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En mal de valeurs, les jeunes en quête d'une identité à tout prix
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La peur du vide

Marqués par la mondialisation et l'effacement des identités, la jeunesse des années 2000 tente tant bien que mal de se réinventer des codes qui puissent lui être propres. Cinquième épisode de notre série consacrée à la jeunesse (5/5).

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Contrairement à leurs aînés de la génération 68, les jeunes d'aujourd'hui semblent manquer d'un ciment social et culturel fort. Comment cela s'explique t-il ?

Eric Deschavanne : Les années 60, en effet, ont marqué une rupture dans la relation jeune/adulte ainsi que dans le mode de socialisation de la jeunesse. A vrai dire, c'est même à cette époque que s'est constituée "la jeunesse", au sens contemporain du terme – une classe d'âge relativement homogène, définie par le statut scolaire ou étudiant, et pourvue d'une identité culturelle spécifique. Les années 60 correspondent à la première vague de démocratisation de l'enseignement secondaire et supérieur (auparavant, la majorité des jeunes étaient en apprentissage ou dans la vie active dès 14 ans) ainsi qu'à l'essor de la culture jeune, qui devint alors un marqueur identitaire lié à l'âge et à la génération.

Plus en profondeur et sur le long terme, nous assistons à une mutation dans le "devenir adulte". Le mode de socialisation traditionnel était caractérisé par la transmission sans altération d'une identité sociale. On était paysan et catholique de père en fils, recevant en héritage un patrimoine, un statut, des croyances et des mœurs. La démocratisation de l'enseignement secondaire et supérieur (l'invention de l'adolescence) associée aux mutations d'une économie moderne marquée par la "destruction créatrice"  (fin des paysans, puis, avec la révolution technologique et la mondialisation, déclin de la classe ouvrière) ont bouleversé les conditions de l'entrée dans la vie. L'impératif pour devenir adulte n'est plus de s'identifier à ses parents, ni même, plus largement, aux modèles proposés par les adultes en général : tout modèle susceptible de servir de support d'identification apparaît précaire ; tout adulte est un has been en puissance.

L'impératif est désormais de se construire par soi-même dans un monde en perpétuelle mutation. Dans ces conditions, l'identification intragénérationnelle tend logiquement à se substituer à l'identification intergénérationnelle : le "ciment social et culturel" apparaît désormais être davantage horizontal (celui du réseau) que vertical (celui de la transmission). Ce qui rattache le plus fortement les jeunes au monde adulte, c'est la force du lien familial, l'amour, davantage que la transmission. Le problème de la jeunesse est que l'indétermination croît avec les possibilités d'autodétermination : ce que les jeunes gagnent en liberté, ils le perdent en certitudes concernant l'avenir.

On observe des réactions identitaires non négligeables dans une partie de la jeunessequi se réfugie dans la religion ou dans le corps communautaire. S'agit-il d'une tendance durable ou d'un effet de réaction ?

Le retour du religieux, régulièrement annoncé, est une illusion : la tendance lourde est au déclin des croyances et pratiques cultuelles traditionnelles. Les réactions identitaires sont bien réelles, mais elles s'inscrivent sur un fond de "détraditionalisation", ou d'approfondissement de l'individualisme – non au sens trivial de l'égoïsme (l'individualisme est compatible avec le développement de nouvelles formes de solidarité), mais au sens sociologique d'une culture de l'autonomie individuelle. Si l'on évoque des "réactions" ou des "mouvements" identitaires, cela tient précisément au fait que l'on n'a plus affaire à de la transmission traditionnelle, à une forme de  réception mécanique et inconsciente d'un modèle reçu en héritage. L'identification résulte d'une démarche personnelle, d'une appropriation subjective qui prend des formes variées et plus ou moins superficielles (de l'adhésion à une vague identité politico-culturelle jusqu'à l'authentique recherche morale et spirituelle).

Peut-on dire pour autant que la jeunesse n'a plus de culture commune ?

Il faut distinguer trois niveaux d'analyse. Au premier abord, si l'on considère la culture jeune, il apparaît qu'il n'existe plus de phénomènes d'identification collective aussi spectaculaires que ceux des années 60 et 70. La musique était alors de principal vecteur de la culture et de la sociabilité de la jeunesse. Les Beatles, les Stones, la musique pop et rock de l'époque ont généré un effet de nouveauté tel qu'il s'est accompagné d'une identification générationnelle. Depuis, les vecteurs de la culture et de la sociabilité de la jeunesse se sont multipliés (séries télés, musique, jeux vidéo, Facebook, etc.), tandis que la musique jeune est elle-même entrée dans l'âge de la tradition, avec moins d'effets de rupture et davantage de recyclages divers et variés.

Le phénomène d'autonomisation de la jeunesse par rapport au monde adulte - mesurable en termes de temps de loisir et de pratiques culturelles -  se poursuit néanmoins. A travers la diversité des pratiques et des références identitaires, les jeunes restent porteurs d'une dimension contre-culturelle. La fascination pour les marges subsiste, ce qui explique l'influence de la culture des jeunes des quartiers – influence pour ainsi dire proportionnelle à leur infériorité sociale. Cela permet sans doute aussi d'expliquer la fascination qu'exerce l'islam sur certains jeunes Français dit "de souche".

Si on se situe à un niveau d'analyse plus profond, on peut faire observer que la tendance lourde, qui est une tendance culturelle commune, est celle de l'individualisation. A cet égard, il apparaît que la forme de transmission traditionnelle – la transmission qui passe par l'imprégnation, l'imitation, l'identification inconsciente – se perpétue sur un mode paradoxal : le seul contenu qui désormais se transmet ainsi, sur le mode du préjugé, c'est la culture de l'autonomie, l'exigence de penser par soi-même et de devenir ce que l'on est. Les jeunes héritent du préjugé de la pensée libre de préjugé, et la société leur ordonne d'être autonomes.

Sur les bases de cette culture commune individualiste se développe un système de valeurs partagées qui va dans le sens du libéralisme sous toutes ses formes. La jeunesse est cependant une période de grande indétermination identitaire, où toutes les ressources disponibles peuvent être mobilisées pour se construire une identité. L'individualisme peut donc aussi conduire à des moments de construction identitaire qui passent par l'identification forte à un groupe ou à une communauté d'appartenance. La cristallisation identitaire n'a pas nécessairement de caractère définitif : la dialectique de l'affirmation individuelle et du conformisme est au coeur de la culture démocratique ; et  elle ne s'interrompt jamais.

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