Éric Neuhoff : « Paris, putain. Paris » !<!-- --> | Atlantico.fr
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Eric Neuhoff publie "Rentrée littéraire" aux éditions Albin Michel.
Eric Neuhoff publie "Rentrée littéraire" aux éditions Albin Michel.
©DR / Albin Michel

Atlantico Litterati

Éric Neuhoff s’impose avec son 30ème livre : « Rentrée littéraire » (Albin Michel) : snob, teigneux, poignant. L’amour autant que la haine du « PLF » (« Paysage Littéraire français ») par un connaisseur.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Prix des Deux Magots 1995  (« Barbe à papa »), prix Interallié 1997 ( « La petite Française »), Grand Prix du Roman de l’Académie française  2001 pour « Un bien fou », prix Cazes, 2017 (« Costa Brava »), prix Renaudot- Essais 2019 pour « Très cher cinéma Français »- entre autres lauriers-, Éric Neuhoff  a publié une trentaine d’ouvrages.

Écrivain, journaliste, critique, Neuhoff est  cinéaste-romancier (« Dictionnaire chic du cinéma » / Écriture / 2013). Sa vie, quoique parfaitement littéraire, c’est-à-dire rythmée par les mots est un long-métrage titré « Paris, putain,Paris ! » (cf.« Très cher cinéma français » - prix Renaudot-essai 2019, Albin Michel) ; un  film d’auteur quoique mainstream,  réalisé à partir d’un scénario de Michel Déon, Bernard Frank et Roger Nimier : « Ces hussards ont un certain art de vivre, quelque chose de très français », souligne Neuhoff.

« Mon drame, c'est que je ne sais pas faire de cinéma. A la place, j'écris des livres », précise Eric Neuhoff (« Lettre ouverte à Francois Truffaut »/1985/Albin Michel). Voici le monologue intérieur de l’auteur inventant son film -le roman en cours donc : « je vois ma séquence  avant de l’écrire et  j’en invente le rythme en pensant à vous, chers lecteurs, vous qui faites la moitié du boulot -comme le rappelle si justement Modiano» ( « L’amour sur un plateau (de cinéma) » / L’Herne) Éric Neuhoff « tourne » ainsi ses fictions : il les visualise avant de les publier et son lecteur profite de gros plans chargés de sens. «Le Goncourt avait été décerné. Il alla à un ancien délinquant marseillais. Ce jury n'était jamais décevant. » soupire le narrateur-éditeur de son trentième ouvrage : « Rentrée Littéraire ».  Le plus cinématographique  donc le plus littéraire  des auteurs contemporains a pour devise celle de  Fitzgerald : « never explain, never complain. Président de jury, il a un chic fou. On l’imagine donc très bien en éditeur déçu par l’époque du tout-écran et  bazardant tout, sauf son art. « Tous ces gens. Il y avait eu des morts, des séparations. Certains, on ne savait pas ce qu'ils étaient devenus. Les rêves étaient sales, vides. Ils connaissaient trop de monde. Autour d'eux, c'était la valse des divorces, les cohortes d'avocats », songe Pierre dans « Rentrée littéraire » ;un éditeur encore et toujours « jeune » comme savent le rester- malgré les fusions-acquisitions menaçant leur maison - certains sexagénaires de Saint-Germain-des-Près. Au fil des pages Pierre pâlit voyant sa défaite existentielle annoncée. La vie, un manuscrit pas gai. (« elle avait un gros rire d’Allemande ») ; fin connaisseur du genre humain - et en particulier du Paysage littéraire franco-américain ( fusions-acquisitions, mondialisation), l’auteur nous  propulse dans les bureaux d’un éditeur parisien en perte de vitesse (« Son texte commençait ainsi : « Je me souviens des jours indicibles. » Ça n'était pas la peine d'aller plus loin. (…) Le manuscrit avait rejoint la pile des « À refuser »)  Un  éditeur au bord du dépôt de bilan mais épris de sa femme : « C'était le café où Pierre avait revu Claire, après leur première soirée, en 1980 et quelque. Elle était simplement la femme qui s'était engagée à luirendre la vie plus douce et avec laquelle il passerait le restant de ses jours. »  Éric Neuhoff–acteur du « Paysage Littéraire Français »- en profite pour donner un coup de projecteur les mœurs germanopratines : les bars et brasseries littéraires, les restaurants où l’on déjeune ( nous avons chaque fois la carte et les plats du jour) avec ou sans son éditeur, la librairie Gallimard, le Lutetia et autres lieux du PLF. Une tribu qui a sa langue, ses lois ; contrairement à ce que pourraient croire les outsiders, point de prébendes ou de pots de vin, comme cela se produit  parfois dans  la corruption « ordinaire », mais partout la règle du « donnant-donnant ». « Tout s’échange à Paris », notait déjà François Nourissier (1927 -2011) dans son  pamphlet : « Les chiens à fouetter » (réédité au Dilettante en 2009), choqué qu il était par le troc tel qu’il se pratique chez les indiens d’Amazonie et dans le Paysage Littéraire Français ; une voix dans un jury contre un « à-valoir » (le top du troc ), du mépris contre de la haine, un soutien contre des places, de la haine contre le silence, disais-je  dans  « Service Littéraire ». « Pierre bascula dans son fauteuil. Pour les Prix, c’était plié. Valentré,c’était sûr, aurait le Goncourt. Chaque année l’histoire recommençait. Un favori se dessinait aux alentours du 15 août. En général, il avait droit à la une des Inrocks. Un mois plus tard, on n’en parlait plus ». Et encore ceci : « Elle reposa le manuscrit qui s’intitulait : « L’étendue du désastre ». Ils le refuseraient, en envoyant l’une de ces lettres polies que les destinataires ne savaient pas lire entre les lignes. Quand un éditeur évoquait son intérêt, mais ajoutait que le manuscrit n’entrait pas dans le cadre de ses collections, cela voulait dire que le texte n’en avait aucun, d’intérêt. »

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La maison d’édition appartenant au narrateur sera rachetée par un « grand » groupe et « ils (Pierre et Claire) sortiront beaucoup entre janvier et février » – la « rentrée littéraire » donc, pour ne pas penser au temps qui est le personnage central du PLF et le maitre du jeu partout ailleurs, surtout en littérature: « Ils vieillissaient »,  nous avertit d’emblée Eric Neuhoff. Le pitch du livre niche dans ces premiers mots. Bravo.

Je me souviendrai des petites duchesses pâles et des princesses abandonnées dans les cantines de Saint-Germain-Des-Près . « Le temps avait passé, avec ses menues traîtrises, ses petites déceptions : leur restait-il des amis, de vrais amis ? »

Pour finir, parcourant  un compte-rendu consacré à « Rentrée Littéraire »  (sans doute le meilleur  et le plus travaillé de tous les livres d’Éric Neuhoff, donc), je lis ceci, en provenance d’une lectrice : « On suit un couple d'éditeurs tout à fait charmants, ils dînent chez Taillevent et achètent leur fromage rue Cler, ils boivent du rosé et s'aiment toujours. C’est fantastique. Et puis voilà. Oui, c'est tout

Je me souviens soudain  de certains lecteurs professionnels réagissant aux « jolis » romans  de Sagan : « la rive gauche », « le Faubourg Saint Germain » « Rendez-vous chez  Lipp », etc. Toujours la même trame : bars chics, restaurants chers, liaisons plus ou moins dangereuses, oui, c’est tout.

Aujourd’hui, les mêmes applaudissent : « Claire roula en boule sa serviette en papier. Ils se levèrent. Sur le trottoir, il la prit dans ses bras. Elle appuya son front contre son épaule ». Sagan ? Non. Cette fois, c’est Neuhoff avec sa « Rentrée Littéraire »  qui joue la musique nostalgique d’un certain Paris contemporain.

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Annick GEILLE

Éric Neuhoff :  « un tas de choses intéressantes me sont arrivées à table »

Annick Geille : « Ils vieillissaient » : C’est votre sujet ?

Eric Neuhoff : L’imparfait est le temps idéal du roman. Il faut un sentiment de perte. Le début de « La ferme africaine » (« I had a farm in Africa : c’est mieux en anglais) me donne le frisson. Il y a déjà tout.

- Comment n’avaient- ils pas vu passer tout ce temps » …Vous attribuez à la littérature le premier rôle, et a l’existence le second  ?

- Disons que la littérature fait partie de la vie et que la vie ne fait peut-être pas partie de la littérature. Comprenne qui pourra.

- Dans la vie, nous ne voyons pas passer « tout ce temps » qui fait du bien à l’écriture ?

- Le mieux est d’écrire vite et de vivre lentement.

Dans un livre, on supprime les temps morts, les minutes qui ne servent à rien. C’est ce que disait Truffaut à propos des films dans « La nuit américaine ».

- Les protagonistes vont de déjeuners en dîners : vous nous donnez la carte des spécialités et celle des vins : vous êtes  gourmand ?

- On ne plaisante pas avec ce domaine. Un tas de choses intéressantes me sont arrivées à table. De toute façon, le véritable travail des éditeurs se concentre de 13 à 15 heures (avant, c’était beaucoup plus), une serviette autour du cou.

- Vous n’avez pas l’ air  d’apprécier la critique littéraire.  (cf. . l’odieux Trinquet )  

-Si, au contraire. Mais le Trinquet en question résume à lui seul tous les défauts de son métier. Cela n’est pourtant pas un roman à clés. 

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- « A Richard Ducousset, pour qu’il lise enfin un de mes livres », dites-vous. Votre éditeur ne vous lisait pas ?

-Hélas si ! Je voulais saluer par antiphrase une complicité qui date de 35 ans.

- Vous semblez par ailleurs pessimiste concernant  l’édition française en général ; ces grands groupes rachetant jounaux et bonnes maisons,  c’est inquiétant ?

- Je préfère penser que c’est bon signe que ces milliardaires s’intéressent encore, ou fassent semblant, à la littérature. Le problème, c’est que les maisons sont maintenant dirigées par des anciens d’école de commerce dont on n’a pas voulu dans les grosses boites sérieuses. Ils ne connaissent donc ni les lettres ni les chiffres…

-Quant à ces marchandages secrets pour obtenir des voix au sein des jurys -   François Nourissier  parlait d’une « société du troc » -  vous en pensez quoi ?

-Je trouve ridicule d’essayer de moraliser les prix littéraires. Ce sont des sociétés privées qui votent comme elles l’entendent. Un peu de corruption n’a jamais nui. Le hic, aujourd’hui, c’est que les éditeurs n’ont plus intérêt à signer des chèques pour des livres qui n’existeront jamais : cela serait considéré comme des abus de biens sociaux. Quel drame !

- Uieux vaut un prix un peu pourri qu’une vie sans prix ?

- Le pire, ce serait une vie pourrie. Les prix ne le sont jamais assez.

- Votre narrateur vit un amour magnifique avec la femme de sa vie au cœur d’un Paris qui lefatigue : trop de  de trocs et pas assez d’art ?

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- L’art en question concerne toujours le même nombre de personnes, environ 5000. Au-delà de ce chiffre, il s’agit d’un malentendu. Le narrateur trouve sans doute que la profession est devenue trop sérieuse. Il s’ennuie, sauf avec sa femme. Mais ne le répétez pas.

- « de plus en plus de femmes seules pleurent dans les  restaurants», note Pierre  Pourquoi  ces pleurs, selon vous ?  Une « fragilité » du féminin face au temps  ?

- L’image me semblait assez cinématographique, comme un leitmotiv. Ça serait bien si chaque fois qu’on allait au restaurant, il y avait une femme en train de pleurer à la table d’en face.

- Bientôt un fauteuil quai de Conti ?

- L’embêtant, c’est qu’il faudrait s’entendre avec 39 personnes. L’exploit est au-dessus de mes forces.

(Propos recueillis par Annick GEILLE)

Extrait 1

Encore une de ces femmes qui se croyaient irrésistibles !

Le lendemain matin, il se leva beaucoup plus tôt que d'habitude. Un importun lui avait donné rendez-vous au Flore pour le petit- déjeuner. On n'avait pas idée. Impossible de refuser : c'était l'émissaire de Danzias et Danzias dirigeait un groupe coté en Bourse. Il avait fait fortune dans les tabacs. Ou dans le caoutchouc. Il aimait bien les éditions des Épées, collectionnait toutes leurs parutions.

Au premier étage du Flore, il n'y avait que des filles toutes plus ou moins attachées de presse.

Le taxi était en bas. Pierre frappa à la porte de la salle de bains. Claire dit qu'elle était prête. Il la félicita pour sa tenue : une robe à rayures qui la faisait ressembler à une tranche napolitaine. Elle était allée l'après-midi chez le coiffeur. Son chignon la rajeunissait. Il arriverait un moment où elle ne pourrait plus se permettre d'avoir les cheveux aussi longs. Ses boucles d'oreilles argentées étaient un cadeau d'anniversaire. Pour une fois, Pierre ne s'était pas trompé. La plupart du temps, elle courait changer ses cadeaux dans la boutique le lendemain.

Pierre ne lui en voulait pas. C'était un jeu entre eux. Lui, il gardait tout ce qu'elle lui avait offert.

Ces soirées. Il y en avait trop. La Mercedes noire était garée en double file. Claire monta la première. Elle tenait un bouquet de fleurs dans ses bras. Pierre s'était chargé du champagne. Ils indiquèrent au chauffeur une adresse dans le XVIe. Claire détestait quitter la rive gauche. Elle appelait Neuilly les DOM-TOM. Ils allaient encore dîner chez des gens riches. C'était la seule excuse pour habiter la rue de la Faisanderie.

Il y avait une grande cour, des immeubles de brique comme dans Une journée particulière. L'ascenseur était en panne. Pierre arriva tout essoufflé au quatrième. Claire était plus pimpante. Ils entendirent un brouhaha. La porte des Saint-Maxence s'ouvrit et ce fut une explosion de musique et de lumière.

– Quelle élégance ! dit Sophie.

Elle parlait du manteau de Claire. Le compliment ne pouvait pas s'adresser à Pierre avec son vieil imper- méable réversible. Le vêtement avait appartenu à son père. Cela faisait partie des choses que Pierre n'avait pas jetées après la mort de celui-ci.

À table, les bouteilles se succédèrent. Un dessina- teur avait apporté la cuvée qu'il produisait dans le Languedoc. L'acné donnait à son visage l'aspect d'une pizza trop cuite. Il avait réalisé lui-même l'étiquette. Dessus, on voyait une sorte d'ange.

– Comment est le vin ?
– Bien frais.
– C'est tout ?
Pierre jouait les sommeliers. Il ne supportait pas que les verres restent vides. S'ils continuaient à boire comme ça, il allait se mettre à raconter des anecdotes personnelles déplacées. Sa voisine tâchait de savoir comment Claire et lui s'étaient rencontrés.

– Ça remonte au temps du muet, commença-t‐il.

Elle parlait trop doucement. Il n'entendait rien. Elle tint à lui donner son numéro de téléphone. Il savait qu'il ne l'utiliserait jamais. Il avait remarqué qu'elle avait une alliance. Pas une fois elle n'avait évoqué son mari. Encore une de ces femmes qui se croyaient irrésistibles. Avec le temps, elles auraient dû baisser leurs tarifs.

– Qu'est-ce que vous faites quand un homme ne veut pas de vous ?

– Je ne sais pas. Ça ne m'est jamais arrivé.

Elle lui expliquait qu'elle retapait des chambres de bonne dans le Marais. Il eut beau lui assurer qu'il n'était pas architecte, elle ne voulait rien entendre. Il ne se voyait pas en train de la baiser au milieu des gravats. Il aurait fallu enlever la poussière sur leurs habits. Il se mit à imaginer des ouvriers polonais travaillant au noir. Elle tenait à lui montrer ses chantiers. Elle insistait pour avoir son avis. Il avait frôlé l'infidélité. Il était assez fier de lui. Pierre, l'époux loyal.

– Je suis le plus mauvais coup de la rive gauche.

– Ah bon ? fit-elle avec dans la voix toute la compas- sion de l'infirmière prête à guérir un enfant malade.

Le dessert était un feuilleté à la rhubarbe. Les invités se levèrent dans un bruit de chaises. André se dirigea vers Pierre et lui demanda pourquoi il ne recevait pas les livres des Épées. C'était un gauchiste à la retraite. Il tenait désormais un blog. Pierre évita de lui dire ce qu'il en pensait. Il secoua la main en un geste qu'on pouvait interpréter comme on voulait. Claire arrêta le maître de maison :

– Dis donc, toi, pourquoi tu ne m'as jamais draguée ? – Moi ?
– Encore heureux ! dit Pierre.

En rentrant, il embrassa Claire dans le cou avec un gros bruit de trompette.

– Chatouilles, fit-elle en se débattant.

Ils firent l'amour.

– Qui était cette conne à côté de toi ? dit-elle avant de s'endormir.

Copyright Eric Neuhoff / « Rentrée Littéraire » / Albin Michel

Extrait 2

Il avait signé des contrats chez tous les éditeurs de Paris

Et puis quoi encore ? Pierre ne décolérait pas. C'est tout juste s'il n'avait pas foutu Witt à la porte de son bureau. Il exigeait 15 % de droits dès le premier exemplaire vendu. Il voulait qu'on lui donne ses chiffres réels ? Comme Witt appartenait à un jury, le comptable ne lui disait jamais la vérité sur ses tirages. Il lui fallait des poches, des traductions. Le cinéma ne s'intéressait pas assez à lui. La faute à qui ? Pierre se démenait. Avec Witt, on marchait sur des œufs. Il avait épousé une héritière. Cela avait mis le temps : c'étaient ses troisièmes noces. Pas mauvais écrivain, avec ça. Peut-être un peu trop français. Il suffirait de lui envoyer un chèque pour le calmer.

– Un jeune homme voudrait vous voir, dit Bénédicte. – Celui qui est dehors ?

Dans le hall, un étudiant patientait sur une chaise, un cartable sur les genoux. Pierre lui adressa un bonjour de la tête. Il le reçut. Le garçon avait déniché une correspondance inédite de Stanislas Beren. Pierre s'empara avec avidité de la liasse d'enveloppes. Il promit à son visiteur de le rappeler très vite. Pierre avait déjà oublié Witt.

– Vous avez Jusseau, aussi.
– Ah, merde !
– Il vient à dix-huit heures.

Décidément. Enfoiré, pensa-t‐il. Ce Charles Jusseau était un sale type. Mathieu prétendait que c'était une vraie merde. Jusseau siégeait lui aussi dans des tas de jurys. Il avait promis sa voix à beaucoup trop de monde. Au premier tour, les choses étaient simples : on avait le droit de voter pour tous les livres qu'on voulait et le scrutin s'effectuait à main levée. Ensuite, c'était plus coton : un seul titre et à bulletins secrets. Les résultats n'étaient plus du tout les mêmes. Il avait signé des contrats chez tous les éditeurs de Paris, dont il n'avait pas honoré la moitié.

Pierre était sûr qu'il allait lui proposer quelque chose, en lui promettant sa voix pour telle ou telle récompense. Cela ne traîna pas. Au bout de cinq minutes, la vraie merde demanda à Pierre s'il ne serait pas intéressé par un recueil de ses articles sur la cuisine.

Copyright  Eric Neuhoff / « Rentrée Littéraire » / Albin-Michel

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