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Emeutes, réseaux sociaux et culture pop : le cas d’école Baltimore
©Reuters

Exutoire

Lors des récentes émeutes de Baltimore aux Etats-Unis, un hashtag est apparu sur les réseaux sociaux, #BaltimorePurge, une référence utilisée par des jeunes émeutiers qui est liée au film d'horreur américain "American Nightmare", lequel met en scène une nuit de "purge" où tous les crimes sont permis.

Philippe Nassif

Philippe Nassif

Philippe Nassif est philosophe et écrivain. Conseiller de la rédaction à Philosophie Magazine et en charge d'un cours sur "pop culture" à l'IESA (Institut d'Etudes Supérieurs des Arts). Il est l'auteur de  La lutte initiale (Denoël, 2011) et son dernier essai publié est Ultimes (Allary Editions, novembre 2015)

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Atlantico : De quelle façon une œuvre de cinéma de genre s’insère-t-elle dans un évènement sérieux tel qu’une émeute ? Et avec quelles conséquences ?

Philippe Nassif : Il se trouve qu’aujourd’hui la pop culture, notamment telle qu’elle est fabriquée à Hollywood mais aussi la musique anglo-saxonne, semble le dernier langage commun qui réuni. C’est ce qui est fascinant avec les blockbusters, c’est qu’ils parviennent à capter quelque chose de notre actualité existentielle, d’un air du temps, d’un esprit du moment et a être visible par le plus grand nombre, avec des âges et des lieux de vie différents. Aujourd’hui, un intellectuel bourgeois qui commence à converser avec le patron d’un café du même âge tomberont d’accord sur des blagues à propos de Star Wars, il y aura un terrain d’entente commun. Le langage commun traditionnel s’est dissous, par exemple le langage politique, et d’une certaine façon les oeuvres pop proposent de nouveaux signaux à la fois perçus par tous et particulièrement bien articulés aux fantasmes du moment.

Ce langage commun opère à la fois à l’intérieur d’un pays mais aussi partout dans le monde. On a tous été extrêmement surpris de voir que les Thaïlandais, pendant les émeutes, pouvaient détourner le geste du Mockingbird du film Hunger Games. En France ou aux Etats-Unis, si je veux faire passer un message très vite, je peux m’appuyer sur "le côté obscur de la Force" avec une efficacité maximale. Cela marche à la fois dans la communication globalisée, le "globish", mais aussi à l’intérieur d’un pays. Les émeutiers aujourd’hui de Baltimore n’ont aucune culture politique, n’ont aucune mémoire, ils lisent très peu et n’entretiennent que très peu la mémoire des luttes sociales américaines de ces deux derniers siècles. Pour frapper l’imagination et mettre les gens en mouvement, faire appel à un film américain, de série B un peu culte, peut-être très malin. C’est très efficace mais également ambigüe et ambivalent, car si jamais il y avait une intention politique là-dedans, elle est tout de suite détournée par une certaine jouissance, un fantasme de destruction, un appétit de destruction que le film réveillera. C’est le problème avec la pop culture : on peut imaginer que film, American Nightmare, a un discours politique dans la mesure où il dénoncerait l’organisation d’une société où les élites s’arrangeraient pour que les dominés s’entretuent entre eux afin de ne pas avoir besoin de les opprimer, mais en même temps, en tant que spectateur ce qui va nous marquer c’est le plaisir qu’il pourrait y avoir que, pendant toute une nuit, on puisse se laisser aller à des pulsions meurtrières. Il y a une sorte de double message : un message politique et un message de pure jouissance destructive, la question est lequel touchera vraiment le personnage.

Les références cinématographiques sont de plus en plus utilisées comme symbole de ralliement lors des manifestations populaires, je pense notamment au symbole des rebelles du film Hunger Games qu’on a retrouvé lors des émeutes en Thaïlande. Depuis quand le cinéma joue-t-il ce rôle ? Et avez-vous d’autres exemples notoires ?

Il y a également "V for Vendetta", qui a donné le masque de Guy Fawkes porté par Anonymous. Ce qui est intéressant, c’est que pendant le premier âge de la pop culture, il y avait un discours politique conscient, par exemple dans l’engagement des Américains contre la guerre du Viêt-Nam ou plus tard des punks anglais contre la déréliction et la droitisation de la société britannique, mais d’une certaine façon ça a très vite tourné à l’échec. Quand on veut faire une œuvre pop politique et consciente, on se prend dans les dents toute l’ambigüité qu’il y a à vouloir proposer une marchandise culturelle, à vouloir faire danser et jouir les gens tout en essayant de les mobiliser dans un engagement politique. Le plus bel exemple la façon dont John Lennon et Yoko Ono se sont totalement plantés en 1969 quand ils ont fait leur bed-in pour la paix à Amsterdam puis à Montréal, ils pensaient organiser une campagne mondiale pour la paix mondiale, mais finalement tout ce qu’on voyait c’était des gens cools dans une chambre d’hôtel en train de chanter des chansons. Personne ne les a pris au sérieux, et Lennon s’est décrédibilisé à travers cette action-là.

Ce qui est intéressant dans le cas de V for Vendetta, de Hunger Games et d’American Nightmare, c’est que ce sont d’abord des œuvres de divertissement, non pas pensées comme des médias amenant à une certaine révolte, mais qui vont être détournées par les spectateurs qui, eux-mêmes, vont les utiliser comme un outil de communication, une image fantasmatique susceptible de mobiliser autour d’un mot d’ordre contestataire. Et cela est assez récent, cette façon de faire n’a pas plus de 15 ou 20 ans, le début du siècle, moment où la pop culture est devenue une matière première de notre intimité, qui n’est plus constituée de seulement certaines œuvres constitutives de certains mouvements, mais d’un esprit global qui se diffuse de manière aérosol dans toute la société et auquel nous avons un accès, non plus seulement par la radio ou la télé, mais par ces objets extrêmement intimes que sont nos ordinateurs. Quand les geeks prennent le masque de Vendetta pour faire vivre Anonymous, c’est comme s’ils continuaient de jouer dans la vie réelle. Ce qui est important de noter c’est qu’il ne leur est pas venu à l’idée de mettre la cagoule du sous-commandant Marcos, le chef des rebelles zapatistes mexicains. Et pourtant c’est le premier à avoir envoyé ce message de "nous sommes tous des sous-commandants Marcos", "nous sommes légions, la multitude", mais ce message politique était trop lourd à porter, trop engageant, car il induit de renverser le système capitaliste. Tandis que prendre le masque d’Anonymous c’est rester dans le jeu, dans les règles du système tel qu’il est, pour contester certaines choses tout en restant dans le système.

D’ailleurs, il s’est avéré que quand les Anonymous achetaient le masque de V for Vendetta, du moins sa version officielle, ils versaient de l’argent à la Warner. Finalement cela revenait à participer au système, n’y a-t-il pas aussi ici un paradoxe ?

Oui, c’est le très grand paradoxe de nos vies contemporaines. Le capitalisme tardif, à partir du début des années 80 et de la naissance de MTV, est une société qui n’a plus d’extérieur. On ne peut plus le critiquer de l’extérieur, on est toujours déjà intégré au système qu’on veut critiquer, et on tient déjà toujours compte de nos propres comportements, tout est le monde est déjà plus ou moins coupable. C’est là où ça devient extrêmement douloureux à vivre et peut susciter des pulsions de destruction extrêmement régressives, telles qu’elles sont mises en scène par American Nightmare, et qui seront reprises à l’occasion d’un mouvement protestataire. Hollywood est constitué d’équipes de scénaristes qui font des œuvres collectives sous pression du marché avec une exigence de réussite et ce côté collectif sous pression fait qu’ils sont très forts pour faire un story-tell de l’inconscient du moment.

Dans la société tout change très vite, du fait des moyens de communication de plus en plus rapides, et les blockbusters arrivent très bien à mettre à formuler les changements en cours. C’est comme su les blockbusters étaient là pour formuler les mutations récentes, ce sont toujours les mêmes histoires mais avec des nuances récentes. L’articulation entre pop culture et politique est cependant assez limitée et peut-être hautement inflammable, je ne vois pas ce qui pourrait sortir de tranchant et pérenne de ce jeu entre engagement et pop culture, car cette dernière est avant tout question de jouissance et de singularité, d’exception, tandis que la politique est question de discipline, de collectif et de vision à long terme. Avec la pop culture mélangée à la politique on est tout de suite dans une politique pauvre et possiblement destructrice. Les moeurs pop ont eu une influence plus globale sur la façon de faire de la politique puisqu’il y a eu un apprentissage d’un activisme qui soit moins l’activisme "de papa", avec sa hiérarchie et ses chefs. Sur ces 15 dernières années, l’activisme qui s’est développé avec l’utilisation des médias, par exemple celui des altermondialistes, vient de l’influence de la pop culture, qui  est une sorte d’apprentissage à long terme de l’appropriation des moyens techniques de l’expression de soi.

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