir une langue, il faut donc trouver un équilibre entre le respect de l’identité locale et l’accès nécessaire aux ressources du monde extérieur. En tout état de cause, le seuil démographique est un facteur vraiment très important. Ainsi, une langue parlée par un minimum de dix mille personnes a plus de chances de survivre à long terme si elle est respectée par l’Etat dans lequel elle est pratiquée.

Malheureusement, pour l’instant, et malgré les nombreux programmes qui vont dans ce sens, nous n'avons pas les moyens de préserver la totalité des langues du monde. Par conséquent, certains scientifiques essaient actuellement de collecter tout ce qu'il est possible de recueillir de la culture de certaines communautés menacées, notamment des enregistrements vidéo ou sonores de contes, de récits, de témoignages que l'on s'attache à retranscrire. L’idée est de conserver un maximum de données et de témoignages pour le futur au cas où ces cultures et les langues qui leur sont associées viendraient à disparaître. Mais de telles démarches, malgré leur intérêt, ne permettent pas de sauver les langues de la disparition. Ce qu’il faut surtout, c’est une prise de conscience générale, aussi bien de la part des communautés menacées que des autres citoyens, du fait que nous aurions tous avantage à maintenir une certaine diversité linguistique sur notre Planète .

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !